Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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surréalisme (suite)

Le Surréalisme et la peinture

Le Surréalisme, issu des réflexions théoriques de deux poètes sur les conditions intrinsèques de la création, pouvait sembler étranger aux problèmes de la peinture proprement dite. Pourquoi ne l'a-t-il pas condamnée, comme il le fit pour la musique ? Le discrédit jeté sur la technique et le précepte de dictée automatique ont en effet conduit l'écrivain Pierre Naville, dans le n° 3 de la Révolution surréaliste (avr. 1925), à nier la possibilité d'une peinture surréaliste. La peinture surréaliste n'en a pas moins existé, sans être d'emblée automatique : l'onirisme de De Chirico et les collages de Max Ernst lui ont ouvert la voie. André Breton fut bouleversé par ces collages, envoyés de Cologne en 1920 et qu'il vit un jour chez Picabia. Ils correspondaient parfaitement, sur le plan visuel, à la conception que les surréalistes se faisaient déjà de l'image. Celle-ci est une rencontre merveilleuse. " C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu'a jailli une lumière particulière, la lumière de l'image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l'image dépend de la beauté de l'étincelle obtenue. " (A. Breton, Premier Manifeste.) Max Ernst, dont la peinture à cette époque est influencée par ses propres collages, n'a publié que plus tard ses albums : la Femme 100 têtes (1929), Rêve d'une petite fille qui voulut entrer au Carmel (1930), Une semaine de bonté ou les Sept Éléments capitaux (1934). Collés, rehaussés de raccords de gouache, des fragments découpés dans des gravures anciennes composent des visions étranges, marquées de cruauté et d'humour. Mais " la découverte essentielle du Surréalisme est, en effet, que, sans intention préconçue, la plume qui court pour écrire ou le crayon qui court pour dessiner file une substance infiniment précieuse dont tout n'est peut-être pas matière d'échange, mais qui, du moins, apparaît chargée de tout ce que le poète ou le peintre recèle alors d'émotionnel ". Et Breton, dans ce texte de 1941 qui concerne Masson, ajoute que " cet automatisme, hérité des médiums, sera demeuré dans le Surréalisme une des deux grandes directions ". C'est Masson, en effet, qui commence à exécuter vers 1924 des dessins totalement spontanés, fluides, où " la ligne devient errante " (Gertrude Stein). Miró, qui habite dans le même groupe d'ateliers, rue Blomet, peint en 1924 Terre labourée, qui marque son entrée dans le domaine surréaliste. Il parle " d'assassinat de la peinture " et peint des toiles complètement libres, comme Paysan catalan à la guitare (1924) et Personnage lançant une pierre à un oiseau (1926, New York, M. O. M. A.). Puis Masson, cherchant à rendre ses peintures aussi libres que ses dessins, invente en 1927 ses " tableaux de sable ". Une toile, déjà peinte ou non, est aspergée de colle, puis recouverte de sable. On la redresse et le sable glisse, sauf sur les parties où la colle le retient. Masson réussit à unir ainsi technique et spontanéité. Dans le domaine des inventions techniques qui allient les hasards de la matière à la spontanéité créatrice, il faut également citer Max Ernst, qui introduit dès 1925 les frottages dans sa technique picturale. " Partant, écrit-il dans un article du Surréalisme au service de la révolution (n° 6, mai 1933), d'un souvenir d'enfance au cours duquel un panneau d'acajou, situé en face de mon lit, avait joué le rôle de provocateur optique d'une vision de demi-sommeil, et me trouvant, par un temps de pluie, dans une auberge au bord de la mer, je fus frappé par l'obsession qu'exerçait sur mon regard irrité le plancher dont mille lavages avaient accentué les rainures. Je me décidai alors à interroger le symbolisme de cette obsession et, pour venir en aide à mes facultés méditatives et hallucinatoires, je tirai des planches une série de dessins, en posant sur elles, au hasard, des feuilles de papier que j'entrepris de frotter à la mine de plomb. " Le bel album Histoire naturelle (1926, préf. de Hans Arp, éd. Jeanne Bucher) est sorti de cet effort pour " forcer l'inspiration ". Avec les frottages et les raclages de Max Ernst, les " décalcomanies sans objet " de Dominguez, les fumages de Paalen et autres procédés propres à provoquer optiquement la rêverie, les techniques picturales ont été considérablement enrichies par le Surréalisme. Pendant ce temps, néanmoins, la Figuration minutieuse, issue de De Chirico, des collages, du Douanier Rousseau et de symbolistes comme Gustave Moreau, se développait dans les œuvres de Pierre Roy, d'Yves Tanguy, puis de Salvador Dalí. Tanguy est un poète de l'espace désertique et sous-marin où semblent végéter des êtres enrobés de calcaire. Il travaillait avec une précision parcimonieuse dans un atelier impeccablement propre. À partir de l'Envol des ducs (1919), son thème onirique est fixé. Salvador Dalí, à la même date, apporte au Surréalisme, avec la " méthode paranoïaque critique ", la certitude que la passivité de l'artiste n'est pas une condition nécessaire de son objectivité poétique, mais qu'une activité semi-hallucinatoire peut s'intégrer à la création. Il décrit, dans sa Vie secrète, sa façon de travailler : " Au lever du soleil, je me réveillais et, sans me laver ni m'habiller, je m'asseyais devant le chevalet placé dans ma chambre face à mon lit. La première image du matin était celle de ma toile, qui serait aussi la dernière image que je verrais avant de me coucher... Toute la journée, assis devant mon chevalet, je fixais ma toile comme un médium pour en voir surgir les éléments de ma propre imagination. Quand les images se situaient très exactement dans le tableau, je les peignais à chaud, immédiatement. " Ce calque du rêve implique la " paranoïa critique ", qui n'est autre qu'un état perpétuel de surexcitation imaginative. Dalí en a fait la théorie dans plusieurs textes : la Femme visible (1930), l'Amour et la mémoire (1931), la Conquête de l'irrationnel (1935). " Toute mon ambition sur le plan pictural, écrit-il, consiste à matérialiser avec la plus impérialiste rage de précision les images de l'irrationalité concrète. " Cette voie des " calqueurs de rêve " sera illustrée non seulement par le fantastique de Dalí, mais aussi par l'humour froid de Magritte, par Leonora Carrington, Dorothea Tanning, Paul Delvaux, Hans Bellmer, Félix Labisse. C'est en raison de son développement dans le mouvement surréaliste que les animateurs du groupe attireront l'attention sur nombre de " naïfs ", également minutieux dans leur figuration et porteurs d'une étrangeté onirique.

   Si donc, pour le Surréalisme, le contenu de l'image est plus important que son harmonie (sa musique) plastique, il est remarquable qu'en plusieurs points les thèmes du Surréalisme pictural sont différents de ceux des poètes et des théoriciens. Dans le domaine politique, notamment, alors qu'il y eut dans le mouvement surréaliste des soucis majeurs, la peinture des surréalistes reste, en cela, pauvre et peu efficace. Les dessins de Picasso, Songes et mensonges de Franco, sans parler de Guernica, ne correspondent pas aux principes subjectivistes du Surréalisme. C'est à peine si l'on trouve chez un peintre marginal comme Clovis Trouille la vigueur anticléricale qui fut celle du mouvement. Mieux encore, pour le thème de la femme fée et médiatrice, de l'amour fou et du merveilleux érotique, la divergence est également nette. Alors que Breton et Eluard magnifient la femme, les peintres du groupe — Miró avec Femme debout (1937), ou Tête de femme (1938, Venise, fondation Peggy Guggenheim), Ernst, surtout dans ses collages, Dalí, Freddie, Magritte dans le Viol (1934), Bellmer dans ses remarquables dessins et dans sa fameuse Poupée (Paris, M. N. A. M.), Toyen, Labisse — développent un érotisme sombre et sadique, où le merveilleux est atteint à travers la cruauté. Seules correspondent à l'esprit de l'Amour la poésie ou d'Arcane 17 les peintures de Delvaux, qui " a fait de l'univers l'empire d'une femme, toujours la même, qui règne sur les grands faubourgs du cœur " (Breton), les photographies de Man Ray, la période des Chimères (1939) de Victor Brauner et quelques œuvres de Dorothea Tanning, comme Birthday, de Valentine Hugo, voire de Léonor Fini. Les thèmes érotiques de la peinture surréaliste débouchent plutôt sur le Festin de cannibales, qui fut le pôle d'attraction de l'exposition chez Cordier en 1960, les Costumes de nécrophile de Jean Benoît et les Nana de Niki de Saint-Phalle.

   Ces dernières œuvres nous amènent à souligner que les peintres surréalistes ont, pour la plupart, été à l'étroit dans les limites de la technique picturale, même enrichie. Ils ont mis " la peinture au défi " (Aragon) ; ils sont allés souvent " au-delà de la peinture " (Max Ernst). Reprenant l'esprit dada et les recherches de Schwitters, ils ont non seulement développé l'art des collages et de la photographie, mais aussi créé des objets poétiques et des sculptures. Des montages comme l'Heure des traces (1930) de Giacometti, la Poupée de Bellmer (Paris, M. N. A. M.), le Couvert en fourrure de Meret Oppenheim (1936, M. O. M. A.), Jamais de Dominguez, l'Ultra-meuble de Seligman ou le Loup-table de Victor Brauner (Paris, M. N. A. M.) ont parfois pris place dans les grandes expositions internationales du Surréalisme, qui étaient des créations visant, par la transformation poétique d'un local, à envoûter les spectateurs. Le fait que, de nos jours, les cloisons entre les différents arts se soient assouplies n'est pas sans lien avec l'influence surréaliste.