cinéma et peinture (suite)
Les films sur l'art
Longtemps, les documentaires consacrés aux beaux-arts ont souffert d'un parti pris naïf et souvent pompeux de pédagogie primaire. Ces " films sur l'art " se voulaient avant tout explicatifs et ne parvenaient bien souvent qu'à engendrer l'ennui et la méfiance d'un public parfois peu averti que l'on rebutait au lieu d'intriguer. C'est que le cinéaste se contentait de décrire l'œuvre d'art (architecture, sculpture, peinture, gravure, dessin) au lieu de la faire revivre grâce aux mille ressources du " langage " cinématographique. Mouvements de caméra, science du montage, précision du commentaire ont une importance toute particulière dans un genre qui cherche à recréer par l'image, la musique et le texte l'" atmosphère " propre à l'œuvre évoquée. Il s'agit parfois d'une véritable " re-création " artistique comme dans le Van Gogh (1948) d'Alain Resnais, qui utilise les techniques les plus brillantes pour faire évoluer le spectateur dans l'univers infini du peintre, n'hésitant pas à donner l'illusion saisissante — grâce à des travellings, des panoramiques, des contrechamps précis — que l'œil de la caméra et l'œil du peintre ne font qu'un et que l'on participe " en direct " au travail créateur de l'artiste.
Certains cinéastes se sont effacés — avec beaucoup de talent — derrière l'artiste qu'ils entendaient honorer et ont su faire revivre une œuvre picturale grâce à l'aide efficace et subtile du découpage cinématographique et des mouvements d'appareils, privilégiant tour à tour un ensemble ou mettant en valeur un détail. Parmi les grandes réussites de ce genre, il faut citer l'Idée (1934) de Berthold Bartosch (d'après Frans Masereel), Regards sur la Belgique ancienne (1936) d'Henri Storck, Matisse (1945) de F. Campaux, Il Dramma di Cristo (Giotto) [1946] de Luciano Emmer et Enrico Gras, l'École de Barbizon (1947) de Max de Gastyne, Rubens (1947) de Paul Haesaerts, Hieronimus Bosch (1949) de G. Betti, De Renoir à Picasso (1949) de Paul Haesaerts, Piero della Francesca (1949) de Luciano Emmer, Henri Rousseau le Douanier (1950) de Lo Duca, les Fêtes galantes (1950) de Jean Aurel, Toulouse-Lautrec (1950) de R. Hessens, Gauguin (1950) d'Alain Resnais, les Charmes de l'existence (1950) de Pierre Kast et Jean Grémillon, Goya (1950) de Luciano Emmer, Marc Chagall (1951) de R. Hessens, Guernica (1951) d'Alain Resnais, Brueghel l'Ancien (1953) d'Arcady, le Mystère Picasso (1955) de H. G. Clouzot, André Masson et les quatre éléments (1958) de Jean Grémillon, l'Univers de Paul Delvaux (1960) de P. Haesaerts, Georges Braque (1964) de J. Simonnet. Les documentaires consacrés aux grands peintres se sont multipliés au cours des années 1960-1970 (Picasso, un portrait [1971] d'Édouard Quinn), sans pour autant renouveler les rapports de déférence un peu froide ou au contraire d'admiration redondante qui lient bien souvent le cinéaste et l'artiste. En 1976, pourtant, André Delvaux, dans son Avec Dieric Bouts, renouvelle l'optique du film d'art en repensant en termes cinématographiques l'œuvre du grand peintre flamand. Tandis que Herbert Kline promène sa caméra dans les musées et les ateliers des peintres contemporains (le Défi de la grandeur, 1974), Emile de Antonio brosse un remarquable panorama de la peinture américaine (Painters Painting, 1976). Le cinéma de fiction s'est lui aussi attaché à rendre vivant l'univers d'un peintre. Tâche délicate entre toutes. Combien de Goya, combien de Greco ont été massacrés par des scénaristes et des réalisateurs dépourvus de sensibilité et de génie, combien sont devenus simple prétexte à romans-photos filmés à la va-vite !Moulin-Rouge de John Huston en 1953 ou la Vie passionnée de Vincent Van Gogh de Vincente Minnelli en 1956 ont été surpassés, et de loin, par l'excellente Danse de la vie de Peter Watkins (1975), consacrée au peintre norvégien Edvard Munch et qui demeure à ce jour le plus bel essai de reconstitution d'un univers socio-pictural.
Films d'artistes contemporains
Beaucoup d'artistes, qu'ils viennent de la peinture de chevalet, de la sculpture ou de différents types d'activités contemporaines (happenings, art corporel, art conceptuel), consacrent au cinéma une part plus ou moins importante de leur travail dans les années 60. Ce regain d'intérêt pour l'image filmique prend une telle importance qu'il donne naissance à la dénomination ambiguë de " films d'artistes ". Ils peuvent être regroupés en 3 tendances : la tendance narrative, la recherche sur l'image proprement filmique et le film en temps réel.
Ainsi, Boltanski, après la peinture, s'intéresse à la photographie, puis réalise une dizaine de courts métrages. Chacun des films restitue l'action particulière d'un personnage et limite à cette seule action son champ d'investigation : l'Homme qui tousse (1969), l'Homme qui lèche (id.) ; l'Appartement de la rue de Vaugirard (1974) est vide, mais, en énumérant les objets absents sur un ton monocorde, Boltanski restitue la mémoire du lieu. Dans Essai des quarante-cinq jours qui précédèrent la mort de Françoise Guignou (1971), il mêle la banalité à la tragédie, à partir d'un fait divers qu'il raconte en voix " off ". Dans le même genre de préoccupation sur l'absence et la mémoire se situe le film de Jean Le Gac, Signal (1970), dans lequel un mouchoir suspendu sur un fil tendu entre deux rochers disparaît peu à peu sous l'effet d'une projection de peinture sur la pellicule qui finit par envahir l'écran. Une simple phrase pour terminer énonce qu'il est possible de vérifier l'action en allant à l'endroit indiqué. Gina Pane interprète la mémoire dans son contexte d'angoisse et de névrose ; Solitrac (1968) montre 15 minutes de la vie d'une femme seule dans une chambre, face à la fenêtre ouverte, d'où, dans un cri strident, elle s'efface en disparaissant ainsi de l'écran. Otto Muehl et l'école de Vienne utilisent la caméra comme le moyen le plus propre à garder le témoignage de manifestations et de happenings qu'ils réalisent. La caméra devient tributaire de l'événement qu'elle filme. Lorsque Ben filme Dérouler une ficelle ou Me cogner la tête contre un mur, il transforme un événement ponctuel en une action ininterrompue. Par l'absurdité de la répétition, le geste banal débouche sur l'infini. Bruce Nauman, dans Art Make up, reprend la symbolique de l'acteur se préparant à entrer en scène. Se référant à un rituel bien précis, il filme les différentes étapes du maquillage d'un personnage ; dans Pulling Mouth (1969), l'écran est entièrement occupé par un visage dont la bouche prend toutes sortes de formes, que la distorsion rend inattendues.
Un autre courant — illustré par Lemaître, Raysse, Sonnier, Bury — cherche, dans les techniques propres au cinéma, un nouveau langage. Le film est déjà commencé de Maurice Lemaître est l'application immédiate du procédé de surimpressions d'images et du grattage de la pellicule. La bande-son est produite par les perforations de la piste optique. Martial Raysse utilise fréquemment le négatif couleur et les effets de persistance de l'image ; Pol Bury filme la tour Eiffel à l'aide d'un miroir déformant placé devant l'objectif et d'une pellicule dite " de haut contraste ", c'est-à-dire sans dégradé de gris, par simple juxtaposition de noir et de blanc ; dans Positive Négative (1970), Keith Sonnier montre les oppositions lumière-ombre dans une structure de collage filmique. Des sculpteurs comme Morris et Serra transmettent des expériences précises sur l'espace et sa perception par le corps, parfois à travers des gestes systématiques et répétitifs. Peter Foldès, lui, tentera d'utiliser l'ordinateur pour reconstituer l'image. Ces essais seront poursuivis et amplifiés par E. Emshwiller dans le domaine de la vidéo. Toutes les possibilités seront abordées et la plupart de ces films retrouveront l'image fixe du tableau avec ses blancs et ses silences.
Le courant non narratif est essentiellement représenté par Andy Warhol et Michael Snow, qui utilisent le cinéma en temps réel. Le premier, qui est l'un des principaux acteurs de l'explosion du pop américain, détruit le temps filmique en respectant scrupuleusement le temps réel : Eat (45 min), Haircut (33 min), Sleep (6 h 30 min), Empire (8 h), et désamorce ainsi la charge émotionnelle de l'événement par le recours au même plan fixe pendant toute la durée du film. Ainsi, en annulant le temps fictif et le mouvement dans l'espace suscité par le mouvement de la caméra, il crée un cinéma non directif. La Région centrale (1970-71), de Michael Snow, part du champ de vision le plus étroit, amplifiant ainsi la notion du temps et de l'espace, et aboutit à une fascination de l'immobile et du silence. Avec des ralentissements et des accélérations de la caméra, des panoramiques répétés en va-et-vient, de gauche à droite et de haut en bas, Snow rompt toute analogie possible avec une narration traditionnelle. David Lamelas, après plusieurs essais de caméra fixe, utilise certains schémas du cinéma narratif pour cerner un objet qui n'est jamais atteint et préserve sa dimension mythique. Les nombreuses études entreprises par ces réalisateurs sur la nature de l'image filmique ont désormais déclenché d'autres recherches et notamment ouvert l'avènement de l'image vidéo. Grâce à sa maniabilité et à son coût relativement faible, la vidéo connaît un grand succès auprès d'une nouvelle génération d'artistes, qui parfois se spécialisent dans l'utilisation de cette technique.
Dans les environnements qu'ils créent, Vito Acconci livre des moments d'une grande intensité psychique, Dan Graham amène le spectateur à s'interroger sur la perception qu'il a de son corps par rapport à l'espace qui l'entoure, et Nam June Paik joue avec humour et poésie sur l'illusion de l'image télévisuelle.