Rubens (Petrus Paulus) (suite)
L'effusion des dernières années (1630-1640)
La mort d'Isabelle Brant, survenue en 1626, va interrompre brutalement cette période fastueuse, et Rubens, pour créer un dérivatif à son chagrin, accepte des missions diplomatiques importantes : il s'agit en effet de l'organisation de la paix entre l'Angleterre et l'Espagne, puis d'une négociation entre les États-Généraux de Hollande et les Pays-Bas du Sud. Si les résultats obtenus par Rubens furent assez minces, son activité diplomatique n'est pourtant pas à négliger sur le plan de sa carrière artistique, puisqu'elle va l'amener à Londres et à Madrid, où il obtiendra bientôt de nouvelles commandes, et lui vaudra d'être anobli par Philippe IV d'Espagne comme par Charles Ier d'Angleterre. Ces différents voyages, situés entre 1628 et 1630, lui permettent enfin de transformer assez considérablement son style, sans doute sous l'emprise des œuvres de Titien, qu'il a l'occasion de revoir tant à Londres qu'à Madrid : la palette se fait plus chaude, une lumière blonde aux accents argentés caresse les formes, les thèmes deviennent plus intimes et plus lyriques. Ce changement, qui s'opère lentement, correspond au remariage de l'artiste en 1630 avec la " plus belle femme d'Anvers " (au dire du Cardinal-Infant Ferdinand), Hélène Fourment, âgée de dix-sept ans (Rubens en a 53 !), fille d'un riche marchand en tapisseries.
Au cours de cette période, Rubens accepte encore quelques grandes commandes : de 1629 à 1634, il exécute 9 grandes peintures pour le plafond de la salle de réception (" Banqueting House ") de Whitehall à Londres, qui glorifient le règne du roi Jacques Ier, père de Charles Ier, le commanditaire (esquisses à l'Ermitage, au Louvre, à Rotterdam [B. V. B.], aux musées d'Anvers et de Bruxelles). Entre 1630 et 1632, il exécute les cartons d'une nouvelle série de 8 tapisseries représentant l'Histoire d'Achille, sans doute sur une commande de son beau-père, Daniel Fourment (esquisses à Rotterdam, B. V. B., et au musée de Pau). En 1635, il est chargé par la ville d'Anvers de préparer les décorations de la cité à l'occasion de l'entrée du nouveau gouverneur des Pays-Bas méridionaux, Ferdinand, Cardinal-Infant d'Espagne : il va donner les esquisses (conservées notamment à l'Ermitage, aux musées de Bayonne et d'Anvers) de 43 arcs de triomphe, qui furent ensuite réalisés par ses collaborateurs (notamment Jordaens, Jan Van der Hoecke, Théodore Van Thulden, qui gravera tous ces décors éphémères dans un recueil intitulé la Pompa Introitus Ferdinandi...). Enfin, en 1637-38, ce sont 112 esquisses (Bruxelles, M. R. B. A. ; Prado ; musée de Bayonne ; Rotterdam, B. V. B.) d'après les Métamorphoses d'Ovide, qu'il peint sur commande de Philippe IV d'Espagne pour le décor de son nouveau pavillon de chasse de la Torre de la Parada près de Madrid ; là encore, les peintures elles-mêmes furent exécutées par l'atelier rubénien.
En dehors de cette succession presque ininterrompue de grandes réalisations cycliques, les thèmes traités par l'artiste pendant les dix dernières années de sa vie changent : on trouve moins de peintures religieuses — et pourtant comment ne pas citer le Martyre de saint Liévin et la Montée au Calvaire (Bruxelles, M. R. B. A.), ou le Triptyque de saint Ildefonse (Vienne, K. M.), ou le Christ en croix (musée de Toulouse) ? —, tandis que les sujets mythologiques, et notamment dionysiaques, se font plus fréquents, et sont bien souvent prétextes à mettre en valeur les formes plantureuses et nacrées d'Hélène : citons simplement l'Andromède (musées de Berlin), les Trois Grâces et le Jugement de Pâris (tous deux au Prado) ou la Mort de Didon (Louvre). Rubens accorde également un intérêt plus soutenu au paysage, surtout après l'achat en 1634 de son château du Steen entre Anvers et Malines, paysage qu'il transfigure dans une vision à la fois panthéiste et humaniste de la nature, comme le Paysage à l'arc-en-ciel (Munich, Alte Pin.), le Paysage avec le Steen (Londres, N. G. et Vienne, K. M.) ou le Retour des champs (Offices), sans oublier la Kermesse (Louvre), où, retrouvant l'esprit du grand Bruegel l'Ancien, il déploie toutes les forces vitales dans un tournoiement suprême qui, curieusement, débouche sur un coin de paysage flamand dont le calme et la sérénité s'opposent à l'agitation humaine.
Enfin, les portraits occupent une place capitale dans les œuvres des dernières années ; la plupart du temps, ce sont des portraits intimes dans lesquels l'artiste nous donne une représentation fraîche et émouvante de sa jeune femme et de ses enfants : depuis l'Artiste et Hélène dans leur jardin d'Anvers (1631, Munich, Alte Pin.) jusqu'à l'Hélène Fourment au carrosse (Louvre), en passant par l'Hélène Fourment avec deux de ses enfants (id.) et par la Petite Pelisse (Vienne, K. M.), c'est le même hymne à la joie de vivre, au bonheur familial, à la sensualité, à la tendresse.
Aucune œuvre ne pouvait mieux résumer cette dernière période que le tableau testament de l'artiste, destiné à sa chapelle funéraire, la Madone entourée de saints (Anvers, église Saint-Jacques) : l'extraordinaire jeu de la couleur, la lumière argentée qui caresse les formes et l'élan vital qui jaillit de cette œuvre concluent avec brio et émotion la carrière de celui qui fut, selon le mot de Delacroix, l'" Homère de la peinture ".
Atteint de la goutte depuis plusieurs années, Rubens s'éteint le 30 mai 1640 dans sa somptueuse demeure anversoise.