Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
I

imagerie en Europe (suite)

Russie

Les premières feuilles volantes apparaissent en Russie bien après les premiers livres imprimés. Une estampe dans le style de la Renaissance italienne, Apôtre, est éditée à Moscou en 1564 par ordre du tsar Ivan le Terrible. Ce n'est en rien une image populaire. Une autre estampe, Prison des saints condamnés, gravée sur plomb à Kiev en 1629, ne l'est pas non plus. L'imagerie date seulement de Pierre le Grand, qui ramène à Moscou en 1708 le graveur Pierre Picard. Né à Amsterdam d'une famille d'origine française, ce dernier est nommé à l'imprimerie de Moscou comme maître ès arts en la gravure, puis envoyé à Saint-Pétersbourg, où il dirige la typographie. À Moscou, il est chargé d'enseigner les techniques et les formes de la gravure occidentale aux maîtres argentiers du Département d'armes. La Bible de Pescator est proposée comme modèle. Elle influence l'art des graveurs qui dessinaient les figures ornant les objets usuels du tsar. Le séjour de ces étrangers sera court, mais leur enseignement laissera des traces durables. Deux de leurs élèves, Akhmetiev et P. Chuvayev, graveront les premières images populaires au burin : le Grand Diable d'argent, le Monde à l'envers, le Degré des âges. Des images compartimentées, également gravées au burin, sont éditées à la même époque. Ce sont des œuvres charmantes aux textes exquis que l'on appelle " bylines " (vieilles histoires) ; elles marquent la fixation d'une immense littérature orale, légendaire. Elles avaient été recueillies dans l'Oural v. 1750 par le cosaque Dainloyv, et c'est en 1804 qu'elles ont été publiées. La forme compartimentée, adoptée par les graveurs, est héritée des images de ce type, qui ont la plus grande vogue dans les Pays-Bas.

   C'est l'emploi de la gravure sur bois qui va donner aux images de cette époque un caractère vraiment populaire. Les premières connues sont extraites d'un livret de 7 pages, Mort chevauchant un cheval pâle, imprimé à Kiev en 1626.

   Basil Koren est le premier grand nom de l'imagerie russe. Il exécute des gravures sur bois de grand format pour illustrer une Bible d'après les dessins du peintre Grégoire. La Bible de Pescator sert de modèle. Artisan plus qu'artiste, Koren a besoin du dessinateur comme guide. Il gravera également à partir de 1696 des bois dont il prendra les sujets dans la vie et dans le folklore. Avec lui, les images populaires deviennent vraiment russes non seulement par le thème, mais encore par la figuration elle-même, les physionomies, les costumes des personnages et les objets domestiques qui les entourent. Koren interprète à sa façon la Guerre des chats contre les rats, cortège d'enterrement du chat Pierre le Grand, ficelé sur un traîneau et escorté de rats.

   Tout au long du XVIIIe s., d'autres graveurs, au nom encore ignoré, travaillent à Moscou. Certains ont un style archaïsant ; leur manière est vigoureuse, et leur sens esthétique très sûr. D'autres créent des bois très bien dessinés, de style fleuri et ornementé. À partir de 1734, l'usage s'introduit d'éditer en feuilles volantes coloriées les portraits des souverains. Les images de propagande se confondent avec les images d'histoire ; elles relatent les guerres contre la Prusse en 1759, contre la Turquie en 1775 et elles attaquent vivement Napoléon. Les histoires vraies ont la même importance que les histoires fausses : la prise d'une baleine dans la mer Blanche en 1760 et l'arrivée d'un éléphant venant de Perse en 1796. Cet éléphant sera représenté maintes fois, et on le retrouvera devenu image cible dans la seconde moitié du siècle suivant.

   Le XIXe s. adopte un mode presque unique de mise en page : un bois ou une lithographie rectangulaire placés dans le sens de la largeur et accompagnés d'un texte. Les images et leurs légendes sont toujours d'une grande beauté poétique. Ces images, ou " loubkis ", ont été rassemblées en 1860 dans des recueils publiés par Sitine à Moscou de 1873 à 1889 ; ce sont les images elles-mêmes telles qu'elles se vendaient à 1 kopeck. Golicheff, éditeur d'images en même temps que leur historien, écrit en 1870 : " Les épreuves après avoir été tirées sont séchées, teintes, coloriées ou enluminées au village de Nicolskaïa, situé à 12 verstes de Moscou [...]. Environ mille personnes, toutes autodidactes, sont occupées à colorier les images populaires. Jusqu'à maintenant, ce travail n'est guère compliqué ; on n'emploie que quatre couleurs : rouge framboise (santoline), vert (vert-de-gris de toiture avec du miel), jaune (écorce de bourdaine bouillie dans du lait), rouge (minium broyé avec du jaune d'œuf et délayé dans du kvass, bière de ménage). Comme ces images étaient peintes en hâte, les couleurs dépassaient les contours du dessin [...]. " Les images chantent la vie de chaque jour, les réjouissances des paysans ; elles montrent en tableaux doucement ironiques les occupations des fonctionnaires et celles des petits-bourgeois. Elles chantent aussi les légendes féeriques de l'oiseau de feu et du prince Ivan.

   L'imagerie religieuse, elle, est conditionnée par des impératifs de culte. La religion orthodoxe proscrivant la figuration en ronde bosse, des icônes sont vénérées en lieu et place de statues. Peintes, richement encadrées de cuivre, d'argent et de pierres, elles sont d'un prix trop élevé pour orner les iconostases des églises de campagne, qui se contentent de figures de papier. Les graveurs chargés de les reproduire prennent soin de copier leur modèle le plus exactement possible. Pour eux, plus leur copie est fidèle, plus grande est la valeur mystique de la feuille. On les trouve accrochées ou collées à l'angle de la maison ou sur le mur réservé à la prière.

Autres pays européens

On pourrait limiter l'histoire de l'imagerie occidentale à son analyse dans ces quelques pays. L'abondance des gravures, leur valeur esthétique et sociologique ainsi que la permanence des thèmes forment un ensemble où tous les courants s'affrontent et se complètent. Cette imagerie, diffusée dans toute l'Europe par le colportage, aura une influence déterminante sur l'éclosion des images faites à partir de bois gravés en des lieux où d'autres formes d'art populaire imagées sont si riches qu'elles sembleraient devoir suffire. C'est aussi à l'imagerie que des artisans demanderont le renouvellement de leur inspiration. Ainsi, en Scandinavie, les créateurs des peintures artisanales et des tentures peintes que l'on accrochait aux murs le jour de Noël copient des images du nord de l'Allemagne.

   Dans les États slovaques, en Pologne, en Roumanie et en Transylvanie, il existe une imagerie de qualité, puisant, pour une bonne part, son formalisme dans les peintures fixées sous verre, qui, remarquables par la beauté des coloris, remplissent la fonction que l'on prête à l'image : prière et protection. Les images slovaques, polonaises, roumaines ou bulgares ont, entre elles, bien des traits communs. Elles représentent des Vierges de pèlerinage ou miraculeuses et des saints populaires. Leurs fonds ne sont jamais laissés en blanc ; ils sont décorés de draperies ou, plus souvent encore, de motifs floraux stylisés. Ces mêmes motifs se répètent sur les à-plats des vêtements ou sur toute surface qui pourrait éventuellement paraître vide.

   La taille de ces gravures sur bois est épaisse, les contours sont fortement dessinés, et il n'y a presque pas de tailles croisées. Les couleurs sont vives et quelquefois opaques : on s'efforçait ainsi de masquer le papier gris et grossier. Des particularités semblables se retrouvent à la fin du XVIIIe s. en Slovaquie centrale, avec le centre de Jastrabie, et en Transylvanie. Dans cette dernière région, certaines images ont une parenté avec le papier peint, surtout celles où alternent en diagonales sujets pieux et motifs floraux. Le Premier Adam serait de 1700. P. Gheorghie a gravé v. 1787 et jusqu'en 1817, Moraviu Nechita v. 1835 et jusqu'en 1862, P. Simion en 1842, P. Onisie entre 1840 et 1870, enfin Man Andrei apr. 1859. Les bois sont gravés de façon archaïque.

   En Pologne, un bon nombre de bois connus ont été trouvés en 1921 dans un ancien fonds d'imprimerie par Z. Lazarski, un typographe de Varsovie. La plupart datent de la fin du XVIIIe s. et du début du XIXe. Ils sont presque tous anonymes ; quelques-uns, pourtant, portent un nom, une date ou un monogramme : Grégoire Skowronski, 1740, Samuel Stefanov, Mathieu Kostrycki de Plazow. Il y eut trois centres principaux : celui des Carmélites, à la frontière de la Prusse de l'Est, où certains bois portent le monogramme E. W. et A. I. M. ; celui de Plazow, où, avec les planches signées par Kostrycki, on trouve les monogrammes P., P. S., G. G., H. G., E. C. ; celui de la commune de Bobrek, dans le district de Cracovie. Cette imagerie a duré environ cent ans, pendant lesquels ni la technique ni le style n'ont varié de façon autre qu'individuelle. L'imagerie doit être limitée à la définition qui en a été donnée. Il existe pourtant des genres qui, ne répondant pas strictement à ses critères, peuvent, néanmoins, lui être assimilés, dont cette imagerie d'informations, ancêtre de nos hebdomadaires illustrés à sensation.

   En France, ces feuilles sont appelées canards ; en Angleterre, on les nomme cocks, catchpennies ou encore gallows qui, " littérature de gibet ", relatent le jugement, les dernières paroles, l'exécution des criminels. Le genre a été fort remarquable, d'une originalité et d'une importance exceptionnelles. " Après tout, il n'y a rien qui surpasse un bon crime sensationnel ", disait un colporteur du XIXe s. à Hindley, l'historien anglais des feuilles d'informations (1871). L'intérêt que le public manifestait pour le crime poussait les éditeurs à des développements et à toutes les variations. James Catnach (1792-1841), le plus important de ces éditeurs au XIXe s., gagna plus de 500 livres avec l'assassinat de Weare, le jugement et l'exécution de son meurtrier. Les gallows, les cocks sont illustrés de bois anonymes, dont certains ont servi à quatre éditeurs au moins pendant plus de cinquante ans et pour des crimes différents. Les artistes qui gravaient ces bois de fil sont plus intuitifs qu'habiles ; leur œuvre frappe par le sens du drame et non par la qualité de la gravure.

   Les gallows, ainsi que d'autres feuilles volantes, se vendaient bien avant le XIXe s. Au XVIIe s., Samuel Pepys (Journal, 1660-1665) a collectionné des Penny Merriment, des Penny Witticism. Ces feuilles, dont on trouve la mention dans les dictionnaires sous la dénomination générale de broadside ou de broadsheet, se vendaient au coin des rues. Elles se présentaient non seulement sous la forme de feuilles d'informations, mais encore sous celle de ballades, qui, au XIXe s., se vendaient au " yard " ; les chaunters, qui se promenaient très lentement, les chantaient en psalmodiant. L'air était connu, ni trop, ni trop peu, suffisamment pour intéresser le client. Il faut peut-être voir dans cette forme l'ancêtre du folksong. L'histoire de Robin Hood est parmi les premiers imprimés de ballades. Celles-ci, sous le règne d'Henri VIII, ont servi à la propagande politique et religieuse ; le plus ancien exemplaire connu est la Ballade of the Scottysh Kynge, de John Skelton, imprimée par Richard Fawkes en 1563.