Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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Matisse (Henri) (suite)

Nice

Matisse séjourne régulièrement à Nice à partir de 1918 et s'y installe en 1921. La fréquentation de Renoir à Cagnes en 1918 et le climat général de l'après-guerre, de nouveau accessible à la familiarité aimable de la vie quotidienne, justifient dans l'œuvre du maître un retour à une réalité plus proche. L'Intérieur à Nice (1917-18, Copenhague, S. M. f. K.), où le palmier et la lumière du Midi occupent une place encore discrète mais révélatrice, fait transition avec les œuvres de la récente production parisienne et celle des années 20. Il s'agit surtout d'intérieurs clairs, en teintes parfois très proches, où une " odalisque " nue ou à demi vêtue participe étroitement à la tonalité affective et décorative du tableau. Certains ont une légèreté elliptique voisine de celle de Bonnard (Intérieur à Nice, 1921, Paris, M. N. A. M.) et qui absorbe entièrement la présence féminine. D'autres, en revanche, réservent à celle-ci un effet de plasticité sensible (dans le modelé du torse) qui s'élève sur l'entour décoratif, et il faut ici encore rappeler les sculptures contemporaines de l'artiste, d'un classicisme puissant, stylisé. La Figure décorative sur fond ornemental (1925-26, Paris, M. N. A. M.), au titre fort explicite des intentions de Matisse, dresse une effigie féminine, en partie fidèle au canon de l'art nègre, sur les créatures festonnées du décor musulman. Après la sensualité intimiste des premières odalisques, cette œuvre participe davantage de l'atmosphère des années 25, synthèse des différents apports esthétiques du début du siècle, et indique d'autre part le début de nouvelles et fécondes recherches de style monumental ou d'ordre décoratif.

Voyages et investigations diverses

En 1930, Matisse voyage à Tahiti en passant par New York et San Francisco ; il retourne durant l'automne aux États-Unis, appelé à siéger dans le jury de l'exposition internationale Carnegie à Pittsburgh, puis il se rend à Merion (Pennsylvanie), où le docteur Barnes lui demande une peinture murale sur le thème de la Danse, déjà traité pour Chtchoukine en 1910. La composition est mise en place en 1933 en présence de l'artiste (deux autres versions, aussi vastes, aujourd'hui réunies au M. A. M. de la Ville de Paris, prouvent l'intérêt porté par l'artiste au thème et à ses variations) et témoigne d'une maîtrise exemplaire de l'arabesque dynamique restituant le nu inscrit sur un fond. Pour situer plus aisément ses figures, Matisse utilise au cours du travail préparatoire des papiers gouachés découpés (procédé dont il se servira en 1937 pour la couverture de Verve, revue éditée par Tériade). En même temps, il grave pour Albert Skira les illustrations des Poèmes de Mallarmé (29 eaux-fortes), publiés en 1932. Trois ans plus tard, il exécute Fenêtre à Tahiti (Le Cateau, musée Matisse), carton de tapisserie tissée à Beauvais pour Mme Cuttoli, et en 1938 dessine les décors et les costumes de Rouge et noir, chorégraphie de Massine, créé par les Ballets russes de Monte-Carlo en 1939. Ces diverses réalisations influencent sa conception du tableau de chevalet : désormais, le thème est fréquemment soumis à des variations nombreuses, destinées non seulement à ne retenir que l'essentiel, mais aussi à définir la situation des motifs de la manière la plus propre à les exalter réciproquement (22 états successifs du Nu rose, avril-octobre 1935, Baltimore, Museum of Art).

Cimiez et Vence, les gouaches découpées

En 1938, Matisse s'installe à Cimiez, qu'il quittera en 1943 pour Vence. La guerre, qui marque l'arrêt des commandes monumentales, lui permet de mieux adapter aux exigences du format de chevalet sa récente expérience des grandes surfaces. La Blouse roumaine (1940, Paris, M. N. A. M.), née, elle aussi, d'un travail préparatoire complexe, offre le plus heureux accord entre les vastes surfaces rouges et blanches, contenues seulement par les arabesques que dessinent les manches et les animations graphiques qui définissent le visage, les motifs décoratifs de la blouse, jusqu'aux mains, d'un tracé pur et pourtant allusif. Le dessin, soutien de l'art de Matisse autant que sa sensibilité chromatique, va jouer un plus grand rôle au cours des dernières années (Thèmes et variations, 158 dessins, 1941-42, publiés en 1943). Les études de nu, surtout, évitent tout modelé réaliste, restituant la présence d'un volume féminin, d'une troublante proximité et pourtant désincarné, par la seule flexion du trait (dessins et fusains exposés à Paris, chez Carré, en 1941). En 1941, il commence l'illustration de Pasiphaé de Montherlant (publié en 1944) et celle du Florilège des œuvres de Ronsard (publié en 1948), puis en 1942 celle des Poèmes de Charles d'Orléans, mais il éprouve maintenant quelques difficultés à manier les pinceaux. À Cimiez et à Vence, il recourt de plus en plus fréquemment aux papiers gouachés et découpés, qui lui procurent une sensation physique inédite et puissante : " Découper à vif dans la couleur me rappelle la taille directe des sculpteurs. " Les 20 gouaches découpées de Jazz (publiées en 1947) sont une démonstration de la physique de la couleur telle que l'entend Matisse et de son application aux thèmes d'une fantaisie pure, empruntée au monde du spectacle ou au souvenir du voyage océanien (le Lanceur de couteaux, l'Enterrement de Pierrot, Lagons).

   En 1945, une rétrospective de son œuvre a lieu au Salon d'automne (après celle de Picasso en 1944). L'année suivante, il travaille aux cartons d'une tenture consacrée à l'éloge de la Polynésie : le Ciel et la Mer (M. N. A. M.). L'astérie, le squale, l'oiseau, la branche de corail sont librement situés dans un espace illimité, comme le bonheur de vivre, que Matisse a toujours tenté de transmettre. Mais le processus de spiritualisation qui accompagnait cet effort trouva son achèvement dans une contribution à l'art sacré.

   En 1948, Matisse exécute le Saint Dominique de l'église Notre-Dame-de-Toute-Grâce sur le plateau d'Assy et, de 1947 à 1951, il travaille à l'édification et au décor de la chapelle des Dominicaines, à Vence. La chapelle de Vence revêt une double signification, à la fois spirituelle et esthétique : spirituelle par la fonction symbolique remplie par les différents motifs et figures qui reflètent la conception de Matisse face au problème religieux ; esthétique par la volonté de simplification qui a présidé au choix du dessin comme des couleurs. À propos de celles-ci, parlant des vitraux, l'artiste fait remarquer qu'elles sont très communes dans leur qualité, jaune citron, vert bouteille, bleu azur ; leur quantité réciproque fait seule leur mérite artistique, juste appropriation du champ qui leur est imparti et leur rencontre. Les panneaux de céramique font intervenir de la même manière la plage immaculée de leur support, sur lequel se détache — écriture, signe — un trait noir épais cernant ou libérant le champ blanc, le caressant ou le malmenant suivant le sentiment exprimé, plénitude sereine de saint Dominique ou tumulte torturé de la Passion. À l'entrée de la chapelle, le poisson salvateur est au-dessus de l'étoile de la bonne nouvelle : il est blanc argent et elle est bleue. L'émanation générale confirme la destination du lieu, conçu pour le recueillement et la paix.

   Les dernières toiles de Matisse (Grand Intérieur rouge, 1948, M. N. A. M.) n'offrent qu'un des aspects de cette investigation créatrice capable de résoudre d'emblée quelques-uns des problèmes qui devaient se poser avec acuité à l'art contemporain : adaptation d'un style vivant à l'édifice culturel, renouvellement technique quand la peinture à l'huile semblait avoir épuisé tous ses prestiges.

   Les gouaches découpées (1950-1954), que le dessin rythme parfois, allient la concision du motif considéré isolément à la somptuosité décorative de l'ensemble : le bestiaire et la flore des terres et des mers chaudes sont désormais pris au piège des ciseaux, sensibles comme naguère l'étaient les pinceaux, plus aptes à traduire l'intimisme que cette rayonnante conquête.

   Et les Nus bleus (1952) sont le dernier et suprême hommage à la femme jadis trop charnelle, indolemment offerte dans des intérieurs clairs, à l'image maintenant d'un ordre unitaire, où ligne, surface, volume, couleur vibrent à l'unisson, dans la plénitude d'un accord sans défaillance. Cette esthétique triomphe encore dans la gouache de l'Escargot (1952, Tate Gal.), étonnante réussite, " panneau abstrait sur racine de réalité ", selon son auteur. Les grandes gouaches découpées présentées à la Kunsthalle de Berne en 1959 ont été exposées au musée des Arts décoratifs de Paris en 1962 et ont quelque peu infléchi certaines recherches contemporaines dans les collages et les assemblages.

   En 1952, un musée Henri-Matisse a été inauguré au Cateau. Le musée Matisse à Cimiez conserve une importante collection illustrant les diverses périodes de l'artiste et tous les aspects de son activité. Matisse est représenté dans les grands musées et coll. part. d'Europe et d'Amérique et principalement à Moscou (musée Pouchkine) et Saint-Pétersbourg (Ermitage), à Copenhague (S. M. f. K.), à New York (M. O. M. A. : une Vue de Notre-Dame, 1914 ; la Leçon de piano, 1916 ; la Piscine, 1952), à Chicago (Art Inst. : Femmes à la rivière, 1916), à Baltimore (Museum of Art), à Merion et à Philadelphie, à Paris (M. N. A. M.) et à Grenoble (Nature morte au tapis rouge, 1906 ; Intérieur aux aubergines, 1911).

   D'importantes rétrospectives de l'œuvre ont eu lieu en 1951 (New York), 1970 (Paris) et 1992-93 (New York). L'examen des différentes périodes s'est poursuivi parallèlement : gouaches découpées en 1977 (Saint-Louis et Washington), période niçoise en 1986-87 (Washington), voyages au Maroc en 1990-91 (Washington, New York, Moscou et Saint-Pétersbourg), période de 1904-1917 (M. N. A. M. en 1993), réalisation de la Danse pour Barnes (Paris, M. A. M.-V.P. en 1993-1994).