Dürer (Albrecht)
Peintre allemand (Nuremberg 1471 – id. 1528).
Universelle par sa signification et par l'étendue de sa portée, l'œuvre de Dürer s'inscrit historiquement à l'intérieur d'un processus culturel et social de mutation, au moment de transition décisive entre la société médiévale et l'universalisme bourgeois, ouvert, au moins pour une élite, à l'idéalisme de la Renaissance italienne. Or, cette évolution, qui avait été, au sud des Alpes, le fruit d'une maturation régulière et progressive, prit, dans les pays germaniques, le caractère d'un affrontement intellectuel et politique violent dont on ne voyait la solution que dans une série de ruptures radicales avec le passé. C'est au cœur de ces conflits, dont la Réforme et la guerre des paysans seront les moments forts, que Dürer réalise la synthèse, pratiquement unique dans l'histoire de l'art, des principes de la Renaissance et d'un langage plastique très élaboré, croisement complexe d'influences rhénanes et néerlandaises. Ainsi, non sans ambiguïté, il demeure l'ultime représentant de la génération gothique flamboyante dont il est issu, tandis qu'il projette sur son temps et dans l'avenir le génie humaniste d'une pensée qui le définit comme " le premier artiste moderne du nord des Alpes " (L. Grote).
Années de formation
La famille Dürer était originaire de Hongrie, où le grand-père d'Albrecht, puis son père avaient pratiqué le métier d'orfèvre ; celui-ci, après un séjour aux Pays-Bas, s'était fixé en 1455 à Nuremberg. Selon toute vraisemblance, c'est dans la tradition artisanale de l'atelier paternel que le jeune Dürer acquit les premiers éléments de sa formation. Apprentissage capital pour le développement ultérieur de l'artiste comme dessinateur et graveur. C'est en effet son œuvre graphique qui, plus que sa peinture, dont le volume demeure assez restreint, lui valut de son vivant un renom international, tandis qu'au XVIe s. l'Europe entière copiera ses innombrables dessins, bois et cuivres gravés. Le premier témoignage artistique que nous conservons de lui, un Autoportrait à la pointe d'argent (1484, Albertina), apporte d'ailleurs l'éclatante démonstration de sa précocité dans ces techniques. En 1486, après avoir difficilement fléchi la volonté de son père, Dürer commence son apprentissage de peintre dans l'atelier de Michael Wolgemut, disciple de Hans Pleydenwurff, qui avait été l'un des propagateurs de l'art des Pays-Bas à Nuremberg. Les quelques peintures que le jeune Albrecht réalise à ce moment, quoique exécutées dans un sens plutôt décoratif, portent la marque du style monumental de son maître (le Cimetière de Saint-Jean, aquarelle et gouache, v. 1489, musée de Brême).
Compagnonnage
Au printemps de 1490, son apprentissage terminé, Dürer quitte Nuremberg pour effectuer un tour de compagnon de quatre années. Les informations faisant défaut, nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses sur les étapes de ce voyage. E. Panofsky suggère que le jeune maître dut hésiter entre Colmar, d'où rayonnait l'œuvre de Schongauer, et la région de Francfort et de Mayence, où, semble-t-il, travaillait le non moins célèbre mais mystérieux " Maître du Livre de raison ". Cependant, l'interprétation des documents et l'analyse stylistique des œuvres de cette époque (influence de Gérard de Saint-Jean et de Dirk Bouts) laissent entendre que Dürer aurait poursuivi son périple jusqu'aux Pays-Bas pour y étudier les œuvres de ceux dans la tradition desquels il avait été éduqué : Van Eyck et Van der Weyden. Il revient sur ses pas au printemps de 1492 et s'arrête à Colmar, où on lui apprend la mort de Martin Schongauer, survenue l'année précédente. Le peintre est cependant recommandé à Georg Schongauer, frère de Martin, qui vit à Bâle. Là, grâce également aux recommandations de son parrain, le célèbre éditeur Anton Koberger, Dürer est introduit dans les milieux humanistes, où il est agréé immédiatement et où il se lie d'amitié avec Johannes Amerbach. L'activité que poursuit Dürer durant ces années de voyage est surtout graphique : dessins et projets de xylographies où s'amalgament les influences de Schongauer et de la liberté d'invention du Maître du Livre de raison. Saint Jérôme guérissant le lion (1492), frontispice de l'édition des lettres de saint Jérôme, par Nicolas Kessler, est la seule gravure certifiée de cette époque, mais il est probable qu'il travailla à l'illustration d'autres éditions, comme le Térence d'Amerbach ou la Nef des fous de Bergmann von Olpe. De cette époque date également son premier Autoportrait peint (1493, Louvre), chef-d'œuvre d'introspection aiguë, analyse lucide et sans passion de son propre génie : " Mon destin progressera selon l'Ordre suprême ", inscrit-il au-dessus de sa tête.
Le premier voyage italien
En 1493, il est à Strasbourg, puis, l'année suivante, de nouveau à Nuremberg, où il épouse la fille du patricien Hans Frey avant de repartir, pour Venise cette fois. Ce second voyage prend, en raison de la formation qu'il avait reçue jusqu'alors, une résonance tout à fait exceptionnelle. En effet, pour la plupart des contemporains de Dürer, les sources vives de l'art demeuraient Bruges ou Gand, la Renaissance étant en général considérée comme un mouvement exclusivement italien, n'offrant aux artistes allemands qu'un stock de motifs décoratifs empruntés à l'Antiquité. Dürer y verra, en revanche, le lieu d'un véritable renouveau de la pensée et de la vision artistique, et il se lancera avec passion dans l'étude de la vie et de l'art vénitiens, croquant sur le vif, fréquentant les ateliers, copiant Mantegna, Credi, Pollaiolo, Carpaccio, Bellini, assimilant peu à peu les nouvelles conceptions esthétiques, notamment dans le domaine de la perspective et du traitement du nu. Mais, alors même que son intérêt s'éveillait aux théories artistiques, il témoignait d'une curiosité prononcée pour les choses de la nature, curiosité sous-jacente à l'ensemble de son œuvre et qu'il sublimera à la fin de sa carrière. Ainsi il réalise, principalement durant son voyage de retour, une série de vues autonomes des paysages qu'il traverse (Italie du Nord, Tyrol) : le Wehlsch Pirg (1495, Oxford, Ashmolean Museum), le Col alpin (id., Escorial), l'Étang dans la forêt (id., British Museum), la Vue du val d'Arco (id., Louvre). Ces aquarelles fraîches et libres, émouvantes par leur modernité, leur cohérence, l'utilisation expressive des couleurs, sont à rapprocher, par leur vision concrète et leur expérience directe de la nature, opposées aux conceptions traditionnelles purement abstraites d'études telles que le Crabe (v. 1495, Rotterdam, B. V. B.), la Grande Touffe de gazon (1503, Albertina) ou la Corneille bleue (1512, id.).
La maturité
En 1495, Dürer est de retour à Nuremberg et, grâce au mécénat de l'Électeur de Saxe Frédéric le Sage, une période d'intense productivité s'ouvre devant lui. Sur le plan stylistique, il réalise alors la fusion entre les leçons italiennes et l'apprentissage dans la tradition germano-flamande, tandis que, du point de vue iconographique, il fait preuve d'éclectisme : le portrait humaniste et son message anthropocentriste, les thèmes bibliques, les allégories philosophiques, les scènes de genre, les satires... À côté d'une impressionnante série de gravures, parmi lesquelles le cycle de l'Apocalypse brille comme l'une des merveilles de l'art allemand, il réalise jusqu'en 1500 une douzaine de peintures. Le premier polyptyque, commande de Frédéric, fut conçu par Dürer, mais exécuté par des assistants (les Sept Douleurs, 1496, Dresde, Gg, et Mater Dolorosa, id., Munich, Alte Pin.). Le second, connu sous le nom de Retable de Wittenberg (1496-97, Dresde, Gg), est entièrement de la main du maître ; pour la Vierge en adoration devant l'Enfant, Dürer emprunte le schéma des nativités flamandes, tandis que la précision du modelé, les éléments de nature morte au premier plan et la perspective architecturale dépouillée de l'arrière-plan évoquent Mantegna ou Squarcione ; l'ensemble de la composition, au dessin dur sans rigidité et aux tonalités sourdes, dégage une atmosphère de piété grave qui n'est pas sans parenté, ainsi que l'indique Panofsky, avec les Pietà de Giovanni Bellini. Les panneaux latéraux (Saint Antoine et Saint Sébastien), plus tardifs (v. 1504), sont stylistiquement plus souples, mais leur réalisme ainsi que la chair abondante des putti contrastent avec l'élévation spirituelle du panneau central. Conjointement à ces retables, Dürer fit le Portrait de Frédéric le Sage (1496, musées de Berlin). Tout élément décoratif ou descriptif est abandonné au profit de la pénétration psychologique, le dépouillement formel devenant le seul véhicule expressif de la tension intérieure du personnage. Par rapport à cette pièce maîtresse, le portrait d'Oswolt Krel (1499, Munich, Alte Pin.) marque un certain retour en arrière : multiplication des éléments de composition, ouverture sur une perspective de paysage, mise en valeur un peu emphatique du personnage et construction traditionnelle fondée sur le contraste complémentaire rouge-vert. Dans l'intervalle, Dürer avait réalisé quelques portraits (Portrait de son père, Katharina Fürlegerin) dont nous ne connaissons que les répliques, ainsi que la Madone Haller (v. 1498, Washington, N. G.) à la façon des Madones de Giovanni Bellini. Cinq ans après l'Autoportrait du Louvre, il reprend l'étude de sa propre figure (Autoportrait, 1498, Prado) et l'on mesure, dans le port altier, un brin orgueilleux, dans l'élégance guindée du vêtement et dans la composition savante de l'attitude et du décor, tout le chemin parcouru par celui qui, à vingt-sept ans, commence d'être reconnu comme le plus grand créateur de sa génération. De deux ans postérieur, l'Autoportrait de Munich (1500, Alte Pin.) est bien plus troublant et son mystère ne sera probablement jamais élucidé. Dürer s'y représente frontalement comme une sorte de Christ surgi des ténèbres dans un dépouillement monumental, avec les longues tresses dorées qui provoquaient les sarcasmes des Vénitiens, tombant symétriquement sur les épaules. Identification du génie de l'artiste au génie créateur divin, profession de foi dans le classicisme de la Renaissance, monument à sa propre gloire ? Le problème reste entier.
La dernière œuvre de cette triomphale époque de jeunesse est une Déploration sur le Christ mort (v. 1500, Munich, Alte Pin.). Encore empreinte de la gravité austère de Wolgemut, cette composition transcende ce que son schéma pourrait avoir d'archaïque ou d'étriqué, en ouvrant au-dessus de l'anatomie du Christ et de l'ordonnance pyramidale des personnages le paysage idéal d'une Jérusalem cosmique.