Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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perspective (suite)

L'Antiquité gréco-romaine

Il est probable que les Grecs aient élaboré un système de perspective fondé sur ce qu'ils savaient des lois de l'optique, mais il est pratiquement impossible d'en avoir la preuve, la grande peinture monumentale ayant, comme on sait, disparu. On trouve bien, dans les peintures de vases, des boucliers et des roues de chars vus en raccourci, c'est-à-dire représentés par une forme oblongue, mais les sièges et coffrets vus de trois quarts sont représentés le plus souvent en perspective primitive. Il en va de même du dessin d'un palais servant de cadre à une scène de tragédie, figuré sur un cratère du IVe s. av. J.-C. provenant de Tarente (Würzburg, Martin von Wagner Museum). On sent toutefois, ici, que le peintre a imité librement un décor en trompe l'œil.

   Il semble bien, en effet, que la nécessité pour le théâtre grec de situer ses acteurs dans un espace comparable à l'espace réel soit à l'origine de la perspective classique. Il s'agissait en somme de faire éclater les limites de la scène en peignant en trompe l'œil une architecture prolongeant celle du théâtre lui-même. Dans son 7e livre d'architecture, Vitruve rapporte qu'Eschyle avait expliqué à Agatharcos la manière de faire les décorations de théâtre pour la tragédie. Démocrite et Anaxagore auraient ensuite écrit eux aussi sur ce sujet, " principalement, dit Vitruve, sur l'artifice au moyen duquel on pouvait, en plaçant un point en un certain lieu, imiter si bien la disposition naturelle des lignes qui sortent des yeux en s'élargissant que, bien que cette disposition des lignes soit une chose qui nous est inconnue, on parvenait à faire illusion et à représenter fort bien les édifices dans les perspectives que l'on peignait sur la scène, où ce qui est peint seulement sur une surface plate paraît être rapproché en de certains endroits, et être plus éloigné dans d'autres ".

   Selon d'autres auteurs, c'est Apollodore qui, à la fin du Ve s. av. J.-C., aurait été l'" inventeur " de la perspective, d'où son nom de " Skiagraphe ". D'après Hésychius, certains appelaient en effet skiagraphie la skénographie, c'est-à-dire l'art du décor de peinture pour le théâtre. On dit aussi que les contemporains de Polygnote de Thasos (arrivé à Athènes en 470) vantaient notamment son souci de la perspective.

   Il est assez difficile de savoir si les peintres grecs ont procédé de manière empirique, ou s'ils avaient véritablement découvert l'essentiel des lois de la perspective géométrique. Le texte de Vitruve cité précédemment laisse penser que, si l'importance du point de fuite avait été reconnue, on ne comprenait pas très bien le principe auquel obéissait l'ensemble des fuyantes, faute sans doute d'avoir introduit les notions de tableau et de distance, comme on le fera à la Renaissance.

   C'est évidemment d'après la peinture romaine que l'on peut le mieux se faire une idée de ce que devait être la peinture grecque. Rien ne prouve toutefois que, en ce qui concerne précisément la perspective, les peintres de Boscoreale et de Pompéi aient rigoureusement suivi leurs modèles. Il faut donc se contenter de noter ce qui peut être constaté ici sans en tirer trop de conclusions.

   Dans le premier style pompéien, la peinture a seulement pour rôle de donner de l'éclat à la structure même de la paroi, et du relief aux éléments architectoniques. Au deuxième style, il s'agit au contraire, par des architectures en trompe l'œil, de rompre la monotonie d'une paroi devenue surface plane, et c'est à cette occasion que la peinture romaine a su résoudre au mieux des problèmes de perspective assez complexes. Le troisième style cherche surtout à animer la paroi à l'aide de motifs décoratifs, plutôt qu'à la creuser en profondeur, et c'est au quatrième style que la perspective sera de nouveau utilisée, probablement sous l'influence directe des scénographies théâtrales, pour créer un somptueux espace d'architectures irréelles.

   D'une manière générale, la perspective romaine repose sur un compromis entre la perspective parallèle et une perspective fuyante utilisant plusieurs lignes d'horizon.

Byzance et le Moyen Âge. La perspective dynamique

L'esthétique byzantine qui, dès le Ve s., s'implante en Italie, va donner le ton à toute la peinture du haut Moyen Âge et de l'époque romane. On retrouve là, en gros, les procédés de la perspective orientale. En effet, si, dans son ensemble, la peinture byzantine réalise une sorte d'équilibre entre les éléments classiques et non classiques, il est clair que, dans le domaine de la perspective, les recherches relatives à la fuite des lignes vers des points fixes sont abandonnées, cet art de caractère mystique ayant évidemment besoin d'un espace échappant à l'enquête rationnelle. Même lorsqu'il s'agit de représenter des objets très précis, le sens plastique passe ici avant l'observation du monde extérieur. Dans la mosaïque du chœur de Saint-Vital de Ravenne (VIe s.) consacrée à Théodora et à sa cour, par exemple, on peut voir, dans les mains de l'impératrice, une coupe qui est presque conforme à la vision classique, tandis qu'à gauche, pour la vasque, comme pour la colonne cannelée qui la supporte, se trouvent mêlés ce qu'on appellerait, dans la terminologie classique, deux points de vue différents.

   Dès le haut Moyen Âge apparaissent de nouvelles inventions plastiques, très variées et puissamment expressives, où la perspective joue un grand rôle. Ainsi, dans une scène de la Bible de Grandval (Tours, IXe s.) représentant Josué et le peuple d'Israël, les poutres du plafond surmontant une colonnade fuient parallèlement de part et d'autre d'un axe central (où se forme donc une sorte de V), à l'exception de celles qui se trouvent à chaque extrémité, lesquelles sont nettement plus obliques. Grâce à ces obliques, ce genre de construction, déjà utilisé à des fins décoratives dans la peinture romaine du second style pompéien, apparaît ici comme une invention plastique d'un dynamisme extraordinaire.

   Perspective dynamique, ainsi pourrait d'ailleurs être appelée la forme particulière de la perspective primitive dans le haut Moyen Âge et à l'époque romane. Tout se passe en effet dans cet art comme s'il s'agissait de réaliser une synthèse des sages perspectives orientales et antiques, en les bousculant évidemment l'une et l'autre.

   C'est ainsi que, dans une enluminure bien connue du Codex Amiatinus de Florence (VIIIe s.) représentant Esdras travaillant à la nouvelle rédaction de la Bible, l'agencement et le dessin des meubles sont des plus irréguliers. Le banc sur lequel reposent les pieds du personnage est vu sous un angle radicalement différent de celui sur lequel il est assis. La table elle-même est dessinée selon une perspective inversée dont le point de vue se trouverait non point de face, comme il en est généralement dans la peinture orientale, mais à droite. Quant aux portes ouvertes de l'armoire, elles sont dans un tout autre champ perspectif que le corps du meuble.

   Dans une enluminure également célèbre de l'Évangéliaire de saint Médard de Soissons (début du IXe s., Paris, B. N.), saint Jean l'Évangéliste est assis sur une sorte de trône, vu de dessus et obliquement, qui se découpe sur une architecture vue du bas et de face. L'ensemble donne lieu à un jeu d'obliques très dynamique, accusé encore par le fait que les orifices de l'architecture ne suivent pas dans le sens vertical la structure générale du plan auquel ils appartiennent. Cette manière de rompre la monotonie d'un plan vertical se retrouve par exemple dans la Tour de Babel de Saint-Savin. Il est difficile de donner une idée de la richesse d'invention et de la variété des solutions adoptées à cette époque dans le domaine de la perspective primitive.

   Au XIIIe s., en revanche, la peinture se manifeste essentiellement en France par le vitrail, qui lui-même influence l'enluminure. La perspective passe donc au second plan, ainsi qu'en Italie, où les recherches s'orientent surtout vers un hiératisme non sans rapport avec celui de l'art byzantin. C'est pourtant là, on le sait, que, à la fin de ce IIIe s., la perspective classique renaissante va commencer à s'élaborer.