Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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collections et collectionneurs (suite)

Collectionner les avant-gardes

Le voyage à Paris, les visites des galeries Durand-Ruel, Vollard, Bernheim jeune, les conseils des artistes et des critiques constituent alors une formation indispensable pour les collectionneurs de l'avant-garde. Sergei Shchukin et Ivan Morozov, issus d'une famille de collectionneurs, se lancent ainsi dans l'art moderne. Morozov fait confiance aux marchands pour le choix des œuvres, alors que Shchukin a une attitude de pionnier : son œil s'éduque peu à peu ; aux impressionnistes, achetés entre 1898 et 1904, succèdent les post-impressionnistes et, dès 1908, Derain, Picasso et Matisse à qui il commande en 1909 la Danse et la Musique. C'est dans les mêmes années que les collectionneurs américains investissent massivement dans l'impressionnisme et le post-impressionnisme, ce qui est facilité par l'installation de la galerie Durand-Ruel à New York en 1888). Le spectre visuel de leur collection s'est peu à peu élargi : après avoir acheté des œuvres d'artistes américains, puis, autour de 1870, des œuvres d'artistes français " académiques " ou de l'école de Barbizon auprès de marchands ou directement, par commande (Bouguereau, J. Breton), ils se lancent dans les maîtres anciens (I. Stewart Gardner, H. Frick, A. Mellon). Le choc de l'Armory Show en 1913 suscite la passion de certains collectionneurs pour l'art vivant : W. Arensberg, D. Philipps, J. Barnes ou John Quinn (1870-1924). Ce dernier, qui avait jusque-là acheté des impressionnistes, devient le mécène de Duchamp-Villon et se considère comme un " co-créateur " ; après 1918, son " art noble de l'achat " se tourne exclusivement vers les œuvres dignes de musée, peintes par Matisse ou Picasso.

   Dans l'entre-deux-guerres, Paris est le principal foyer des collectionneurs de l'art vivant. À coté de curieux (le Dr. Girardin), d'émigrés russes (J. Zoubalov), de nobles qui poursuivent une tradition de mécénat et de distinction (le vicomte de Noailles), les collectionneurs les plus importants font partie du monde de l'art : écrivains (Francis Carco), designers (A. Groult), directeurs de ballet ou couturiers, comme Poiret ou Doucet, qui passe du XVIIIe siècle à Picasso (les Demoiselles d'Avignon) puis à la peinture surréaliste. Ces collectionneurs sont activement soutenus par quelques marchands (P. et L. Rosenberg, D. Kahnweiller), par les critiques et les revues qu'ils éditent. Cette intégration de plus en plus développée des collectionneurs de l'art actuel au monde de l'art n'a fait que s'accentuer après 1945, comme le montre le cas français. Dans les années 1970-1980, un quart appartiennent au monde des affaires et la moitié environ sont des créateurs (professionnels des médias, de la décoration, de la mode...). Il est vrai que la tendance à la " surcompréhension " des œuvres implique de la part du collectionneur un lourd investissement en temps et en connaissance. Plus que la jouissance de l'œuvre, le plaisir du collectionneur est devenu un plaisir de sociabilité : faire partie d'un petit cercle de happy few, qui collent à la modernité, sont en contact direct avec les créateurs. Le plaisir est d'ordre cognitif, " le collectionneur “bien informé” représente la version contemporaine de l'amateur éclairé " (R. Moulin). Paradoxalement, le collectionneur d'art vivant dans les pays occidentaux est de plus en plus souvent une personne anonyme : les banques, ou l'État, qui, en France, représente 60 % du volume total des ventes d'art contemporain. Mais le fait le plus nouveau est l'apparition de " méga-collectionneurs " qui, en étroite collaboration avec les galeries, déterminent les valeurs artistiques et financières de la création contemporaine. Au nombre d'une centaine (les plus célèbres sont Peter Ludwig, le comte Panza di Biumo et le publicitaire Charles Saatchi), ils occupent plusieurs positions dans le champ artistique (patron, acquéreur, vendeur, membre des conseils des musées, commissaire d'exposition, critique), possèdent un très large stock d'œuvres et la maîtrise du temps : ils sont les leaders du marché et de l'opinion, mais le jugement de l'histoire leur échappe. Même chez les collectionneurs, une rupture entre art vivant et art ancien est désormais consacrée, mais les modalités en sont bien ambiguës : le baron Heinrich Thyssen-Bornemisza († 1947) achetait des peintres anciens, son fils continue son œuvre, tout en s'efforçant de réunir un ensemble de toiles contemporaines. Malgré la rareté de plus en plus grande des œuvres des artistes célèbres, certaines grandes collections d'art ancien se sont formées après 1945 ; elles sont le plus souvent liées à des institutions : collection Cini à Venise, Paul Mellon à Yale. Samuel H. Kress s'est ainsi employé à doter de tableaux de peintres italiens, puis européens, la National Gallery de Washington, ainsi que les autres musées américains. La collection devient ainsi un lieu de mémoire. Souvent ces collectionneurs appuient les " redécouvertes " faites par les historiens d'art (collection de tableaux baroques italiens du maestro Molinari Pradelli).

Mythologies

Cette histoire du collectionnisme et la psychologie du collectionneur, des Goncourt à Peggy Guggenheim, sont suffisamment riches pour qu'il ne soit pas besoin d'inventer un roman. Entre la logique de l'imitation et le jeu de la distinction, le poids des normes et les hasards des caprices dessinent pour chaque collectionneur une figure singulière, mais quelques légendes méritent peut-être d'être analysées sous forme de pratiques et de représentations, et de devenir des champs de recherches. La reconnaissance tardive de l'impressionnisme et d'autres avant-gardes ont transformé le collectionneur en spéculateur. Les analyses économiques montrent que, à long terme, d'autres types d'investissement sont plus sûrs et plus rentables ; pour l'art contemporain, en une période d'anomie esthétique, le pari sur la valeur de l'œuvre est fortement aléatoire. Celui qui collectionne n'achète pas pour revendre. Le collectionneur est rarement une figure isolée, un deus ex machina de l'histoire de l'art, dont le génie serait parallèle à celui de l'artiste qu'il découvre. Barnes écoute d'abord les avis d'un peintre, W. Glackens, puis prend pour modèle la collection parisienne de Leo et Gertrude Stein, avant de suivre les conseils de Paul Guillaume ; à la même époque, Isabella Stewart Gardner se fait guider par Berenson pour ses achats d'art ancien. Le cardinal Alexandre Farnèse a pour " taste-makers " des hommes de lettres aussi avertis dans la peinture que Fulvio Orsini ou Annibale Caro. Si collectionneurs et créateurs font l'histoire de l'art, ce sont ces intermédiaires qui la décident et l'écrivent.

   L'opposition entre collection particulière et musée public ne doit pas être surestimée. Les collections d'Ancien Régime ont un statut semi-public, leur propriétaire est soumis à la pression sociale qu'exerce sur lui l'exemple des autres cabinets, et qui sont le plus souvent divulgués par un catalogue. La naissance des musées au XIXe siècle n'a pas donné une plus grande liberté aux individus : le goût de ceux-ci est souvent déterminé en fonction de l'univers culturellement plein des musées, et le but des amateurs privés est souvent de léguer sa création à une institution publique. La coutume, qui remonte aux collectionneurs du XVIe s. (Ulisse Aldrovandi), se perpétue aux XVIIe et XVIIIe s. (legs Lenôtre et Girardon), devient de plus en plus fréquente au XIXe et au XXe siècle, où elle est facilitée par les différentes possibilités de fondation ou de dation. Le méga-collectionneur actuel Peter Ludwig destine ainsi systématiquement toutes les œuvres qu'il achète à des institutions publiques. Cette conscience de la nature civique et philanthropique de la collection est fortement développée aux États-Unis. Gallatin prêtait à l'université de New York ses toiles pour y constituer un Museum of Living Art et le but didactique de la collection Barnes, auteur d'un manuel d'histoire de l'art, alla jusqu'à déterminer l'accrochage des œuvres. Mêmes privées, les collections sont souvent ouvertes au public : Lacaze mourut lors de la visite hebdomadaire de son cabinet, Shchukin et Morozov ouvraient au public tous les samedis les portes de leur collection, qu'ils destinaient à transformer en musée public. Encore actuellement, les écarts entre passions privées et institutions conservatrices ne sont pas si tranchés : les collectionneurs ne peuvent plus guère se distinguer d'un État devenu un acheteur extensif et ils adoptent en outre pour leurs toiles une disposition muséale alors que, depuis Duchamp, les œuvres revendiquent fièrement la banalité de leur statut.

   Ces collections, et c'est là leur principal titre de gloire, font pleinement partie de l'histoire de l'art, dans une histoire de la réception comme de la création artistique. Le collectionneur, de Giustiniani à Johnn Quinn, est bien souvent le mécène d'un artiste et il a une certaine influence sur son style : il est difficile de comprendre l'art du Caravage sans prendre en compte les tableaux giorgionesques appartenant à Del Monte, ou ses recherches sur l'optique. Les collections royales espagnoles, avec leurs superbes Titien, influencèrent fortement l'art de Rubens ; les collections russes de Matisse et de Picasso, la peinture de Larionov et de Gontcharova. C'est grâce au collectionnisme qu'apparaît le concept de certains genres qui vont modifier la pratique picturale et l'histoire de la peinture. Et Georges Perec, dans Un cabinet d'amateur, d'inspiration toute borgesienne, a bien représenté comment chaque collection donne au tableau une nouvelle vie.