Matisse (Henri) (suite)
La période fauve
L'année 1904 est celle des expériences décisives. Après avoir exposé chez Vollard en juin (première exposition particulière), Matisse passe l'été à Saint-Tropez chez Signac et reprend le divisionnisme, cette fois-ci plus méthodiquement. La Terrasse de Signac à Saint-Tropez (1904, Boston, Gardner Museum) présente d'abord la somme des acquis précédents : mise en page japonisante (Mme Matisse pose en kimono), arabesques décoratives des tiges légères compensées par la stabilité du mur de la maison, poses de touches variées — de l'aplat au point. Cette économie supérieure dans la répartition des effets est le trait par excellence de l'art de Matisse et explique à quel point le divisionnisme systématique pouvait le contraindre. Luxe, calme et volupté, exposé aux Indépendants en 1905 et acheté par Signac (Paris, Orsay), révèle à cet égard un désaccord flagrant entre la ligne et la couleur. Mais le thème de la joie apollinienne, rayonnante sur la plénitude des formes et la nature apaisée, est significatif de l'évolution de Matisse. Le procédé divisionniste lui permet aussi de vérifier au plus près la qualité et la quantité sensorielles, émotives, de chaque touche de couleur sur le champ de la toile (Notre-Dame, 1904-1905, Stockholm, Moderna Museet). Fort de cette nouvelle expérience de 1905 à 1907, durant le court moment du paroxysme fauve, Matisse donne les interprétations les plus audacieuses, mais aussi les plus diverses, dans le paysage comme dans le portrait et la composition à figures. Il passe l'été de 1905 à Collioure, où le rejoint Derain, et réalise des tableaux où se marque le passage du divisionnisme à une touche plus large et plus variée, à l'emploi de couleurs libérées des contraintes du mimétisme (Marine, 1905, San Francisco Museum of Modern Art). La petite Pastorale (Paris, M. A. M. de la Ville) est un jalon précieux pour le développement de l'artiste : arabesque gracieuse encore soumise à un tracé coloré assez dense, palette éclairée mais relativement sobre, nus restitués par un contour sans raideur. La Fenêtre ouverte à Collioure (New York, coll. John Hay Whitney) et la Femme au chapeau (San Francisco, coll. Walter A. Maas), exposées au Salon d'automne de 1905, où leur est appliqué pour la première fois le qualificatif de " fauves ", témoignent d'une allégresse créatrice rare et d'une volonté de transposition qui, néanmoins, respecte l'identité du modèle. Mais, si un rythme assez décoratif tendait à l'emporter dans le paysage, le visage de femme, vert, ocre et mauve, offrait une vigueur expressive inédite, que l'on retrouve dans le Portrait à la raie verte (1905, Copenhague, S. M. f. K.) et dans la Gitane aux accents expressionnistes (1906, musée de Saint-Tropez). La fermeté de l'assise de ces figures, construites sur de larges plans aux timbres d'une profonde sonorité (vert, violet, indigo, bleu nuit), pouvait laisser pressentir une évolution en faveur d'un resserrement de la forme, d'une discipline de la touche, exploitée en 1905 par Matisse avec le maximum de liberté. Une nouvelle rencontre devait hâter cette orientation. À Collioure, l'artiste fréquente Maillol, qui lui fait connaître Daniel de Monfreid, chez qui il voit les derniers tableaux de Gauguin, et il commence à s'intéresser à l'art nègre (1906). Le rôle organisateur de l'aplat, assoupli par le jeu de l'arabesque à la fois décor et expression, va tenir désormais une grande place dans l'œuvre du maître. Cette tendance décorative s'affirme publiquement avec disposition, au Salon des Indépendants de 1906, de la grande composition le Bonheur de Vivre (Merion, Barnes Foundation), répertoire des thèmes et des formes des années à venir. La même année, il exécute 3 bois gravés et ses premières lithos, techniques d'esprit fort proche de celui qu'il inaugure en peinture, surtout en 1907 (Nu bleu, Baltimore, Museum of Art ; Luxe, première version et dessins au M. N. A. M. de Paris, seconde version au S. M. f. K. de Copenhague).
Définition d'une esthétique
Le Fauvisme a brûlé de ses plus beaux feux et Picasso peint les Demoiselles d'Avignon en 1907, année de la rétrospective Cézanne au Salon d'automne. Matisse fait maintenant figure, surtout aux yeux des collectionneurs étrangers (Stein, Chtchoukine, Morozov), de chef de file de la peinture française. En 1908, sur leurs instances, il ouvre dans son atelier parisien, rue de Sèvres, une académie, qu'Américains, Allemands, Scandinaves surtout fréquentent, et publie les Notes d'un peintre (25 déc. 1908) dans la Grande Revue — importantes pour la compréhension de son art. Si l'expression est le but à atteindre, il dit l'obtenir par la disposition de son tableau, non par la mise en évidence d'un contenu émotionnel comme chez Van Gogh, mais par la recherche des " lignes essentielles ". Et cet aspect éminemment harmonique doit, dans son esprit, dispenser à l'homme moderne une délectation toute classique qu'il cherche à faire naître par de grandes décorations (la Desserte, harmonie rouge, 1908, Ermitage).
La Musique et la Danse, commandées par Chtchoukine en 1909 (auj. à l'Ermitage), illustrent excellemment ce parti : " Trois couleurs pour un vaste panneau de danse : l'azur du ciel, le rose des corps, le vert de la colline " (interview pour les Nouvelles, 12 avr. 1909). À la souple guirlande des arabesques choisies pour les nus de danseuses répondent les taches discontinues des musiciens définis par un trait plus aigu. Ce goût pour la musicalité abstraite des lignes et des couleurs est confirmé par l'intérêt de l'artiste pour l'art musulman : il visite en 1910 avec Marquet l'exposition de Munich, passe l'hiver de 1910-11 en Espagne méridionale et le début de l'année suivante au Maroc, où il retourne en 1913. Mais, en dehors des grands panneaux décoratifs, les ateliers, les figures, les paysages et les natures mortes exécutés de 1909 à 1913 (Moscou, musée Pouchkine ; Ermitage) présentent une grande variété de moyens, à la fois plastiques et colorés, également décisifs dans leur application.
L'expressionnisme de la Gitane reparaît dans l'Algérienne (1909, Paris, M. N. A. M.), mais en quelque manière décanté. Cette figure, traitée en sobres et vigoureux aplats abruptement définis par les noirs, évoque la technique de la gravure sur bois et annonce les œuvres à peu près contemporaines de Kirchner. La même remarque s'impose pour les nus exécutés au cours de l'été de 1909 à Cavalière (Nu rose, musée de Grenoble). Certaines natures mortes exploitent un arrangement et une pose de touche encore cézanniens (Nature morte aux oranges, 1912, Paris, musée Picasso), tandis que d'autres (ainsi que des tableaux d'intérieur) développent le thème en succession de teintes plates très attentivement ordonnées par rapport à la surface de la toile et sur lesquelles s'inscrivent les motifs privilégiés (la Famille du peintre, 1911, Ermitage ; les Poissons rouges, 1911, Moscou, musée Pouchkine). Le subtil équilibre matissien entre rigueur et sensibilité atteint une acuité extrême dans les grandes décorations de 1911 (l'Atelier rouge, M. O. M. A. ; Intérieur aux aubergines, musée de Grenoble) et dans la Fenêtre bleue de 1913 (New York, M. O. M. A.), exécutée à Issy-les-Moulineaux, où habite le peintre depuis 1909. Le paysage, contemplé de la fenêtre, les repères matériels de la demeure sont réduits à des éléments géométriques sans sécheresse investis par des plages bleues, nettement scandées par les objets ocre et vert (buste, vase, lampe) et les deux taches rouges des fleurs. Acquis par Morozov, les 3 tableaux dits " Triptyque marocain " (1912, Ermitage ; Moscou, musée Pouchkine) proposent en un style plus détendu, marqué par la lumière méditerranéenne, la couleur suggérant la forme, un résumé des récentes investigations. En 1914, Matisse reprend un atelier au 19, quai Saint-Michel. Avant la découverte de Nice et de sa plénitude solaire, en 1917, il passe, comme au début de sa carrière, par une période d'austérité : harmonies plus sombres et audacieuses simplifications qui représentent, accordées à son tempérament, des réalisations parallèles à celles du cubisme synthétique (Porte-fenêtre à Collioure, 1914, Paris, M. N. A. M.). À côté des études d'atelier avec une échappée sur l'extérieur (le Bocal de poissons rouges, 1914, Paris, M. N. A. M.) prennent place des œuvres où les différents motifs, heureusement sertis par des courbes sur un vaste fond noir — le noir, " couleur de lumière ", dit Matisse —, sont des signes purs, toutefois identifiables (les Marocains, 1916, New York, M. O. M. A. ; les Coloquintes, 1916, id.). La Porte-fenêtre à Collioure (1914, Paris M. N. A. M.) va plus loin encore : les détails de la fenêtre éliminés, ne restent en présence que des champs chromatiques essentiels, qui annoncent l'expressionnisme abstrait américain des années 1950 (le tableau cependant n'a été exposé qu'à partir de 1966).Au cours des mêmes années, la sculpture poursuit un objectif semblable en tentant de rapprocher au maximum le plan du relief (Dos, 1916-17), recherche dont témoigne aussi la Leçon de piano (1916, New York, M. O. M. A.). Quelques mois cependant après l'achèvement de ce tableau où la synthèse formelle et chromatique était poussée très loin, Matisse en reprend le sujet dans la Leçon de musique (1917, fondation Barnes, Merion), où s'opère un retour à un réalisme post-impressionniste.