Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
E

expressionnisme (suite)

L'entre-deux-guerres. 1919-1939

Cette période vit d'une part la fin de l'Expressionnisme proprement dit en Allemagne et d'autre part la constitution, à partir d'autres sources et sur des thèmes différents, de tendances expressionnistes périphériques.

Allemagne

Le déclin de l'Expressionnisme pictural correspond à l'extension du mouvement, qui annexe, après la guerre, le théâtre et le cinéma : le style des décors est inspiré des peintures. Les conditions politiques et sociales sont telles en Allemagne que nul n'échappe à leur pression ; elles orientent l'intérêt des jeunes artistes vers une forme de témoignage davantage liée à la réalité contemporaine, au détriment de la subjectivité, naguère toute-puissante. Les anciens expressionnistes ne sont plus d'ailleurs des peintres maudits, et la tension de leurs œuvres se relâche (Pechstein, Heckel, Kokoschka). Schmidt-Rottluff restera l'un des artistes les plus fidèles au style de sa jeunesse, tout en demeurant sensible à l'évolution des idées (Homme se promenant dans la rue, 1923, gravure sur bois), tandis que Kirchner laissera une production assez inégale, jusqu'à son suicide en 1938. Dix a sans doute donné les images les plus violentes de l'après-guerre (jusque v. 1923) d'un monde de profiteurs et de filles de joie coudoyant de misérables victimes (les Joueurs de skat ou Mutilés de guerre jouant aux cartes, 1920). Cette vision de l'atroce culmine avec la Tranchée (1920-1923, disparue au cours de la Seconde Guerre mondiale), mais on perçoit déjà que l'excès d'une description hypernaturaliste a totalement remplacé les simplifications équilibrées de l'avant-guerre. En 1923-24, les 50 eaux-fortes de la Guerre offrent le document le plus complet et le plus impitoyable sur le conflit, épuisant du même coup pour longtemps une telle source d'inspiration (Blessé retournant à l'arrière, bataille de la Somme). L'évolution de Grosz fut encore plus rapide ; membre du club Dada de Berlin, considérant la caricature comme une arme, le combat politique l'emporta chez lui sur la création de nouveaux moyens d'expression. Beckmann désencombra progressivement ses compositions, au profit d'une manière assez statique, à la fois évocatrice et froide (Danse à Baden-Baden, 1923). C'est une esthétique analogue qu'adopte Carl Hofer dans ses tableaux de baladins, de clowns tristes, habitant un univers abstrait coupé de ses sources vives, à l'instar de celui de la république de Weimar (Gens de cirque, v. 1922, Essen, Folkwang Museum). Sur un mode différent, Kathe Kollwitz et Barlach contribuent tous deux par leur œuvre graphique à la coloration particulière de cette période. Le long itinéraire de K. Kollwitz l'a mené, à travers ses dessins et ses gravures, du Réalisme symboliste de la fin du XIXe s. à un Expressionnisme de témoignage et de lutte en faveur des opprimés (la Veuve, v. 1922-23, gravure sur bois) ; Barlach, que la sculpture gothique avait beaucoup marqué, subit particulièrement la persécution des nazis pour le pessimisme de ses types populaires (Vieille Femme aux cannes ; la Faucheuse, 1935, dessins). Mais ces deux artistes appartenaient encore au XIXe s. par les premières années de leur carrière. Le phénomène nouveau, dont on prit conscience v. 1924-25, est l'abandon de l'Expressionnisme au profit d'une Nouvelle Objectivité (" Neue Sachlichkeit ") ou d'un Réalisme magique stylistiquement opposé en tous points à l'Expressionnisme et dont Dix, surtout, puis Beckmann et Grosz devaient être les chefs de file. À cet art du constat, grossissant certains effets jusqu'à l'insolite, répond au même moment la naissance du Surréalisme, qui devait jouer par ses aspects prémonitoires le même rôle que l'Expressionnisme avant 1914.

Belgique

La Belgique connut en revanche, avec le retour des anciens de Laethem après la guerre, le développement d'un mouvement expressionniste cohérent. La revue Sélection et la galerie du même nom, à Bruxelles, patronnèrent l'" Expressionnisme flamand ", ainsi nommé par analogie avec l'Allemagne. Mais la première exposition (août 1920) rendait hommage au Cubisme et à l'école de Paris. Le fait capital de l'après-guerre est que l'on demande au Cubisme une discipline et une vigueur expressive, comme on avait demandé naguère à la couleur de hausser l'expression des sensations et des sentiments. L'aspect social existe chez les Flamands comme en Allemagne, mais il est plus rural que citadin chez Permeke, De Smet, Van den Berghe, Tytgat. Permeke est le seul à donner vraiment une dimension monumentale à ses personnages (le Pain noir, 1923 ; le Garde-chasse, 1927), tandis que les scènes de genre sont plus nombreuses chez ses camarades (De Smet : la Vie à la ferme, 1928). Les analogies ne manquent pas avec quelques peintres étrangers qu'une figuration moderne préoccupe, comme Léger en France et Schlemmer en Allemagne, qu'on ne situerait guère dans l'Expressionnisme, tandis que Van den Berghe adopta très vite des partis fréquents dans le Réalisme magique ou dans le Surréalisme (série de gouaches sur le thème de la Femme, 1925). Graveur sur bois, Frans Masereel a dénoncé avec une rare fidélité les tares de l'époque, la ville dévorante ; mais si les images sont très suggestives des situations, elles cherchent justement peu la transposition par rapport à la réalité, ce qui était l'ambition des graveurs allemands avant 1914 (la Ville, 100 bois, 1925, Paris). Après 1930, la saturation du marché de l'art, le retour offensif du Réalisme et le succès même du mouvement sont causes du déclin de l'Expressionnisme flamand ; Permeke, pourtant, continua à enrichir son domaine avec le cycle rustique de Jabbeke, renouant avec la grande tradition de Bruegel et de Van Gogh (le Mangeur de pommes de terre, 1935, Bruxelles, M. R. B. A.).

   Les paysages brabançons de Jean Brusselmans, qui était fort hostile à Permeke, offrent un des derniers avatars de l'Expressionnisme, en même temps qu'ils annoncent par leur dépouillement l'Abstraction de la seconde après-guerre.

   En marge du mouvement, Servaes créa, entre 1919 et 1922, une série d'œuvres religieuses qui renouvelaient l'expression moderne de l'" art sacré ", comme Rouault en France et Nolde en Allemagne l'avaient fait, et dont les formes exsangues, dégagées d'un réseau graphique enchevêtré, firent scandale (Chemin de croix dessiné et peint ; deux Pietà, Bruxelles, M. R. B. A.).

Hollande

La Hollande connut un Expressionnisme plus dispersé que celui des Flamands, malgré l'impulsion initiale donnée par la diffusion de l'œuvre de Van Gogh ; Le Fauconnier avait été aussi l'animateur de l'école de Bergen, dont Sluyters, Leo Gestel et Charley Toorop furent les membres les plus importants ; mais cette dernière devait rapidement se rapprocher de la Nouvelle Réalité allemande, dont l'esthétique toucha davantage les Néerlandais que les Flamands. En 1918, à Groningue, H. N. Werkman et Jan Wiegers fondent le groupe De Ploeg (" la Charrue "), dont le titre est explicite. Mais tandis que Werkman évoluait vers une figuration très dépouillée, presque abstraite, Wiegers, lié avec Kirchner, s'orienta vers un Expressionnisme voisin de celui de Die Brücke (Paysage aux arbres rouges, Amsterdam, Stedelijk Museum). Herman Kruyder se situe à peu près entre des Flamands comme De Smet et Van den Berghe et des épigones du Blaue Reiter, un Campendonk par exemple, qui devait d'ailleurs finir sa carrière en Hollande (Chat dans les crocus, 1925, La Haye, Gemeentemuseum). Un peu plus tardivement, Hendrik Chabot a traité, dans un style dur et ligneux, des sujets voisins de ceux de Permeke (le Maraîcher, 1935, id.).

France

Entre 1920 et 1930, c'est, comme en Flandre, le rôle organisateur du Cubisme qui a pu donner naissance à un " Expressionnisme français ", dont les représentants furent Gromaire, Goerg, La Patellière. Mais la recherche d'une sobriété exemplaire dans l'expression devait entraîner quelque ambiguïté ; ainsi, les tableaux de Dufresne des années 1918-1920, par leur calme massivité et leur coloris retenu, annoncent-ils de manière frappante le style des Flamands ; le Mécanicien de Léger (1920, Ottawa, N. G.) est une figure archétypale, à peu près unique dans l'œuvre du maître, mais dont les descendants immédiats sont les personnages de Gromaire et surtout de Permeke.

   De telles prémisses permettent de déceler pendant quelques années un certain nombre d'affinités entre Flamands et Français. Les premiers tableaux de Goerg, par leur stylisation volontaire, évoquent les toiles flamandes contemporaines (les Importants, v. 1922) ; mais l'œuvre du graveur devait l'emporter, avec un accent satirique qui n'épargne aucun aspect de la vie sociale de l'époque (la Gaîté-Montparnasse, eau-forte, 1925). Gromaire a toujours protesté contre le qualificatif d'expressionniste, dont il concevait davantage la définition germanique ; pourtant, nombre de ses tableaux — haussant le sujet au niveau du symbole, en faisant un foyer d'intensité émotionnelle et plastique et témoignant avec vigueur de réalités présentes — correspondent bien à cet Expressionnisme de l'après-guerre (la Loterie foraine, 1923, Paris, M. N. A. M.). La série des 10 bois gravés de l'Homme de troupe, exécutés à la fin de la guerre, est une des rares contributions françaises intéressantes, en face des réalisations allemandes sur le même thème. Le retour à la scène est un phénomène commun aux diverses tendances européennes : thème rustique (La Patellière), thème citadin (Gromaire, Goerg), fustigeant la vie facile de la bourgeoisie ou attirant l'attention sur la condition prolétarienne. À cet égard, l'Apprenti ouvrier de Rouault (1925, Paris, M. N. A. M.) est un tableau révélateur de l'esprit du moment et qui se distingue dans une œuvre préoccupée d'une définition humaine plus générale (suite lithographiée du Miserere). Le thème de la fille de maison close revient fréquemment, plus ou moins interprété, de Rouault à Pascin et à Fautrier, dont l'impressionnante suite de nus exécutés en 1926-27 constitue un des ensembles les plus originaux.

   Vers 1930, cette relative convergence des sujets ou des styles devient moins discernable. Il faut attendre la guerre d'Espagne pour retrouver une ardente volonté de témoignage soumettant les formes aux nécessités de l'expression. L'œuvre maîtresse est alors le Guernica de Picasso (1937, Madrid, Centro de Arte Reina Sofia), qu'accompagnent maintes études, dont la plus éloquente est la Femme qui pleure (1937). Échappant tout à fait aux catégories sociohistoriques que nous avons tenté de définir, l'expressionnisme picassien s'était manifesté de bonne heure avec une invention et une virulence exemplaires, fertilisé par les contacts de l'artiste avec le Surréalisme.

   Parmi les réactions suscitées par le conflit espagnol, il faut citer la série des Massacres de Pierre Tal Coat (1937), les Goerg de 1938 (les Malheurs de la guerre), comparables aux toiles les plus exacerbées de Dix, les burins de H. G. Adam (la Douleur, 1938, Paris, B. N.). Les sources ont bien changé depuis les années 20. La Nouvelle Réalité et le Surréalisme cautionnent le fantastique et l'expression de l'horrible, que les événements ne justifiaient que trop. En Italie, le mouvement Corrente (1938-1943), tard venu, s'inspira des divers expressionnismes qui l'avaient précédé.

   En marge de cette évolution se situe Chaïm Soutine, probablement le seul tempérament expressionniste pur de l'école de Paris. Modigliani et Chagall, de culture beaucoup plus complexe, avaient inauguré, dès avant 1914, une figuration inédite, aussi éloignée de l'imagerie crispée des Allemands que de la rationalité des Français et qui participait du renouvellement de la vision caractéristique des temps modernes. Modigliani a pu retenir l'attention de Permeke lui-même (dessins), et Chagall fut un moment revendiqué par le Surréalisme. Soutine fut sans cesse en conflit avec lui-même pour ordonner le chaos de ses pathétiques intuitions, auxquelles couleur et matière donnent forme (la Femme en rouge, 1922). Rebelle à toute influence, il évolua peu ; son dynamisme coloré se retrouve dans l'art de son ami des mauvais jours, Krémègne.