Fragonard (Jean Honoré) (suite)
La troisième période parisienne (1774-1806)
Avec le retour à Paris (fin de 1774) commence une période de plus de trente années (la moitié de la carrière) qui demeure très mal connue. La célébrité va diminuant à mesure que s'impose la nouvelle génération, et la Révolution lui portera le coup fatal. D'abord favorable aux idées nouvelles (Au génie de Franklin, gravé par Marguerite Gérard, 1778), Fragonard semble ensuite plus réservé. Durement frappé par la mort de sa fille Rosalie (octobre 1788), il quittera même un temps Paris pour Grasse (1790-91). Les événements réduisent à peu de chose sa fortune, qui était devenue considérable, et sa clientèle est exilée ou ruinée. Fragonard échappe pourtant à la misère grâce à son ancien élève David et à ses connaissances d'expert : il obtient poste et traitement de conservateur au Muséum (le futur Louvre ; 1793-1800). S'il n'a plus d'amateurs, les œuvres de sa belle-sœur et élève Marguerite Gérard sont de plus en plus appréciées, et la réputation de son fils Évariste, formé sous David, va croissant. Entouré de sa famille et de quelques amis fidèles, " bon papa Frago " semble survivre à l'Ancien Régime sans trop d'amertume ; il meurt après une brève maladie le 22 août 1806. La production de ces longues années demeure à reconstituer. Une bonne part a disparu : et l'on a trop tendance à y glisser les portraits d'enfants de Marie-Anne ou les tableaux de genre de Marguerite Gérard. Les critiques essuyées, le second séjour italien et l'évolution du goût parisien semblent avoir profondément touché le tempérament sensible de Fragonard, le poussant à renouveler entièrement son style et son registre poétique. Sa couleur s'allège, cherche des harmonies dorées ou argentées qui vont jusqu'au camaïeu. Sa technique, sans perdre une liberté toujours plus sûre, revient parfois vers un métier plus strict, qui tantôt se tourne vers les Nordiques et annonce Boilly (le Baiser dérobé, av. 1788, Ermitage), tantôt semble se souvenir de Le Sueur (la Fontaine d'amour, av. 1785, Londres, Wallace Coll.) et conduit à David. Son inspiration le porte moins vers l'héroïsme à la romaine que vers le langage allégorique (l'Hommage rendu par les Éléments à la Nature, 1780, détruit) et surtout les évocations élégiaques, où peut continuer à se manifester son goût pour le paysage et pour les sujets amoureux. La sensibilité du temps s'y reflète avec une expression très personnelle, des philosophies en vogue jusqu'à la sentimentalité à la Greuze ou à la Rousseau (Dites donc s'il vous plaît, Londres, Wallace Coll.). Il s'y mêle des accents mélancoliques (le Chiffre, id.), passionnés (le Verrou, Louvre ; l'Invocation à l'Amour, esquisse, id.) ou érotiques (le Sacrifice de la rose, coll. part.) qui n'ont guère d'équivalent que dans la poésie d'un Parny ou d'un Chénier et qui introduisent directement, par-delà l'art davidien, au Romantisme. L'affirmation autoritaire du Néo-Classicisme, soutenue par la personnalité même de David et par les événements politiques, ne doit pas empêcher de reconnaître l'importance de ces développements, demeurés sans grande audience.
Cette longue carrière apparaît ainsi l'une des plus riches du siècle : et du même coup se révèle la personnalité d'un génie trop souvent réduit aux proportions du " chérubin de la peinture érotique " (les Goncourt). L'inspiration va de la grande peinture à la scène de genre, en passant par les tableaux religieux, mal connus encore (la Visitation, esquisse, coll. part.). Elle sait traduire toutes les nuances du paysage comme de la grâce féminine. Si, par une inclination naturelle, Fragonard (comme précédemment Rubens, comme après lui Renoir ou Bonnard) ignore la moitié sombre de la vie, vieillesse, tragédie et remords, son art n'en est pas moins capable de rejoindre celui des grands visionnaires (Vivat adhuc Amor, lavis, Albertina). Ce peintre qu'on dit frivole dissimule sous la gaieté la richesse exceptionnelle de sa sensibilité et de sa réflexion. Mais, de l'improvisation piquante (la Gimblette, Munich, Alte Pin.) ou de la bluette un peu fade (la Leçon de musique, Louvre), il passe sans peine à la plus haute veine lyrique dès qu'il évoque la richesse profuse de la nature (le thème du parc à demi sauvage, approfondi depuis les vues de Tivoli jusqu'à la Fête à Rambouillet de la fondation Gulbenkian, à Lisbonne, et à l'admirable Fête à Saint-Cloud de la Banque de France, à Paris) et surtout lorsqu'il interroge les diverses faces de l'amour. Érotisme spirituel (le Feu aux poudres, Louvre), épisodes galants (l'Escarpolette), ivresse du plaisir (l'Instant désiré, Paris, coll. Veil-Picard), mais aussi surprises de l'adolescence (l'Enjeu perdu, av. 1761, Metropolitan Museum ; esquisse à l'Ermitage), plénitude de l'amour partagé (la Famille heureuse, Paris, coll. Veil-Picard), rêverie élégiaque (le Chiffre) et ferveurs romantiques (le Serment à l'Amour, gravé par Mathieu en 1786), qui parfois s'élèvent jusqu'à une sorte de symbolisme lucrécien (la Fontaine d'amour) : cette quête insistante, plus diverse et plus riche que celle d'aucun artiste ou d'aucun auteur du temps, unique dans l'histoire de la peinture, suffirait pour placer Fragonard parmi les grands poètes de la tradition occidentale. Une importante rétrospective a été consacrée à Fragonard (Paris, Grand Palais, 1987 ; New York, Metr. Mus., 1988).