Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Morbelli (Angelo)

Peintre italien (Alessandria 1853  – Milan 1919).

Élève de Bertini et de Casnedi à l'Académie Brera de Milan (1869-1876), Morbelli s'intéresse rapidement à l'esthétique des impressionnistes et, comme eux, tente avec quelques-uns de ses camarades qui partagent ses goûts picturaux (Previati, Segantini, Grubicy) d'organiser un Salon des refusés. Il expose en France et en Angleterre, dès 1882-1884, des œuvres d'une technique divisionniste (la Gare centrale de Milan, 1889, Milan, G. A. M.) qui traduisent une constante mélancolie (Derniers Jours, id. ; Pour quatre-vingts centimes, 1895, Vercelli, Museo Civico ; Jour de fête à l'hospice, Paris, musée d'Orsay).

morceaux de réception

Œuvres que les artistes agréés à l'Académie royale de peinture et de sculpture devaient présenter et donner pour obtenir le grade d'académicien.

   Bien que l'Académie ait été créée en 1648, ce n'est qu'en 1663 qu'un arrêt royal obligea les peintres, sculpteurs ou graveurs à présenter leur morceau de réception pour avoir droit, après approbation de l'assemblée, au titre d'académicien et aux privilèges en découlant. Cette coutume se poursuivit jusqu'à la suppression de l'Académie, en 1793. Ces morceaux, dont les sujets étaient fournis par l'Académie — Watteau étant une des exceptions à cette règle —, s'accumulèrent dans les locaux de l'Académie, si bien qu'en 1793 cette institution possédait un exemple de l'art de chaque artiste, formant un vaste panorama de la peinture française entre 1648 et 1793. Il faut noter aussi que le morceau de réception, comparable en tout point au " chef-d'œuvre " des anciennes corporations, impliquait que cet exemple fût de qualité. Le morceau de réception, accompagné jusqu'en 1745 d'un présent pécuniaire obligatoire, devait être présenté trois ans au plus après que le peintre eut été agréé. Mais il existe de nombreuses exceptions à cette règle ; un peintre comme Watteau fut agréé en 1712 et ne donna son morceau de réception, Pèlerinage à l'île de Cythère (Louvre), qu'en 1717. La spécialité du peintre ne l'obligeait toutefois pas à présenter un tableau de cette spécialité ; c'est ainsi qu'une portraitiste telle que Mme Vigée-Lebrun fut reçue sur un tableau allégorique : la Paix ramenant l'Abondance (Louvre). Cependant, pour les portraitistes, l'usage voulait qu'ils donnassent pour leur réception un ou deux portraits de leurs confrères. C'est ainsi que l'Académie rassembla une magnifique série de portraits d'artistes aujourd'hui répartie entre le Louvre et Versailles ; au Louvre, Largillière (Ch. Le Brun, 1686), Rigaud (Desjardins, 1700), Tocqué (J. L. Lemoyne, Galloche, 1734), Perronneau (Adam l'Aîné, 1753), Roslin (Jeaurat, 1754), F. H. Drouais (Bouchardon, 1759), Duplessis (Allegrain, 1774 ; Vien, 1785) ; à Versailles, Ranc (Fr. Verdier, 1703), Allou (Antoine Coypel, Bon Boullogne, 1711), Aved (J. F. de Troy, 1734), Roslin (Collin de Vermont, 1753), Aubry (N. Hallé, 1775), Vestier (Doyen, Brenet, 1787).

   L'Académie fut supprimée en 1793 et, dès 1794, sa collection était incorporée au Muséum central des arts. En 1796, une partie de cette collection était envoyée au dépôt de Nesle, tandis qu'en 1797 une autre partie était envoyée au Musée spécial de l'école française, créé à Versailles ; la même année, le dépôt de Nesle étant supprimé, les morceaux de réception qui y étaient conservés entraient au Louvre. Si bien que, vers 1800, la collection de l'ancienne Académie royale se trouvait répartie entre le Louvre et Versailles. Les collections publiques de peintures provenant des collections royales ou de l'Académie traversèrent sans trop de dommage la " tourmente révolutionnaire " ; les aliénations et les disparitions d'œuvres furent à peu près nulles. C'est au XIXe s. que la dispersion eut lieu ; dès 1803, plusieurs morceaux de réception étaient envoyés à Lyon, à Rennes, à Caen et surtout à Tours (Nattier, Persée pétrifiant Phinée, 1718 ; Collin de Vermont, Bacchus confié aux nymphes de l'île de Naxos, 1725 ; Dumont le Romain, Hercule et Omphale, 1728 ; J.-B. Restout, Philémon et Baucis, 1771) ainsi qu'à Montpellier (A. Coypel, Louis XIV se reposant dans le sein de la gloire, 1681 ; J. F. de Troy, la Mort des enfants de Niobé, 1708 ; Natoire, Vénus commandant des armes à Vulcain, 1733 ; Dandré-Bardon, l'Ambition de Tullia, 1735 ; Trémollières, Ulysse sauvé du naufrage, 1737). D'autres dispersions eurent lieu sous la IIIe République : morceau de réception de Peyron (Curius Dentatus refusant les présents des Samnites, 1787), envoyé en 1876 à Avignon, tandis qu'en 1872 un certain nombre de morceaux retournaient à l'E. N. B. A. de Paris.

   De nos jours, la collection de l'ancienne Académie est répartie entre quelques musées de province et 3 principaux musées : Versailles (conservant principalement des portraits d'artistes), l'E.N.B.A. (J.-B. Corneille, Hercule et Busiris, 1675 ; Lemoyne, Hercule et Cacus, 1718 ; H. Robert, Vue de Rome, 1766 ; Ménageot, l'Étude arrêtant le Temps, 1780) ; mais c'est le Louvre qui possède les plus importants et les plus célèbres morceaux de réception : Bon Boullogne (Hercule luttant contre les centaures, 1677), Santerre (Suzanne au bain, 1704), Vleughels (Apelle peignant Campaspe, 1716), Watteau (l'Embarquement pour Cythère, 1717), Pater (Réjouissance de soldats, 1728), Chardin (la Raie, le Buffet, 1728), Boucher (Renaud et Armide, 1734), N. Hallé (Dispute de Minerve et de Neptune, 1748), J. Vernet (Marine, soleil couchant, 1753), L. J. F. Lagrenée (l'Enlèvement de Déjanire, 1755), Roland de La Porte (Vase de lapis et instruments de musique, 1763), Greuze (Septime Sévère et Caracalla, 1769), J.-B. Regnault (Achille et le centaure Chiron, 1783), David (la Douleur d'Andromaque, 1783).

Moreau (Gustave)

Peintre français (Paris 1826  – id. 1898).

Il travailla deux ans dans l'atelier de François Picot, puis se dégagea de cet enseignement quelque peu sclérosé pour étudier seul dans le sillage de Delacroix (la Légende du roi Canut, Paris, musée Gustave-Moreau). Dès 1848, il se lia d'amitié avec Chassériau, qu'il admirait pour son goût de l'arabesque et sa poétique élégance. Le jeune artiste fut profondément marqué par cette influence, qui orienta toute son œuvre (la Sulamite, 1853, musée de Dijon). Chassériau fut le seul maître dont il se réclama jamais et, après la mort de celui-ci, en 1856, Moreau séjourna deux années en Italie, où il découvrit, analysa et copia les chefs-d'œuvre italiens. Il s'enthousiasma pour Carpaccio, Gozzoli et Mantegna surtout. Il ressentit à sa manière la suavité de Pérugin, le charme languide de Léonard et l'harmonie puissante des figures de Michel-Ange. Il se souviendra aussi du style linéaire florentin et du canon maniériste.

   Revenu à Paris, il exposa successivement au Salon Œdipe et le Sphinx (1864, Metropolitan Museum), le Jeune Homme et la Mort (1865) et la célèbre Jeune Fille thrace portant la tête d'Orphée (1865, Paris, musée d'Orsay). Il avait dès lors conquis son public de critiques d'art, d'intellectuels et de raffinés. Mais il avait aussi déchaîné les ricanements d'une opposition incompréhensive et renonça alors à exposer régulièrement au Salon. Il participa cependant à l'Exposition universelle de 1878 avec plusieurs œuvres appréciées, dont Salomé dansant devant Hérode (1876, New York, coll. Huntington Hartford) et l'Apparition (aquarelle, 1876, Louvre). En 1884, après le choc violent ressenti à la mort de sa mère, il ne vécut que pour son œuvre. Ses illustrations des Fables de La Fontaine, que son ami Antony Roux lui avait commandées en 1881, furent exposées en 1886 à la gal. Goupil. À la suite de ces années de recherches solitaires, il fut élu membre de l'Académie des beaux-arts (1888), puis nommé professeur pour succéder à Élie Delaunay (1891). Il dut alors renoncer à son isolement afin de se consacrer à ses élèves. Si certains d'entre eux, comme Sabatté, Milcendeau ou Maxence, suivirent la voie traditionnelle, d'autres montrèrent très vite des tendances indépendantes. Le symbolisme de René Piot, l'expressionnisme religieux de Rouault ou de Desvallières doivent cependant beaucoup à Moreau. Malgré leur esprit révolutionnaire, les jeunes fauves comme Matisse, Marquet ou Manguin comprirent sa leçon de coloriste. Son rayonnement humain, son sens aigu des dons et de la liberté d'autrui firent de Moreau un maître aimé de tous.

   Toute sa vie, il chercha à exprimer l'inexprimable. Son métier est très sûr, mais ses études préparatoires au crayon, fort nombreuses, sont froides et rigoristes, car l'observation du modèle vivant l'ennuie et la nature n'est pour lui qu'un moyen. Sa pâte est lisse avec des raffinements d'émail et des glacis cristallins. Les couleurs sont en revanche longuement triturées sur la palette pour obtenir des tons rares, des bleus et des rouges éclatants comme des gemmes, des ors pâles ou roux. Cet amalgame savamment composé est rehaussé parfois de cire (Saint Sébastien, Paris, musée Gustave-Moreau). Dans ses aquarelles, Moreau se laisse aller à la facilité et joue en toute liberté des effets chromatiques que permettent les teintes diluées. Mais ce coloriste était dominé par sa quête continue, intellectuelle et mystique de la légende et du divin. Fasciné par les mondes anciens, religieux ou littéraires, il voulut en extraire la quintessence. Il se passionna d'abord pour la Bible et le Coran, puis pour les mythologies grecque, égyptienne ou orientale. Il les mélangeait souvent, les unissant dans des évocations féeriques à signification universelle : Salomé dansant devant Hérode s'orientalise d'un décor babylonien et d'une seule fleur de lotus pharaonique, et Hercule séduit les Filles de Thestius (Paris, musée Gustave-Moreau) dans les salles fabuleuses d'un palais assyrien. Parfois, son lyrisme s'exacerbe : l'artiste chasse devant lui un Cavalier (v. 1855, id.) éperdu dans la plaine ou le Vol des anges suivant les Rois mages (id.). Parfois, il accentue l'immobilisme hiératique de ses personnages : Hélène (id.) dressée incertaine à la porte Scée ou l'Ange voyageur (id.) un instant posé au sommet d'une tour. Seules ses œuvres chrétiennes montrent une plus grande austérité d'expression (Pietà, 1867, Francfort, Städel. Inst.).

   Moreau exalta le héros et le poète, beaux, nobles, purs, presque toujours incompris (Hésiode et les Muses, 1891, Paris, musée Gustave-Moreau), puis il chercha à créer ses propres mythes (les Lyres mortes, 1895-1897, id.). Malgré une liaison heureuse, une misogynie profonde devait peupler ses toiles d'images ambiguës et raffinées de femmes au charme énigmatique et cruel. Loin de la douceur pitoyable de la jeune fille thrace interrogeant en elle-même le visage clos d'Orphée, les Chimères insidieuses (1884, Paris, musée Gustave-Moreau) envoûtent l'homme angoissé, désarmé par les sept péchés et la Vierge perverse, Salomé (1876, étude, id.) perd le prêcheur dans l'arabesque d'une ondulation fascinante. Seule l'effigie de Léda (1865, id.), moins équivoque, s'adoucit dans un symbole de communion entre Dieu et la créature. Mais Moreau se heurta sans cesse à l'impossibilité de traduire exactement ses visions et ses impressions. Il commença plusieurs grandes œuvres, les délaissa, puis les reprit et ne put les achever, par scrupule, par découragement ou par impuissance. Les Prétendants (1852-1898, id.), aux enchevêtrements excessifs, les Argonautes (1897, inachevés, id.), au symbolisme compliqué devenu rébus, restèrent des ébauches qui témoignent de cette insatisfaction continuelle. Soucieux d'apothéose, Moreau a échoué. Mais il achève l'étonnant Jupiter et Sémélé (id.), et les séries d'esquisses qu'il réalisa pour trouver les attitudes rêvées des personnages sont souvent admirables, car il sut créer des décors fantastiques, des palais hallucinés aux colonnades de marbre, aux lourdes tentures brodées et des paysages de falaises déchiquetées et d'arbres tordus, découpés sur des lointains clairs à la manière de Grünewald. Il s'attacha au scintillement des ors, des joailleries et des minéraux et entrevit des fleurs fabuleuses.

   Les fantasmagories de Gustave Moreau devaient séduire les poètes symbolistes, qui recherchaient des fantasmes parallèles, comme Mallarmé ou Henri de Régnier, et attirer André Breton et les surréalistes. Elles devaient troubler aussi des esthètes comme Robert de Montesquiou ou des écrivains comme Jean Lorrain, Maurice Barrès ou J. K. Huysmans, qui, dans À rebours, en 1884, mêle l'artiste aux émotions de son personnage Des Esseintes. Tous virent dans les songeries luxuriantes et mystérieuses du peintre le reflet d'une pensée idéaliste et d'une personnalité sensuelle et exaltée. Le sâr Péladan espéra même, mais sans succès, l'attirer dans le cercle fiévreux de la Rose-Croix. Gustave Moreau était pourtant moins ambigu que sa réputation. Discret, il ne trahissait que des complexes surmontés dans la création et ne souhaitait que la gloire posthume. Il légua à l'État en 1898 son atelier, installé au 14, rue La Rochefoucauld (Paris), et toutes les œuvres qu'il renfermait. Georges Rouault fut le premier conservateur du musée ainsi créé. Les plus importantes toiles de Moreau sont réparties dans les coll. part. et certains musées étrangers, mais l'atelier, avec ses grands tableaux inachevés, ses aquarelles raffinées, ses innombrables dessins, dévoile, peut-être mieux encore, la sensibilité vibrante de leur auteur et son esthétisme fin de siècle. Une exposition, Gustave Moreau et la Bible, a été présentée (Nice, musée national, message biblique Marc Chagall) en 1991.