Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
H

huile (peinture à l') (suite)

Structuration de la peinture à l'huile

En tout cas, l'interdépendance du tissage de la toile, de la structure de la pâte et de l'enduit engendrait un goût nouveau pour la " matière ", esquissé par la Flandre, promu par Venise à une dignité dont on retrouvera une lointaine conséquence jusque dans l'abstraction informelle.

   L'huile, grâce à sa matière malléable, fait donc, en cours d'exécution, sans cesse apparaître de nouvelles possibilités, entraînant l'artiste à des trouvailles plastiques constantes liées au jeu subtil d'un œil apte à profiter des moindres hasards de la couleur et de sa pâte, provoqués par l'apposition de la touche antérieure, comme de la moindre " coulée ", d'ailleurs. Les tenants de Cobra, au XXe s., en tireront, comme les tachistes, les conséquences les plus inattendues.

   Les premières couches de peinture, à peine posées, engagent donc déjà le sort de la matière picturale et son effet optique final. Aussi les peintres anciens devaient-ils leur accorder un soin particulier en développant la déjà vieille tradition des dessous, dès le choix de la couleur pour l'impression du support et dès la disposition de l'esquisse fondamentale en clair-obscur. L'essentiel était que ces premières indications fussent légères, fluides ou tout au moins assez maigres (très diluées) pour ne pas créer une instabilité ou une trop grande autonomie de matière vis-à-vis des couches suivantes. Même les Vénitiens, réputés pour attaquer " en pleine pâte " — ce qui est quelque peu légendaire —, faisaient très attention à ces premières épaisseurs, conservant tout au long de l'exécution liberté et " respiration " entre les surfaces et empâtements colorés, encore repérables dans bien de leurs toiles. D'où l'accentuation de l'épaisseur de certaines parties de la peinture seulement.

   Cette peinture par assises — très développée, quoique différemment, chez un Rubens ou un Poussin — l'emporte généralement. Aussi ne faut-il pas trop s'illusionner sur le succès d'une manière " alla prima " mettant en avant la virtuosité du coup de pinceau, prétendue preuve du génie créateur du peintre. Vantée par Vasari et par les maniéristes, mise en valeur par un Frans Hals, au XVIIe s., elle ne correspond, le plus souvent, qu'à la dernière phase de l'exécution. On ne saurait toutefois la nier. On peut la suivre à travers différents exemples typiques, comme ceux de Fragonard, Constable, Turner, Delacroix et surtout Boldini.

   Pour la plupart des virtuoses, l'esquisse du dessous, aussi libre soit-elle, demande une première démarche, dont dépend la santé générale de la peinture, comme nous le prouvent de nombreuses peintures restées inachevées (telle la Shrimp Girl de Hogarth à la N. G. de Londres). Ces pratiques sont très liées à celles des dessins lavés à l'encre de Chine ou la sépia, équivalence de la forme même de l'esquisse de dessous du tableau. Les XVIIe et XVIIIe s. nous en ont fourni un nombre incalculable et de grande qualité. Il s'y ajoutera, au début du XIXe s., l'influence de l'aquarelle anglaise, dont la fluidité aboutira parfois, en sens inverse, à divulguer dans la peinture à l'huile la pratique des couleurs très diluées, dont abusera l'Académisme par la suite.

   Il est vrai qu'on était passé à une technique " à fleur de peau ", si l'on peut dire. On s'était ainsi peu à peu éloigné de cette recherche savante des couleurs et liants les plus appropriés. La manière à l'huile crue, et à l'essence, du XIXe s. était à l'opposé des types de médium où trois ingrédients entraient au moins en combinaison — huile cuite, résines, essence — pour définir un " milieu " qui favorisait une certaine lumière combinée avec la structure, alors que cette fois apparaissait surtout la sensation de la lumière extérieure plus que son analyse à la manière d'un Jacob Van Ruisdael.

Modifications des techniques contemporaines

Mais le XIXe s. est aussi marqué par une révolution dans la fabrication des produits et par de fortes modifications dans les techniques.

   Nous pouvons d'abord constater une perte sensible dans les traditions de métier (en France surtout), accélérée par les effets de la révolution industrielle. Désormais, l'industrie des couleurs va se substituer au travail d'atelier, achevant un processus engagé depuis le XVIIIe s. Le broyage industriel, l'usage de tubes standards en étain et repliables diffusés après 1840 (inventés dès 1830 en Angleterre et aux États-Unis), la création de nouvelles couleurs de synthèse à partir de la houille (peintures au coaltar, en particulier) rendent peu à peu le peintre tributaire de produits incontrôlés, en compensation des facilités proposées. Sans doute, ce dernier, désormais, pouvait aller facilement travailler sur nature ; en revanche, la mise en tube de la matière picturale lui créait bien des problèmes. On eut d'abord recours à l'huile d'œillette (pavot), de meilleure conservation que l'huile de lin, mais qui donnait une matière moins fluide et qui, en séchant, tendait à devenir cassante. L'huile de lin, par contre, rancissait vite. On dut lui ajouter des produits de conservation, qui devinrent vite des moyens d'économie pour le marchand, qui en profitait pour diminuer la teneur en pigments. L'huile crue, plus commode, plus économique, avait comme conséquence d'altérer l'éclat chromatique des couleurs par le développement de la linoxyne. Et comme on abusait de siccatif (à base de manganèse, de plomb, de chaux pour hâter le séchage), on multipliait les conditions d'altération.

   Beaucoup de peintres cherchèrent constamment, jusqu'à notre époque, le moyen de retrouver la matière émaillée ou simplement plus riche des anciens maîtres, en se fiant à la pratique des vernis. On essaya le copal, le dammar comme le mastic ; mais, la plupart du temps, toutes ces matières n'aboutissaient qu'à obscurcir la matière picturale ou à la rendre plus cassante. Il est vrai qu'on voulut aussi " faire ancien " en abusant d'une fabrication vernissée dite " soupe ", de couleur orangée, dont les peintures de certains musées subirent également les méfaits. Cela correspondait assez bien à une double tendance de la peinture académique " naturaliste ", qui, après les années 60, s'entendait à créer des effets atmosphériques — embrumés — que beaucoup croyaient proches des sfumato de Léonard de Vinci ou des effets d'ombre vus à travers des Rembrandt salis.

   C'est contre tout cela que se débattit d'abord un Delacroix à la recherche de couleurs qui " tiennent ", s'efforçant de retrouver la permanence des maîtres anciens et s'essayant, sans succès, à la fresque, trop contraire à son tempérament, à la différence d'un Mottez ou d'un Chassériau. Manet aussi aurait bien voulu retrouver une technique " saine ". Les jeunes impressionnistes, eux, au contraire, cherchèrent à abolir totalement le passé. Leur recherche n'était pas la même ; ils n'avaient pas à construire des formes, mais à s'occuper d'abord de l'élément lumière et aller ainsi à la fête des couleurs claires et peindre comme " l'oiseau qui chante ", pour reprendre une expression de Monet. Désormais, plus de dessous, ou si peu : la toile restait généralement blanche (sauf chez Degas), ce qui poussait à " lutter de clarté " grâce au jeu des nouvelles couleurs offertes par l'industrie — et des plus vives, à base de chrome et de cobalt. Et, par crainte de l'huile qui jaunit, le plus d'essence possible... Les impressionnistes retrouvaient en quelque sorte la jeunesse et la pureté des anciens peintres " a tempera ". Ils n'avaient pas prévu que beaucoup de couleurs vireraient vite, les teintures en premier. Leurs gris colorés y perdirent moins sans doute ; mais la " baisse de ton " était générale, dramatique parfois chez certains Renoir. Pourtant, ils avaient découvert la qualité des tons séparés, s'exaltant côte à côte, allant vers la division de la touche, que les néo-impressionnistes voulurent parfaire " scientifiquement " en s'efforçant d'atteindre une certaine pureté des tons, d'établir de nouveaux rapports entre les " chauds " et les " froids ".

   Il y a là une hantise de la couleur " sortant fraîche du tube ", à laquelle ne résisteront pas les fauves, heureux de sensations directes, moins soucieux de durée, sauf après la première vague de jeunesse, car la plupart d'entre eux, tel Dufy, voulurent revenir à la " matière " la plus fluide, à base d'extraits de glandes animales. Les artistes renchérirent, désireux de retrouver le " métier " — ou au-delà — depuis les collages jusqu'aux mélanges sableux qui ont précédé de cinquante ans certaines recettes des années 60. Pourtant, en réaction contre les séquelles de l'Impressionnisme, vers les années 20, puis 35, une offensive se dessinait en faveur des anciennes techniques. L'Abstraction, de son côté, s'efforçait de mettre au point, dans bien des cas, des matières de qualité beaucoup plus apparente dans le travail à la surface que dans les éclats du Tachisme, qui subit très vite les mêmes difficultés que l'Impressionnisme, mais surtout à cause de son faire. D'où l'engouement de tant d'abstraits, d'abord, pour de nouveaux produits offerts par l'industrie.

   En effet, les peintures industrielles que créait la chimie organique — pigments, liants, vernis — présentaient un éclat et une dureté qui semblaient aller bien au-delà des rêves de Van Eyck. On trouvait résolu le problème des vernis, toujours mal abordé, celui de la saturation des couleurs, avec le retour à la simplicité du véhicule, à base d'eau. Ces émulsions, à base de résines thermoplastiques, d'origine synthétique, concurrencent de plus en plus la peinture à l'huile.

   Mais beaucoup de peintres abstraits les ont pourtant récusées, en dépit des médiums appropriés avec des dosages d'eau permettant d'aller de l'" effet de l'aquarelle à celui des laques ", sans doute par crainte de leur " jeunesse ", mais aussi à cause du fameux effet de " tactilité " (voir COULEUR). Ces peintures, qui donnent parfois un effet de " satiné " remarquable, n'ont pas en effet réussi à remplacer la sensualité de l'huile. C'est une question de tempérament. En revanche, la demande en médiums rappelant les anciennes recettes s'est développée par rapport à l'usage de l'huile crue, dont le danger est devenu trop connu.

   Il s'est également produit de singulières modifications dans la technique de certains peintres ainsi que de curieuses interférences. Bien des artistes ont voulu profiter des nouveaux avantages des peintures à base de résines synthétiques (vinylique et acrylique surtout) en maintenant toutes les habitudes dues à la pratique de l'huile ; d'autres, comme Pollock, ont détourné celle-ci vers une tout autre manière d'exécution, en utilisant le jet de couleur, la coulée, le " dripping ". Cependant, à un certain moment, des problèmes de superpositions de transparence, de reprise dans le frais se présentent comme travail de la matière avec les mêmes soucis qu'autrefois. Cela est logique dans la mesure où la peinture à l'huile avait poussé — ou aidé — l'artiste à découvrir dans la matière même une vérité picturale enrichie. Le deuxième tiers du XXe s. devait mettre l'accent justement sur cet événement comme sur le geste lui-même, en l'amplifiant. Si, parallèlement, on a voulu remettre en question les éléments constitutifs " fondamentaux " du tableau (jusqu'à la relation " support-surface " et selon les découpages du Pop Art), on a également constaté un intérêt nouveau pour le retour à des techniques plus complexes nées d'un retour à la tradition du métier. Ainsi paraît se conclure un processus qui irait d'une " peinture fonctionnelle " vers une exaltation de la " fonction picturale " par rapport à la fonction de l'image elle-même.