Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Léonard, Raphaël, Michel-Ange

Léonard accumula les études particulières à l'occasion de chacune de ses œuvres : ainsi pour la Léda, dont il exécuta plusieurs versions entre 1504 et 1506, mais à laquelle il s'était intéressé dès 1497 ; le second carton, celui qui servira de base à la peinture, aurait été réalisé beaucoup plus tard. Si la pose générale a certainement été inspirée par une œuvre antique (par la Vénus Anadyomène, dont elle se distingue par la position des bras par rapport à la jambe), les études pour la Léda sont contemporaines des études scientifiques sur le thème de la fécondation. À cet égard, Léonard a été un précurseur : on ne peut dissocier de ces recherches sa passion pour l'anatomie, partagée par nombre d'artistes du temps en dépit de la condamnation par l'Église de la dissection des cadavres. Les premiers exemples connus d'" écorchés " se trouvent d'ailleurs aussi dans les dessins de Léonard (Windsor Castle) ; le célèbre écorché de bronze de Cigoli (Florence, Bargello) semble inspiré de lui. Mais peut-être Léonard s'inspirait-il lui-même d'une tradition antérieure, qui remonterait à l'entourage d'Antonio Pollaiolo. Par la suite, Michel-Ange s'y intéressera également, comme en témoignent les dessins de Haarlem (musée Teyler) et de Windsor, de même que Sebastiano del Piombo (Léda). Mais ce dernier illustre bien le fait que chaque artiste puisait son inspiration à des sources diverses si les dessins d'après l'antique des Offices peuvent légitimement lui être attribués ; il a, par contre, étudié d'après nature le nu de la Sainte Agathe de 1520 (dessin au Louvre). À la Renaissance, certaines études de nu ont, en effet, été posées par des modèles professionnels, mais, malgré cela, la plupart témoignent d'une idéalisation évidente. Raphaël va suggérer leur interprétation académique, comme on peut le voir par la gravure de Marcantonio Raimondi d'après le Jugement de Pâris. C'est lui qui avait le premier illustré la méthode d'Alberti selon laquelle toutes les figures d'une composition doivent d'abord être représentées nues : dans le dessin de Francfort, des éphèbes nus apparaissent à la place des Pères de l'Église et des théologiens à gauche dans la Dispute du saint sacrement du Vatican. Un autre dessin à l'Albertina montre nus tous les personnages de la Transfiguration : même si tous les auteurs ne s'accordent pas à attribuer celle-ci à Raphaël lui-même, il s'agit d'un témoignage important de la généralisation de ce procédé ; ce témoignage peut être interprété soit comme original, soit comme une copie : dans cette seconde hypothèse, il s'agit ou d'un souvenir de l'exemple de Raphaël ou d'une illustration de la vogue du nu à l'époque maniériste, riche en représentations semblables. La présence de nus peut être justifiée par le sujet, comme dans la Bataille de Cascina de Michel-Ange ; elle ne l'est plus chez Raphaël, comme le prouve le Massacre des Innocents, où les bourreaux d'Hérode sont nus, tandis que, conformément à la tradition antique, les femmes sont vêtues, bien que les études préalables montrent que Raphaël les avait d'abord étudiées nues.

   Chez Raphaël, l'idéalisation du nu a naturellement été grandement influencée par sa parfaite connaissance de l'antique. Comme le montre un dessin récemment retrouvé, l'artiste copiait l'antique avec soin pour mieux l'étudier, mais il ne se laissa jamais aller à une représentation servile : il le transposait toujours, comme on peut le voir dans l'Apollon de la chambre de la Signature. Certains thèmes, d'ailleurs, l'attirèrent plus que d'autres. Il n'a jamais vraiment traité la Vénus, si l'on excepte le Jugement de Pâris. Mais il a cependant constamment introduit le nu féminin depuis les Trois Grâces de Chantilly, dans les Loges ou la salle de bains du cardinal Bibbiena... Pour la Galatée de la Farnesina à Rome, ses confidences à Baldassare Castiglione montrent que sa recherche d'une beauté idéale était la synthèse de plusieurs beautés particulières. On voit que l'attention portée au charme personnel d'une femme a pu, malgré tout, naître de son exemple, comme le prouvent les images du type Fornarina, qui ne sont pas exemptes de certains caractères réalistes. En ce sens, Raphaël se rapproche de Léonard, pour qui le corps humain est une image de beauté (la Léda), mais aussi de laideur (les caricatures), et diffère grandement de Michel-Ange, pour qui le corps humain est naturellement beau, bien que sa conception du nu évolue considérablement au cours de son œuvre.

   Dans le Jugement dernier, les personnages sacrés, entièrement dévêtus, sont un hymne à la beauté physique, image de beauté spirituelle. Vasari, à plusieurs reprises, nous parle du culte du nu de Michel-Ange : " Et il le tenait pour un élément divin. " Les sonnets dédiés au bien-aimé Cavalieri, dont la beauté l'élève vers Dieu, en témoignent aussi. Cette idée fut d'abord parfaitement comprise et elle fut encore acceptée, avec une intelligence remarquable, par l'un des juges du procès de Véronèse (" Ignorez-vous que, dans les nus peints par Michel-Ange, il n'est rien qui ne soit d'essence spirituelle "). Dans les nus du Jugement dernier, la forme doit beaucoup à l'antique : le Dieu juge est, comme on l'a déjà noté, une incarnation frappante de l'Apollo sol justitiae, forme qui convoie un symbole frappant. Cependant, si l'on se rappelle que Paul III chargea, après le concile de Trente (1563), Daniele da Volterra de recouvrir les nus de la Sixtine, on voit que l'idée essentielle de Michel-Ange n'était plus comprise et était âprement discutée sur le plan même du " decorum ". Elle avait pourtant inspiré les plus grands chefs-d'œuvre de l'artiste, comme ces études pour la Résurrection, où revit une énergie digne des anciens danseurs dionysiaques, mais fondue en une synthèse formelle et spirituelle d'un idéal de noblesse et de beauté.

   À la fin de sa vie, l'évolution tragique de Michel-Ange le pousse à exprimer son renoncement dans des formes dépouillées et mystiques, comme dans le Crucifix pour Vittoria Colonna, dont seul nous est parvenu le beau dessin du British Museum (1538-1541), ou encore dans les formes volontairement mutilées de la Pietà Rondanini.

   Les deux aspects si différents de cette interprétation michélangélesque du nu seront reprises : soit de la manière la plus académique, soit, au contraire, de la façon la plus maniériste dans le répertoire de citations dont les peintres de la seconde moitié du XVIe s. aiment à émailler leurs compositions. Sous l'impulsion donnée par Raphaël et Michel-Ange, le nu est, en effet, devenu un des leitmotive les plus fréquents de la Renaissance : à ce titre, il apparaît dans les sujets les plus divers et est également utilisé dans les ornements et le décor. Toutes les représentations s'inspirent d'un certain idéal formel, c'est-à-dire qu'elles ne sont jamais ni caricaturales ni réalistes, comme on le voit souvent au Moyen Âge.

Dürer et les Allemands

Cependant, certaines interprétations du nu par de très grands artistes auraient pu conduire à ce réalisme : ainsi celles de Dürer, qui, en dépit de sa passion pour la beauté formelle et du calcul des proportions, sont des images singulières, à l'opposé de l'idéalisme de Léonard, de Raphaël ou de Michel-Ange. On sait que Dürer n'alla jamais à Rome et que ses études d'après certains thèmes antiques, comme l'Apollon, sont fondées sur des dessins et des copies qui peuvent remonter à son premier voyage en Italie (1494-1495). On sait aussi qu'il avait étudié Alberti (certainement Della Archittetura, IX, et Della Pittura ). Dans son étude des proportions, ses rapports avec Jacopo de Barbari sont loin d'être clairs. Dürer avait rencontré celui-ci à Nuremberg, avant de renouer avec lui en Italie en 1505-1507. En tous cas, il connaissait le De divina proportione de Luca Pacioli (1504) et rencontra peut-être aussi Léonard à Milan. Tout cela influença ses études de mathématiques, base de ses recherches théoriques sur les proportions et la perspective. Cependant, les Quatre Sorcières, les Femmes au bain témoignent d'une curiosité sensuelle pour la chair, dont la laideur devient intéressante et significative : cette attitude est évidemment aux antipodes d'une recherche de transposition idéale des formes. On peut la juger typiquement septentrionale, car on la trouve chez Urs Graf, Niklaus Manuel Deutsch, malgré quelques essais d'adoption de poses " classiques ".

   Toutes les interprétations de ces artistes sont empreintes d'une profonde sensualité, qui existe également, bien qu'exprimée d'une autre manière, chez Cranach. Les nus de cet artiste, grêles, posés par des fillettes qui semblent à peine pubères, rappellent encore le gothique par l'élancement des lignes et l'irréalisme des poses ; mais ils s'inspirent souvent des thèmes classiques (Nymphe à la source, Metropolitan Museum, coll. Lehman), et la mimique des gestes, l'utilisation des voiles transparents sont typiques de la Renaissance.