Lorenzetti (les)
Famille de peintres italiens.
Pietro (documenté à Sienne de 1305 [?] à 1345). Né peut-être une dizaine d'années avant son frère Ambrogio (mais il n'est pas certain qu'un document de 1305 se rapporte en fait à notre peintre), Pietro dut se former dans l'ambiance artistique de la maturité de Duccio, comme Simone Martini. Mais, contrairement à ces derniers, il manifeste un tempérament très dramatique et passionné. Après un début assez difficile et des efforts pour se libérer de la tradition de Duccio, il ne tarde pas à s'orienter vers la peinture de Giotto, dont il reprend, en les adaptant à l'ancien langage siennois, les profondes divisions de l'espace. Son œuvre la plus significative à cet égard est le triptyque avec la Vierge et l'Enfant entre Saint François et Saint Jean-Baptiste, peint à fresque (Assise, basilique S. Francesco, église inférieure), mais la cohérence et le développement de ses débuts ne sont pas moins apparents dans ses œuvres successives, toutes datables entre 1310 et 1320. Parmi les plus caractéristiques, rappelons la Vierge à l'Enfant avec des anges et le tragique Crucifix (musée de Cortone), le polyptyque représentant la Vierge à l'Enfant et des saints, maintenant démembré (église de Monticchiello ; Florence, musée Horne ; musée du Mans), la Vierge en majesté et un moine donateur (Philadelphie, Museum of Art, coll. Johnson), une petite Crucifixion et des saints (Cambridge, Mass., Fogg Art Museum). Ces œuvres nous permettent de suivre l'évolution du style puissant du maître, préoccupé par des problèmes tout à fait modernes d'expression pathétique ou d'éloquence tragique. Même quand Pietro s'inspire des accents violents de la statuaire de Giovanni Pisano, son talent naturel s'accompagne d'une expression profonde des sentiments, traduite par un coloris aux intonations tour à tour brillantes ou profondes. Il transforme ainsi la tradition aristocratique siennoise en une représentation réaliste et humaine dont la liberté s'affirme par le choix renouvelé et plus étendu des thèmes ainsi que par une vigueur à la fois plastique et formelle.
Ces expériences aboutissent à un résultat déjà admirable dans les fresques les plus anciennes du transept gauche de l'église inférieure d'Assise (que certains critiques attribuent cependant à l'atelier de Pietro et tiennent pour bien plus tardives), avec les Scènes de la Passion (de l'Entrée du Christ à Jérusalem à la Montée au Calvaire), comme dans le grand polyptyque de la Vierge à l'Enfant avec des saints (encore actuellement sur le maître-autel de la Pieve d'Arezzo) commandée en 1320 et qui est aussi la première œuvre datée. Avec ces œuvres débutent la période la plus solennelle de la peinture de Pietro, prête à affronter les inventions grandioses requises par l'art de la fresque, et les motifs de concentration pathétique ou de puissante intensité tragique. C'est là l'idée dominante qui réunit les fresques du transept droit de l'église inférieure d'Assise. La grande Crucifixion, qui domine par ses dimensions matérielles et sa grandeur spirituelle les autres scènes de ce transept, est admirée à l'unanimité. L'artiste y a entouré la scène du supplice sur le Calvaire d'un cercle confus et bigarré de dévots, de soldats et de cavaliers, et semble ainsi avoir transféré la foule hurlante de la Crucifixion de Cimabue sur une scène de théâtre où, aux notations réalistes multipliées dans la description des spectateurs, correspond la splendeur dramatique d'un ciel parcouru par la danse funèbre des anges qui accueillent les trois crucifiés dans l'azur profond. Ce chef-d'œuvre influença non seulement la peinture siennoise, mais toute la peinture contemporaine par la rénovation profonde qu'il apporte à la mise en scène des sentiments et à l'iconographie même de ce grand sujet. Mais, par certains côtés, les autres fresques de ce cycle ne sont pas moins admirables, qu'il s'agisse des Scènes de la Passion après la mort du Christ (de la Déposition de la croix à la Résurrection), de la Mort de Judas et du Saint François recevant les stigmates ou du parement d'autel peint avec la Vierge entre saint François et saint Jean (peint à fresque également).
De 1329 date le grand retable, autrefois à l'église du Carmine (Sienne, P. N., et Pasadena, Norton Simon Museum), qui, en particulier dans son étonnante prédelle (Scènes de la vie des moines du Carmel), révèle bien la rencontre de Pietro avec la nouvelle peinture florentine " post-giottesque " et plus précisément avec celle de Maso di Banco.
Ici s'apaise le grand feu prophétique qu'exprimaient les profondes découvertes des fresques d'Assise, et se manifeste dans une composition admirable, plus ornée et plus mondaine, le goût pour les volumes plongés dans l'espace, le jeu coloré et proportionné avec une mesure sereine.
Les 3 panneaux du polyptyque (datés de 1332) représentant Saint Barthélemy, Sainte Cécile et Saint Jean-Baptiste (provenant de la Pieve di S. Cecilia à Crevole ; Sienne, P. N.) ont des affinités marquées avec plusieurs œuvres dont certaines ont été jadis attribuées à un auteur hypothétique, proche de Pietro, appelé conventionnellement le " Maître du Triptyque de Dijon ", le triptyque en question étant conservé au musée de cette ville. De ce groupe nous citerons la Vierge et l'Enfant de la coll. Loeser (Florence, Palazzo Vecchio) et les panneaux qui l'accompagnaient (auj. au Metropolitan Museum ; Assise, coll. Perkins et coll. part.), les petits tableaux montrant la Vierge et l'Enfant entourés de saints (Baltimore, coll. Walters ; Milan, musée Poldi-Pezzoli ; musées de Berlin), le Christ devant Pilate (Vatican) ou le petit panneau avec Saint Savin et le tyran (Londres, N. G.), à rattacher au grand retable, commencé en 1335, pour le dôme de Sienne, dont le motif central était constitué par la Naissance de la Vierge, daté de 1342 (Sienne, Musco dell'Opera del Duomo). Ajoutons à ce corpus d'œuvres tardives de Pietro un petit panneau précieux figurant l'Adoration des mages, peint vers 1340, au Louvre. Un autre fragment du même retable, une Présentation au Temple, est au musée de Zagreb. La superbe Vierge en majesté de 1340, autref. à Pistoia (Offices), et le polyptyque décrivant des Scènes de la vie de la bienheureuse Umiltà, exécuté certainement apr. 1332 (Offices ; 2 panneaux à Berlin), concluent l'évolution stylistique du maître, concentré sur une étude presque néo-giottesque de la synthèse des formes et des couleurs. L'art de Pietro Lorenzetti eut une influence puissante, prolongée par ses nombreux disciples et imitateurs (Nicolo di Segna, le Maître de San Pietro d'Ovile) ; comme ce fut le cas pour Simone Martini, il est permis d'affirmer que, longtemps encore après la mort de Pietro, aucun artiste siennois n'échappa complètement à l'empreinte de cette incomparable personnalité poétique.
Ambrogio (documenté à Sienne de 1319 à 1347). Il est l'un des principaux maîtres de la première génération de peintres siennois du trecento. Sa carrière se développe parallèlement à celle de son frère Pietro, vraisemblablement son aîné, avec qui il entretient une sorte d'amitié intellectuelle malgré l'indépendance de son tempérament exceptionnel, de sa pensée cultivée et très raffinée, et l'originalité croissante de ses propres conceptions stylistiques. Mais il partage en effet avec son frère un intérêt pour les recherches de l'école florentine, vues sous l'angle de la tradition siennoise.
La Vierge et l'Enfant de l'église S. Angelo à Vico l'Abate (près de Florence), datée 1319, est sans doute l'œuvre la plus ancienne d'Ambrogio. Elle présente, intimement mêlés, les précieux éléments formels propres à la culture siennoise, ouverte aux secrets de l'élégance linéaire, et ceux de la culture florentine, qui, d'Arnolfo à Giotto, s'était déjà attachée à rendre le volume dans l'espace. Des documents attestent d'ailleurs qu'Ambrogio est présent à Florence en 1321. Cette influence des modèles florentins est bien nette aussi dans des œuvres attribuées généralement à la première période de l'artiste, soit de 1320 à 1330 env. : les 2 Vierges à l'Enfant (Brera ; Metropolitan Museum), les 2 Crucifix (Sienne, P. N. ; Montenero sull'Amiata, église S. Lucia) et les fresques solennelles avec le Martyre des franciscains à Ceuta et Saint Louis de Toulouse devant Boniface VIII (Sienne, S. Francesco), où l'espace semble mesuré par un Florentin de la lignée de Giotto-Maso di Banco, mais avec un accent bien plus réaliste. Pour certains critiques, ces fresques appartiendraient à l'ancien cycle du cloître du couvent, remontant selon la tradition à 1330-31, tandis que d'autres les considèrent comme plus anciennes.
L'année 1332 fournit en effet la preuve d'un changement de manière du maître avec la Vierge et l'Enfant entre Saint Nicolas et Saint Procule (Offices) : ce triptyque est identifiable avec l'une des œuvres exécutées cette année-là pour l'église S. Procolo, à Florence, où dès 1327 Ambrogio Lorenzetti figure parmi les peintres du lieu sur le registre de l'ordre des " Medici e Speziali " (médecins et pharmaciens). Mais, à mesure que s'affermissent ses desseins personnels, Ambrogio se libère de l'influence du goût florentin ; il pourrait même bien l'avoir influencé à son tour par sa description subtilement réaliste tant de l'espace (annonçant presque ces dimensions de l'infiniment proche et de l'infiniment lointain qui caractériseront les créations du Gothique international et seront spécialement sensibles aux artistes nordiques) que de la trame psychologique unissant les images : grâce à lui, celles-ci s'insèrent finalement dans une humanité très colorée, de type " moderne " peut-on dire, par la vérité de leurs gestes et de leur maintien, et par une joie terrestre due à des concessions à la chronique et au trompe-l'œil ornemental. C'est sous cet angle qu'il faut juger les 4 admirables Scènes de la vie de saint Nicolas (Offices), la surprenante Allégorie de la Rédemption (Sienne, P. N.), autrefois attribuée à son frère Pietro, les panneaux du polyptyque provenant de l'église S. Petronilla (entre autres : Vierge et l'Enfant, Sainte Madeleine, Sainte Dorothée, Sienne, P. N.) ou les fresques de la chapelle de Montesiepi (Maestà, Annonciation, Scènes de la vie de San Galgano), où s'exprime encore toute la force inventive d'Ambrogio dans la manière désinvolte de simuler l'espace en utilisant les volumes réels des parois à peindre. Esprit désormais replié sur lui-même, mais pour s'exprimer avec une sensibilité plus pénétrante, Ambrogio suit cette voie dans la grande Maestà de Massa Marittima (Municipio), dans la fresque de la Maestà peinte dans la sacristie de l'église S. Agostino (Sienne), où, parmi les œuvres que la critique situe généralement v. 1340, dans les étonnants polyptyques du musée d'Asciano (provenant de la Badia di Rofeno ; au centre, Saint Michel combattant le dragon) et de Roccalbegna (églises S.S. Pietro e Paolo), où les images trônantes de Saint Pierre et de Saint Paul rivalisent avec les plus hauts résultats du trecento italien. La signature d'Ambrogio a été lue autrefois sur un retable à l'église San Pietro alle Scale à Sienne, généralement daté entre 1335 et 1340.
Toutes ces œuvres, qui complètent la physionomie poétique de l'artiste, soutiennent la comparaison avec les célèbres fresques de l'Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement et de leurs effets dans la ville et les campagnes, peintes de 1337 à 1339 (Sienne, Palazzo Pubblico).
Rien ne subsiste des fresques exécutées en 1335 par Ambrogio et Pietro Lorenzetti sur la façade de S. Maria della Scala (Sienne) et qui représentaient des Scènes de la vie de la Vierge. De la grande fresque de la Vierge en majesté, peinte en 1340 dans la loggia du Palazzo Pubblico, subsiste le groupe central avec la Vierge et l'Enfant, qui permet, par comparaison, la datation à cette époque tardive d'œuvres comme la Madonna del latte (la Vierge au lait) du Seminario (Sienne) ou le précieux petit retable portatif avec la Vierge en majesté, des Saints et des Anges (Sienne, P. N.), aux perspectives surprenantes pour l'époque et d'une admirable fraîcheur de coloris.
En 1340, après le départ de Simone Martini pour Avignon, Pietro et Ambrogio Lorenzetti demeurent les peintres les plus prestigieux de Sienne et s'engagent dans des œuvres de plus en plus ambitieuses. De 1342 date la Présentation au Temple, qui se trouvait à l'Ospedaletto de Monna Agnese (maintenant aux Offices) et qui couronne les recherches de perspective entreprises par le maître dès ses premiers contacts avec la culture florentine ; mais il déploie une richesse ornementale et un luxe profane qui, pendant plus d'un siècle, serviront de modèle aux peintres siennois. Ainsi, l'Annonciation (1344, Sienne, P. N.), autrefois au Palazzo Pubblico, présente une telle certitude dans la perspective, la monumentalité des figures et l'élégante originalité du dessin qu'elle synthétise toutes les expériences poursuivies par ce maître sensible et raffiné au cours d'une carrière chargée de culture et d'anticipations audacieuses, digne en tout point d'un des plus hauts représentants de l'humanisme gothique italien.