fêtes et peintres (suite)
Fêtes médiévales en Bourgogne et en France
Les premiers témoignages montrent d'abord que les peintres, attachés à la personne d'un prince ou d'un grand seigneur, jouaient auprès d'eux un rôle beaucoup moins spécialisé, et beaucoup plus artisanal, qu'il ne le fut par la suite. Ils avaient à peindre des boucliers et des étendards, à inventer des costumes pour les fêtes et à décorer des navires pour la guerre. Nous pouvons imaginer ces flottilles brillamment pavoisées grâce aux miniatures du temps et aux récits enthousiastes de Froissart. Ainsi, Melchior Broederlam, en 1387, ornait d'emblèmes héraldiques les pavillons des vaisseaux rassemblés par Philippe le Hardi pour une expédition contre l'Angleterre, peignant sur les voiles des monogrammes, des devises et des marguerites en l'honneur de la duchesse de Bourgogne. Pour celle-ci, il dessine un " carrosse " ; pour le duc, il peint le Retable de Champmol, mais il met aussi la dernière main aux machineries du château de Hesdin, qui déclenchent, par surprise, des jets d'eau sur la tête des invités.
Nous sommes apparemment bien renseignés sur les fêtes qui se déroulèrent à la cour de Bourgogne au XVe s., les joutes, les cortèges, les banquets et leurs fabuleux " entremets " : le chroniqueur Olivier de La Marche, qui fut un peu, avant la lettre, l'intendant des Menus Plaisirs du duc, en a laissé des descriptions détaillées. Nous savons d'autre part que les plus grands artistes participaient à leur préparation : l'atelier des Van Eyck eut à peindre des figures sculptées, Rogier Van der Weyden collabora, en 1450, aux décors réalisés à Bruges pour le chapitre de la Toison d'or. Pour la Joyeuse Entrée de Charles le Téméraire à Gand en 1462, et pour son mariage avec Marguerite d'York, on fit appel à Hugo Van der Goes, ainsi d'ailleurs qu'à toutes les corporations de Gand, de Bruxelles, de Louvain, de Mons et d'Ypres. Il n'en reste pas moins que nous ignorons tout de leur rôle individuel. Il serait pourtant fort intéressant de pouvoir ajouter à l'œuvre connu de ces maîtres quelques-unes des compositions pour le moins insolites énumérées par Olivier de La Marche : dragon crachant des nuées d'oiseaux, baleine de soixante pieds de long d'où s'échappent chevaliers et sirènes, pâté géant abritant un orchestre entier, châteaux et tours aux fossés remplis d'" eau d'orange " ou peuplés de sangliers sonnant de la trompette et de loups jouant de la flûte.
De Fouquet à Perréal
Les documents qui subsistent sont tout aussi lacunaires en ce qui concerne le domaine royal. Ils permettent de constater pourtant que les fêtes, à Paris, en Touraine, ont un caractère différent : il y en a moins ; il y en a que l'on prépare et que l'incertitude des temps empêche de réaliser ; il y a plus d'" entrées " que de banquets et, si les allégories ne manquent pas, elles sont d'un autre goût. Dans certains cas, peut-être parce que les peintres sont moins nombreux qu'en Flandre, ou qu'ils entretiennent avec leur souverain des relations plus personnelles, plus familières, ils ont été amenés à jouer un rôle important dans la conception même des réjouissances officielles. Ce fut le cas de Jean Fouquet. Mais, ici encore, les témoignages sont allusifs et imprécis : nous savons qu'il peignit le masque funèbre de Charles VII, qu'il construisit un dais lors de la venue d'Alphonse de Portugal à Tours en 1476, qu'il prépara en 1461 l'entrée de Louis XI dans cette même ville et que cette entrée n'eut pas lieu. Mais nous ignorons si certaines des " inventions " prévues pour cette occasion ne furent pas reprises à Paris, où le roi et la reine furent accueillis solennellement la même année : on y voit notamment un " tableau vivant " du Calvaire et, un peu plus loin, " trois bien belles filles faisant personnage de sirènes, toutes nues, et leur voit-on le beau téton droit, séparé, rond et dur, qui était chose bien plaisante ". L'image, à coup sûr, fait penser aux peintures de Fouquet. C'est aussi la mode du temps : Charles VII, lui, en 1437, n'avait pas eu droit à des nudités féminines, mais à 3 anges portant un écu de France et à de nombreuses représentations édifiantes. En 1489, à Lyon, les 3 fleurs de lys royales se transforment en 3 jolies filles, sous les yeux de Charles VIII partant pour l'Italie. L'idée de la métamorphose est due à Jean Perréal. Peintre, poète, philosophe, curieux de science, d'astronomie et d'alchimie, celui-ci apparaît, dans les premiers documents qui le mentionnent, comme un spécialiste des entrées officielles, se chargeant de l'ordonnance générale, des décors, des poèmes débités par les enfants des écoles et par les demoiselles déguisées en bergères. Charles VIII, charmé de ce qu'il a vu, décide d'emmener le peintre en Italie. Il sera désormais attaché à sa personne, puis à celle de Louis XII. Or, Lyon est sur la route de l'Italie, et Perréal, accompagnant successivement les deux rois au-delà des Alpes, se retrouve à point nommé entre Rhône et Saône, en 1494, en 1499 et en 1507, pour veiller au bon déroulement des cérémonies et, accessoirement, dessiner les joyaux offerts aux souverains. Puis, en 1514, il peint le masque funèbre de la reine, Anne de Bretagne. Quelques mois plus tard, il part pour Londres, chargé par Louis XII de veiller au trousseau de sa nouvelle épouse, Marie Tudor. Dès l'année suivante, c'est le masque du roi défunt qu'il doit exécuter, avant de retourner à Lyon pour y préparer l'entrée de François Ier.
À défaut de ses œuvres, qui ont longtemps échappé à toute identification certaine, la carrière de Perréal est connue : elle est celle d'un artiste aux multiples dons, de réputation quasi internationale (Marguerite d'Autriche le fait travailler à Brou), et se situe à un tournant dans l'histoire de l'art européen. Après lui, les festivités royales prendront un autre caractère. Le rôle des peintres n'en sera pas grandi : ils devront au contraire se soumettre aux conceptions savantes, précises, souvent obscures aussi, des humanistes. Les " entrées " de la Renaissance feront voisiner les vieux symboles traditionnels, parfois légèrement transposés, et les allégories " modernes " dans des décors et des mises en scène calqués sur les réalisations italiennes. Il faudra, en France, attendre le XVIIe s. pour retrouver, avec Charles Le Brun, une personnalité capable d'assumer, dans le déroulement des fastes royaux, un rôle analogue à celui de Perréal.
La Renaissance en Italie, mascarades et triomphes à l'antique
En Italie, les fêtes connaissent une transformation à peu près semblable, mais amorcée plus tôt, des célébrations purement religieuses aux représentations en plein air de sujets bibliques, des joyeuses mascarades aux allégories les plus complexes. Et l'importance des responsabilités confiées aux peintres suit les mêmes fluctuations. Certains n'ont qu'à obéir aux directives des érudits, d'autres ont la charge de concevoir les programmes et d'en surveiller l'exécution. Au moment où Perréal séduit Charles VIII par les spectacles qu'il lui offre à Lyon, Léonard de Vinci tient la cour de Milan sous le charme de sa lyre d'argent, de ses " belles paroles " et des ingénieuses machineries qu'il construit pour les fêtes. (En 1499, lors de l'entrée de Louis XII à Milan, il fait s'avancer un lion qui ouvre sa poitrine pour montrer son cœur plein de lys.)
Mais la position de Léonard, due à son génie multiforme, à sa tournure d'esprit, à la fascination qu'il exerce autour de lui, reste une exception en son temps. Dans les autres cités d'Italie, les tâches sont partagées selon les talents et les circonstances. Nous le savons par Vasari, attentif à recueillir les témoignages concernant un domaine où lui-même déploiera une grande activité. C'est ainsi qu'il décrit les ingénieux mécanismes conçus par Brunelleschi pour la figuration de l'Annonciation à S. Felice in Piazza, plus tard par le Cecca pour l'Ascension au Carmine et pour la Saint-Jean, fête patronale de Florence. Il signale également la disparition, dans cette solennité, de certaines coutumes anciennes, par exemple celle des énormes cierges peints (généralement fort mal), au profit de formules nouvelles, comme celles des chars " semblables aux chars de triomphe en usage aujourd'hui ". Hors de Florence, on voit apparaître aussi ces chars à l'antique dès le milieu du XVe s. À Naples, en 1443, les Vertus, à cheval, précèdent le char de la Fortune et celui de Jules César dans le cortège d'Alphonse d'Aragon. À Reggio, en 1453, Borso d'Este est couronné de lauriers, comme un triomphateur romain, par un saint Pierre descendant du ciel, tandis que César conduit devant lui les Vertus, incarnées naturellement par 7 belles jeunes femmes.
Mais il faut revenir à Florence, et à Vasari, pour percevoir, sous son aspect le plus significatif, l'évolution des fêtes pendant la Renaissance. L'historien toscan attribue à Laurent le Magnifique l'invention de ces brillantes " mascarades ", qui deviendront l'une des expressions privilégiées de la grandeur médicéenne. Il est certain que Laurent prend une part active à leur organisation : il choisit les thèmes majeurs, désigne les artistes chargés de les illustrer, compose des chansons de circonstance.
Mais l'origine de ces fêtes remonte plus loin : à dix ans (en 1459), Laurent, coiffé d'un turban à plume d'or, participait à la chasse organisée place de la Seigneurie en l'honneur de Pie II et du jeune Galeas Marie Sforza ; l'exotisme des costumes fit sensation. La Chronique illustrée de Finiguerra nous en apporte un reflet, et Gozzoli s'en souvient lorsqu'il peint, la même année, la brillante chevauchée des mages sur les murs de la chapelle Médicis. En 1469, à la " giostra " (" joute ") organisée pour le mariage de Laurent avec Clarisse Orsini, l'éclat des parures atteint son comble : les vêtements et les harnachements des chevaux sont constellés de perles, de diamants ou d'émaux exécutés spécialement par Antonio Pollaiolo. Laurent a demandé à Verrocchio de peindre son étendard : une nymphe vêtue d'une robe semée de fleurs d'or et d'argent y tresse une couronne de lauriers. Il ne se passe pas de fête désormais sans que les architectes, les sculpteurs, les peintres en vue ne soient appelés à y participer. C'est Botticelli qui peint l'étendard de Julien de Médicis pour la célèbre Giostra de 1475, dont il est le héros (et le vainqueur désigné d'avance) : on y voit l'Amour, les mains liées, près de Pallas brandissant sa lance et fixant les yeux sur le Soleil. Politien, dans un poème célébrant l'événement, explique le symbole : Pallas, c'est la belle Simonetta, la " dame " de Julien. Le Soleil, c'est la gloire dont il va se couvrir pour émouvoir la déesse, embrasée par la " sainte fureur " de l'Amour. Il existe alors à Florence des associations dont l'activité essentielle est de préparer les divertissements que Laurent aime à offrir aux Florentins, et à lui-même. En 1491, il charge la Compania della Stella d'organiser un Triomphe de Paul Émile, dont la réalisation est confiée à Granacci : on admire d'autant plus les " merveilleuses inventions " du peintre qu'il a tout juste vingt ans. " Il était d'ailleurs si habile à ce genre de divertissement, dit Vasari, que Laurent l'y employait très souvent. "
Mais celui-ci meurt l'année suivante. La voix de Savonarole se fait plus menaçante. Les processions expiatoires remplacent les joyeux cortèges du carnaval et le moine compose un cantique sur l'air d'une chanson écrite par Laurent pour accompagner le char de Bacchus et d'Ariane. Viennent ensuite l'invasion française, la fuite de Pierre de Médicis, la proclamation de la république, enfin une longue période de troubles et de difficultés politiques. Puis, en septembre 1512, c'est le retour triomphal de Julien de Médicis à Florence et, quelques mois plus tard, l'apothéose, avec l'élection de son frère Jean au pontificat. Les fêtes reprennent aussitôt. Le carnaval de 1513, voué en fait à la glorification de Laurent le Magnifique, revêt un éclat exceptionnel. Julien se met à la tête de la compagnie du Diamant — l'un des emblèmes de son père —, et son neveu Laurent, futur duc d'Urbino, est le chef de la compagnie du Broncone (la branche de laurier desséchée et qui reverdit), dont il adopte le nom pour montrer que la mémoire de son oncle revit avec lui. Pour Julien, Andrea Dizzi, professeur de lettres grecques et latines, conçoit un triomphe à la romaine, avec 3 chars —l'enfance, l'âge mûr, la vieillesse — sur lesquels Pontormo représente en grisailles les métamorphoses des dieux. Il peint aussi les chars du Broncone, imaginés par Jacopo Nardi, historiographe de Florence et traducteur de Tite-Live : ceux-ci évoquent l'ère de Saturne et de Janus (" qu'on appelle l'âge d'or ", dit Vasari), Numa Pompilius, Jules César, Trajan, puis de nouveau le triomphe de l'âge d'or (celui de Laurent, restauré par la grâce du Ciel et le mérite de ses descendants) " avec six grandes figures en relief exécutées par Baccio Bandinelli et de très belles figures de Pontormo ", notamment les Vertus cardinales, puis une énorme mappemonde et au-dessous, " un homme qui semblait mort, cuirassé de fer, le dos ouvert : de l'ouverture surgissait un enfant tout nu et entièrement doré représentant l'âge d'or naissant de l'âge de fer ", dit Vasari, qui ajoute : " Je dois à la vérité de dire que l'enfant doré mourut peu après, des suites du traitement qu'on lui avait fait subir. "