Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
E

expressionnisme (suite)

Berlin. 1910-1914

Die Brücke était relativement isolé à Dresde ; à la suite de Pechstein, les autres artistes s'installèrent à Berlin, où ils devaient rencontrer un milieu beaucoup plus ouvert. Ils exposèrent chez Herwarth Walden, dans la galerie Der Sturm, qui devait bientôt généraliser le terme d'Expressionnisme. Il est appliqué en 1911 à une sélection de toiles des fauves français présentées à la Sécession de Berlin. La rapidité des échanges, des évolutions et le rôle de Walden ne devaient pas peu contribuer à rendre fort complexe la notion : en 1912 sont qualifiées d'" expressionnistes " 3 expositions, organisées par Der Sturm, d'œuvres très différentes, allemandes (Der Blaue Reiter), françaises (Braque, Derain, Friesz, Vlaminck) et belges (Ensor, Wouters). Le Blaue Reiter présentait beaucoup moins d'homogénéité que Die Brücke, mais il était alors à la pointe de l'avant-garde allemande. Entre Kandinsky, Marc, Jawlensky et Macke, les analogies sont rares. Le commun dénominateur est, là encore, le rôle dévolu à la couleur, mais chacun le conçoit différemment : émancipation du sujet pour Kandinsky, lié à une symbolique panthéiste pour Marc, conception de la forme dans l'espace chez Macke, spiritualité pour Jawlensky, plus proche de Die Brücke par sa prédilection pour le thème du visage humain. " Coloration particulière de l'âme " (selon l'écrivain Ivan Goll), l'Expressionnisme connaît à cette époque diverses acceptions. La mise à nu du caractère, du drame humain va de pair avec le désir aigu de renouveler le mécanisme de la perception. L'introduction du Futurisme à Berlin (Der Sturm, 1912) y ajouta un autre élément : un rythme fiévreux, bousculant formes et concepts, annonciateur du premier conflit mondial et dont témoigne surtout Ludwig Meidner, fondateur du groupe Die Pathetiker. Une telle accélération ne pouvait que surprendre les membres de Die Brücke. Tandis que Pechstein s'assagissait, en suivant l'exemple de Matisse, Kirchner, à la suite de Munch, exprimait son angoisse de la grande ville ; Heckel, après avoir médité Cézanne et Delaunay, donnait au paysage une transparence nouvelle. Les premières études d'ensemble sur l'Expressionnisme paraissent en 1914 et en 1916, dues respectivement à Paul Fechter, à Hermann Bahr et à Walden lui-même. On distingue alors mal les antinomies entre le Cubisme, le Futurisme et le courant allemand, chacun étant en quelque sorte une facette d'un même élan d'émancipation à l'égard du Naturalisme. L'accent mis sur l'œuvre de Cézanne, récemment découverte et considérée comme une des sources de l'Expressionnisme, aurait maintenant de quoi surprendre. C'est que de tels essais de systématisation correspondent aux vastes confrontations internationales réalisées en Allemagne peu avant la guerre, à l'exposition du Sonderbund (Cologne, 1912 ; panorama des recherches sur la couleur) et au premier Salon d'automne allemand à Berlin (Der Sturm, 1913). À cette date, l'Expressionnisme ne désignait, à peu de chose près, rien de moins que le mouvement de l'art moderne en Europe.

L'Expressionnisme viennois

À Vienne, l'Expressionnisme présente une plus grande cohérence. L'origine en est d'une part le symbolisme de Klimt, dont les intentions se matérialisaient au moyen d'un dessin sans concession, souvent au service d'un érotisme lancinant, d'autre part celui de Hodler (exposé à la Sécession viennoise en 1903). L'efficacité de l'image repose dans les deux cas sur une tension graphique portée à son comble, volontiers déformatrice et dont devait surtout hériter Egon Schiele. Marqué également par Van Gogh (exposé à Vienne en 1906), Schiele en retint les sentiments profonds de frustration sexuelle et d'isolement irrémédiable, qui s'atténuèrent d'ailleurs fortement une fois que l'artiste se fut marié (Nu assis au bras levé, 1910). Oskar Kokoschka, enfin, assure la liaison entre Vienne et Berlin, où il travailla pour Walden. Moins âpre que Schiele, mais plus réceptif à autrui, il représente l'Expressionnisme psychologique au moment où Sigmund Freud jette les bases de la psychanalyse, et laisse entre 1907 et 1914 une suite de portraits dessinés et peints, véritables tentatives d'introspection (Herwarth Walden, 1910, Stuttgart, Staatsgal.), mais d'une lisibilité immédiate très éloignée des transpositions de Die Brücke ou de Jawlensky.

Expressionnisme et Fauvisme

Pour les Allemands, quand ils connurent leurs tableaux, les fauves étaient expressionnistes. Un certain parallélisme de recherches pouvait en effet prêter à confusion. Des confrontations plus récentes (le Fauvisme et les débuts de l'Expressionnisme allemand, Paris, Munich, 1966) ont permis de mieux nuancer une telle identification. En premier lieu, les fauves sont surtout peintres et les expressionnistes allemands, graveurs. Les rares et assez maladroites tentatives de Matisse en gravure (3 bois en 1906) sont révélatrices sur ce point. La manière de poser la couleur est très différente, et l'esprit même de la peinture, d'une allégresse encore naturaliste en France. Par moments, pourtant, les fauves ont atteint une intensité expressive convaincante : Vlaminck, de bonne heure (Sur le zinc, 1900, musée d'Avignon) ; Matisse, surtout en 1906 (la Gitane, musée de Saint-Tropez) et en 1909 (l'Algérienne, Paris, M. N. A. M.), quand son effort de simplification des formes s'apparente aux stylisations d'origine graphique de Die Brücke ; Derain, en particulier dans le remarquable petit tableau du M. A. M. de la Ville de Paris (Personnages dans un pré, 1906-1907) ; Van Dongen, avec une aisance plus spontanée (Anita, 1905). Derain a également gravé sur bois, avec plus de persévérance et de succès que Matisse (en s'inspirant de la période " nègre " de Picasso : illustrations pour l'Enchanteur pourrissant d'Apollinaire, 1909), ainsi que Vlaminck, dont les planches, par l'équilibre des noirs et des blancs, rappellent celles des Allemands (le Pont à Chatou, v. 1914). Rouault est en revanche une individualité marginale, dont la situation en France est assez semblable à celle de Nolde en Allemagne. Avant 1914, c'est dans ses grandes aquarelles consacrées à des thèmes religieux (Ecce homo, 1905) ou inspirées par le spectacle sans indulgence de la vie (Fille au miroir, 1906, Paris, M. N. A. M.) qu'il s'est le mieux exprimé.

Période de la guerre

La Première Guerre mondiale désorganisa le mouvement expressionniste, dont la complexité même pouvait laisser prévoir l'éclatement. Psychologiquement aussi, elle le désamorçait, en quelque manière, en actualisant ses prémonitions. Un conflit de quatre ans bouleversait des positions artistiques acquises, et d'autres attitudes devant l'art de la vie s'imposaient, dont la plus nette, affirmant une rupture radicale avec le passé, était celle de Dada à Zurich.

   Les artistes naguère les plus représentatifs traduisaient leurs réactions personnelles, par exemple Kirchner et Kokoschka, tous deux traumatisés par la guerre, dans leurs pathétiques autoportraits (Kirchner : Autoportrait en soldat [1915] ; Kokoschka : Autoportrait [1917]). Pourtant, l'œuvre gravé, toujours de très haute qualité, échappe déjà quelque peu aux suggestions de l'heure (Schmidt-Rottluff : 9 bois sur un thème religieux, 1918). Kandinsky était en Russie, Jawlensky en Suisse, Franz Marc et August Macke avaient disparu au cours de la guerre. Ces divers phénomènes de dispersion indiquent que la jeune génération devait partir de prémisses différentes.

   Futurisme et Dadaïsme interviennent dans les premiers tableaux de Grosz et de Dix, que stimulaient un violent antimilitarisme. La revendication sociale, le besoin de changer justement la société, dont l'Expressionnisme venait de dénoncer les contradictions, inspirent des tableaux comme les Funérailles d'Oscar Panizza de Grosz (1917-18, Stuttgart, Staatsgal.), tandis que les Autoportraits de Dix (1914-15) préludent à l'imagerie féroce des années 20. Max Beckmann avait d'abord été assez hostile à l'Expressionnisme, et la Rue de 1914 contraste fort avec les scènes berlinoises contemporaines de Kirchner.

   L'expérience de la guerre lui inspira ensuite plusieurs grandes compositions, dont l'ordonnance complexe et la véhémence dérivent des retables gothiques ; la Nuit (1918-19, Düsseldorf, K. N. W.), chef-d'œuvre de cette série, est symptomatique de la confusion et de l'angoisse régnant à la fin de la guerre en Allemagne. Excellent graveur, surtout à la pointe sèche, Beckmann, fidèle en cela à la tradition expressionniste, s'attache à scruter son propre visage (le Fumeur, 1916 ; Autoportrait au burin, 1917), mais déjà avec un souci d'objectivité, une distance vis-à-vis de lui-même qui sont autant de signes d'une évolution irréversible.

   Pendant que ces importants changements avaient lieu en Allemagne, les pays situés au nord de la France (Belgique et Hollande) commençaient à élaborer un mouvement expressionniste. En Belgique, le point de départ se trouve dans la colonie d'artistes de Laethem-Saint-Martin, où se rassemblent avant 1914 Servaes, Van de Woestyjne, De Smet, Van den Berghe, Permeke. Un symbolisme primitiviste, souvent très expressif, régnait à Laethem, illustré surtout par Van de Woestyne et le sculpteur et dessinateur George Minne. L'exposition des primitifs flamands (Bruges, 1902) et surtout la haute figure de Bruegel donnent le goût du terroir, de la célébration de ses rudes vertus (Servaes : les Ramasseurs de pommes de terre, 1909, Bruxelles, M. R. B. A.). La guerre dispersa les artistes : tandis que Permeke, blessé, est évacué en Angleterre, De Smet et Van den Berghe se réfugient à Amsterdam. Le premier exécute en Angleterre quelques grands tableaux, considérés depuis comme les manifestes de l'Expressionnisme en Flandre, encore que la mise en page trop appliquée du Symbolisme les régisse toujours (l'Étranger, 1916, id.). Les deux autres peintres rencontrèrent à Amsterdam un milieu beaucoup plus averti des innovations européennes que celui de Laethem. Le Français Le Fauconnier, transfuge du Cubisme, pratiquait alors, de 1915 à 1918 environ, un expressionnisme de caractère onirique ou social très personnel (le Signal, 1915). Parallèlement à Le Fauconnier, le Hollandais Jan Sluyters connut de 1915 à 1917 une brève phase expressionniste, inspirée par le petit village de Staphorst ; l'influence de la période hollandaise de Van Gogh et celle du Cubisme fusionnèrent en une habile synthèse (Famille de paysans de Staphorst, 1917, Haarlem, musée Frans Hals). Les Belges découvrirent aussi, par l'intermédiaire de revues, l'Expressionnisme germanique et l'art nègre. De Smet choisit comme Sluyters un site privilégié, Spakenburg, village de pêcheurs du Zuiderzee, et emprunta au Cubisme la simplification du dessin (Femme de Spakenburg, 1917, musée d'Anvers). Van den Berghe se situe alors davantage dans le sillage de Die Brücke ; intéressé par l'art nègre, il laissa aussi à cette époque de puissantes gravures sur bois (l'Attente, 1919).