perspective (suite)
Ressources expressives de la perspective
À la vérité, tout en se passionnant pour la perspective, les peintres avaient depuis longtemps trouvé dans leur activité le moyen d'échapper à la rigueur des théories et de s'accommoder de la dualité introduite par cette science. Tout se passe en effet comme si la perspective leur était souvent apparue comme une spéculation qui, dans ses applications, offrait des avantages pouvant être utilisés assez librement. En Italie même, ce n'est pas par hasard si on se moque un peu de la trop grande importance que lui accorde Uccello, et il y a à cet égard dans l'œuvre de Vinci lui-même une sérénité qui contraste avec le tourment intellectuel que dénotent ses écrits.
Il ne faut pas oublier, d'autre part, l'intérêt suscité en Italie dès le XVe s. par l'art des écoles du Nord, et par la peinture flamande en particulier. Là en effet, comme aussi en France, la perspective classique importée d'Italie, même lorsqu'elle n'est pas mêlée à la perspective primitive, se manifeste d'une manière plus vivante que cérébrale. On a souvent l'impression que les peintres, plutôt que de s'en inquiéter, se plaisent à en utiliser les aspects insolites. Ainsi, dans le panneau consacré à l'Annonciation et à la Visitation de son retable de la chartreuse de Champmol (1393-1399, musée de Dijon), l'anamorphose de la petite architecture où est assise la Vierge est merveilleusement réalisée par Broederlam, en accord avec le sens général de la composition.
Certaines compositions de Jean Fouquet, qui avait séjourné en Italie (comme tous les peintres qui, à cette époque, utilisaient la perspective géométrique), reposent quant à elles sur un plan convexe comparable au plateau tournant du théâtre moderne. Il peut s'agir aussi d'études d'après le miroir convexe. Ne peut-on voir là également une utilisation fantaisiste de la perspective curviligne, ces différentes hypothèses ne s'excluant d'ailleurs pas ? Peut-être Jan Van Eyck a-t-il pensé lui aussi à cette perspective en peignant le miroir convexe où se reflètent de dos Arnolfini et son épouse.
Quand il ne joue pas de ces aspects insolites, l'art franco-flamand confond le plus souvent la perspective avec l'observation sensible de la réalité. Aussi, est-ce lui qui, de Van Eyck à Bruegel, a su le mieux mettre à profit les ressources de la perspective atmosphérique (ou aérienne), qui consiste à obtenir un effet de profondeur en atténuant les contrastes de valeurs dans les plans les plus éloignés. Or il est évident que, dans les pays nordiques, la brume provoque fréquemment cet effet dans la réalité. Il faut remarquer cependant que, dans la première moitié du XVe s., des peintres comme le Maître de Flémalle ou Jan Van Eyck énumèrent les éléments des lointains avec une minutie peut-être moins lucide que chez un Piero della Francesca, mais qui n'en laisse pas moins au spectateur le soin de réaliser le sentiment d'éloignement en se plaçant à une certaine distance du tableau, ce sentiment pouvant au contraire disparaître lorsque les éléments sont contemplés de très près. À partir de la seconde moitié du XVe s. (Memling) et au XVIe s. avec Hieronymus Bosch, Joachim Patinir et Pieter Bruegel, on va chercher à reproduire l'effet observable dans la nature, d'où cette tradition des lointains bleuâtres que le spectateur n'a plus qu'à subir quelle que soit sa manière d'approcher le tableau.
Le règne de la perspective classique
Ce qui est certain, c'est qu'à partir du XVIe s. la perspective rationnelle s'impose définitivement pour quatre siècles. Aucun artiste ne pourra désormais être pris au sérieux s'il en transgresse ouvertement les lois.
Cela ne veut pas dire cependant qu'il ait toujours eu le premier rôle, loin de là. Beaucoup de peintres sont de médiocres géomètres ; ils n'ont parfois en ce domaine qu'une culture assez réduite, et c'est le réalisme visuel instinctif qui y supplée. Il en est peu qui se soient préoccupés comme Dürer de mettre le corps humain en perspective à l'aide de schémas géométriques. Du moins, cette prétention donne-t-elle souvent lieu dans les traités à de laborieuses constructions de raccourcis, que les maniéristes ont su dépasser grâce à une virtuosité héritée de Michel-Ange et allant dans le sens de l'étranger et de l'extravagant.
Au XVIIe s., la perspective est si bien implantée que, en dehors des théoriciens, elle est moins recherchée pour elle-même que mise plus ou moins à profit selon le sujet à traiter. Ainsi, dans le cas d'une œuvre comme celle de Poussin, il est bien évident qu'elle n'a pas la même importance dans un tableau comme les Bergers d'Arcadie que dans l'Enlèvement des Sabines (Louvre), où l'effet de fuite est calculé de manière à frôler l'anamorphose et à donner ainsi une impression de désordre indescriptible, bien que la composition soit des plus rigoureuses.
Moyen de représentation naturaliste, la perspective devient en effet, aussi, durant toute cette période, un principe d'unité, un peu au sens où le sera en musique le système tonal.
Ne pouvant se contenter du caractère statique de la perspective classique normale, les peintres de l'époque baroque ont parfois eu recours à la perspective dite plafonnante. Comme dans l'anamorphose, il faut supposer ici que le sujet est vu de très près, la direction du rayon visuel principal étant inclinée vers le haut ; mais au lieu de conserver abstraitement leur verticalité aux verticales, on se soumet à la vision réelle et on les représente par des obliques. Tintoret avait déjà souvent procédé ainsi pour donner du mouvement à ses compositions, par exemple dans le Joseph et la femme de Putiphar du Prado.
Un autre moyen de créer le mouvement a consisté pour ces peintres à reprendre, en l'accusant très fortement, par exemple en composant le tableau en hauteur, l'invention de Piero della Francesca, à laquelle il a été fait allusion et qui consiste à placer très bas la ligne d'horizon. Ce parti permet d'obtenir un effet de chute véritablement vertigineux, tel que celui qui caractérise, notamment, l'esquisse pour le Massacre des Giustiniani à Scio de Solimena (Naples, Capodimonte).
L'illusionnisme baroque a d'autre part poussé à son paroxysme le goût du raccourci, en particulier dans les plafonds peints, de Rome à l'Autriche.
Décadence de la perspective classique
Delacroix est le dernier grand maître à avoir utilisé la perspective classique pour mettre en scène ses grandes compositions historiques. Pour beaucoup d'autres peintres du XIXe s., elle sera d'un usage courant, sans plus, tandis qu'apparaissent chez Ingres quelques déformations qui sont comme les signes avant-coureurs d'une vision nouvelle.
À défaut de s'attacher à la mettre véritablement à profit, les impressionnistes, travaillant d'après nature, respectent en gros la perspective classique. Ils l'ébranleront pourtant fortement en développant jusqu'à ses extrêmes conséquences cette ouverture aux apparences sensibles qu'elle avait grandement contribué à favoriser. " Tous les corps réunis, écrivait Vinci, et chacun isolément, emplissent l'air ambiant d'une infinité de leurs images, qui sont toutes en cet air et toutes en chacune de ses parties, portant avec elles la nature du corps, la couleur et la forme de leur cause. " Et il ajoutait : " La perspective est le frein et le gouvernail de la peinture. " Autrement dit, Léonard pensait que la géométrie pouvait nous aider à mettre de l'ordre dans nos sensations.
Cézanne et la perspective vécue
C'est bien là ce que comprendra Cézanne, qui, tout en adoptant la vision impressionniste, réintroduira la géométrie dans la peinture. Plus précisément, il s'agit bien de perspective lorsqu'il prétend que l'œil devient concentrique à force de regarder : " Je veux dire que, dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant ; et ce point est toujours — malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes — le plus rapproché de notre œil ; les bords des objets fuient vers un centre placé à notre horizon. " Cézanne est encore plus explicite lorsqu'il écrit à Émile Bernard : " Permettez-moi de vous rappeler ce que je vous disais ici : traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective ; soit que chaque côté d'un objet, d'un plan se dirige vers un point central ; les lignes parallèles à l'horizon donnent l'étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater omnipotens aeterne Deus étale devant nos yeux ; les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. "
La perspective cézanienne s'éloigne cependant de la perspective classique pour atteindre à une perspective sensible, qui tend à résoudre le paradoxe fondamental dont il a été question plus haut, au prix de déformations maintes fois dénoncées par les critiques et historiens d'art. C'est aussi M. Merleau-Ponty qui parle à ce sujet de perspective " vécue ". Ce philosophe nous montre bien comment cette perspective peut être ressentie lorsqu'il écrit : " Quand je regarde une route devant moi qui fuit vers l'horizon, il ne faut dire ni que les bords de la route me sont donnés comme convergents, ni qu'ils me sont donnés comme parallèles : ils sont parallèles en profondeur. L'apparence perspective n'est pas posée, mais pas davantage le parallélisme. Je suis la route elle-même, à travers sa déformation virtuelle, et la profondeur est cette intention même qui ne pose ni la projection perspective de la route, ni la route “vraie”. " (Phénoménologie de la perception, 1945.) La géométrie échappe ainsi, dans la perspective vécue, à tout contrôle scientifique. L'expérience arrive donc à son terme.