paysage (suite)
Les réactions constructiviste et expressionniste
Alors que la tradition impressionniste survivra en plein XXe s. dans plusieurs pays d'Europe, le retour, en France, au style, sensible vers 1882, se fera dans plusieurs directions : soit par dépassement de la technique impressionniste, comme l'art de Cézanne, le divisionnisme de Seurat ou même l'expressionnisme de Van Gogh ; soit en franche réaction, comme la forme décorative et antinaturaliste du Symbolisme. Même dans sa période impressionniste, de 1873 à 1882, Cézanne a montré une préférence révélatrice pour Pissarro. Ensuite, sans nier le principe impressionniste du dynamisme de la lumière et de la touche fragmentée, il cherche à retrouver derrière les phénomènes la permanence des formes de la nature, où il choisit, dans sa période " synthétique ", les motifs les plus massifs qu'il géométrise en facettes, réduisant aussi sa palette. Cependant, il ne tombera jamais dans l'excès, et sa dernière période, après 1895, montre avec raffinement son inquiétude de rendre le volume par un entrecroisement de plans colorés de plus en plus transparents. Avec plus de rigueur, Seurat affirme que l'espace et même la couleur sont " choses mentales ". Féru des nouvelles théories scientifiques, il codifie la loi du contraste simultané, sépare couleur locale et couleur d'éclairage, régularise la touche et reconstitue les volumes dans une pureté abstraite, toute différente de l'animation vivante des surfaces de Cézanne ; la réhabilitation de la ligne, chargée de symbolisme, accentue encore l'aspect géométrique des marines de Honfleur (1886-87) ou du Pont de Courbevoie. D'abord très proche de Seurat, Signac cherche plus tard à restituer la vie au paysage par une pigmentation violente ; Cross et Guillaumin agissent de même. Seul Pissarro, en 1885, adepte enthousiaste du Divisionnisme, qui satisfait son besoin de solidité, conservera toujours l'humilité impressionniste devant la sensation et retournera même aux origines, s'alignant sur les recherches luministes de Monet.
Le symbolisme de Gauguin, bien que lié au Néo-Impressionnisme par sa volonté de synthèse et de rythme, engage le paysage dans un degré supérieur d'abstraction. Gauguin abandonne vers 1888 la technique impressionniste, développe ses théories de dissociation de la ligne et de la couleur, revendiquant pour la première le droit de cerner les formes en aplats au lieu de les modeler, pour la seconde celui d'être employée arbitrairement — théories appliquées dans ses paysages de Pont-Aven, du Pouldu et de Tahiti. Pour lui, comme pour É. Bernard et pour Sérusier, dont le Bois d'amour est un véritable paysage abstrait, ces agencements répondent à des intentions non seulement décoratives, mais aussi mystiques. Après la période d'incertitude où, dans ses vues de Paris, Van Gogh hésite entre la technique des impressionnistes et celle de Signac, il se rapproche profondément vers 1888 du symbolisme de Gauguin, par la puissance de suggestion qu'il cherche à donner à la couleur. Cependant, il y a chez Van Gogh une passion torturée d'arracher à la nature son secret, qui, comme sa fidélité à l'association des couleurs complémentaires, le maintiendra bien plus près du réel ; même les longues touches en tourbillon de la fin, l'exaspération des couleurs correspondent autant à un sens panthéiste des forces de la nature qu'à une vision intérieure.
Résultante de ces mouvements de la fin du XIXe s., le Fauvisme est la dernière réalisation cohérente dans l'art du paysage. Les paysages fauves retiennent du Divisionnisme sa loi de contraste des couleurs et souvent — chez Derain, Vlaminck et Braque — ses touches géométriques, de Van Gogh la torsion des éléments, de Gauguin et des Nabis le goût de la compacité avec une tendance à affirmer les contours (Braque, Marquet). Surtout, ils magnifient la couleur comme l'unique qualité du plein air, puisqu'elle définit même l'atmosphère ; employée de façon irréaliste, elle renchérit sur la volonté d'expression d'un Van Gogh, mais dans une exaltation joyeuse, propre surtout à Matisse.
De 1905 à 1912, l'Allemagne connaît aussi, avec Die Brücke et Der Blaue Reiter, une phase d'Expressionnisme, d'abord marquée par l'influence de Gauguin, Van Gogh, Munch. Cependant, dans les paysages de Heckel, Nolde, Schmidt-Rottluff, la violence des lignes, courbes ou brisées, prévaut sur celle de la couleur, plus sourde que chez les fauves. Très personnels apparaissent les Russes Jawlensky et Kandinsky, dont les paysages, en particulier ceux de Murnau à partir de 1908, sont traités avec une touche rectangulaire plus méditée que la facture sommaire des Allemands et chargés, dans la crudité des couleurs, d'une sorte de tension mystique. Cependant, en France, on note dès 1907 un retour, d'inspiration cézannienne, à des paysages plus construits et moins colorés. Or, dans l'aventure cubiste, le paysage, réduit à l'emboîtement d'un jeu de formes simples sans rapport avec la sensaÍtion, perd substance et vie, comme le montrent les œuvres de Braque en 1908-1909. Le paysage urbain se prête mieux à cette généralisation des formes, et c'est vers lui que se tournent beaucoup de cubistes (Léger, Marcoussis, Picabia).
Le divorce entre la description et l'intériorité
Après 1910, bien que, paradoxalement, le paysage trouve sa voie la plus originale dans le sens de l'Abstraction, il faut mentionner deux mouvements qui se prolongent jusqu'à nos jours : l'Art naïf et le Surréalisme. Le paysage des naïfs, issu de l'authentique ingénuité du Douanier Rousseau, s'attache aux motifs susceptibles de marquer la perspective, détaille les moindres pierres des édifices (Vivin, Bombois) ou les linéaments des végétaux (Bauchant, Grandma Moses, Generalić) — sorte d'involution vers le réalisme du Moyen Âge finissant. D'une tout autre inspiration procède le paysage surréaliste. Il tire — par l'intermédiaire de la peinture de De Chirico — sa principale racine dans le Futurisme, dont il fige les contrastes lumineux et l'angoisse latente. Opposant, sous un éclairage magnétique, la définition obsessionnelle des contours (épaves de Tanguy ou concrétions étranges d'Ernst) à l'envoûtement d'une fuite vers le néant (perspectives de De Chirico, horizons marins ou sidéraux de Tanguy et de Dalí, pureté glacée de Šíma, espace déchiqueté de Matta), ces paysages oniriques présentent parfois de subtiles affinités avec le Romantisme nordique. Mais déjà la source cubiste et la source fauve ont commencé d'alimenter les tendances abstraites du paysage. De la première naît le Futurisme, qui, entre 1909 et 1914, introduit dans le paysage, au-delà du principe divisionniste de simultanéité optique, ses recherches propres de mouvement : le dynamisme de la vie moderne précipite les paysages de Boccioni et de Russolo dans une instabilité hallucinante, créatrice d'une nouvelle spatialité par l'interpénétration des volumes ; au même moment, Delaunay obtient par ses rythmes circulaires des effets semblables d'éclatement, avec une autonomie plus décidée des couleurs, tandis que les prismes de Feininger et, vers 1920, les réseaux transparents de Villon offrent une version plus classique du paysage cubiste. Seul Mondrian, prenant pour point de départ de sa théorie des relations pures les horizontales et les verticales du paysage, accomplit entre 1912 et 1914 la logique du Cubisme. Mais l'Abstraction géométrique abandonne vite toute référence à la nature ; aussi son rôle, sensible dans certains aspects du paysage des dernières décennies (Vieira da Silva, de Staël, Bissière, Lapicque, débuts de Bazaine et de Manessier), s'efface-t-il devant l'impulsion majeure du Fauvisme et de l'Expressionnisme. Celle-ci, malgré des prolongements figuratifs, par exemple chez Kokoschka, Permeke ou surtout Soutine, dont les paysages convulsifs sont un cri d'écorché, achemine le paysage vers l'Abstraction grâce aux théories et à l'exemple de Kandinsky dès 1909.
Le monde visible, tour à tour détonateur et émanation de la conscience, devient le reflet de sa mobilité, comme dans les premiers paysages semi-abstraits de Kandinsky — non exempts de rapports avec l'inquiétude futuriste — ou la texture allusive d'une " nécessité intérieure ", comme les villes rêvées par Klee. D'où, chez les " paysagistes non figuratifs ", au sens large ou au sens étroit, la dislocation ultime de l'espace (croisement de lignes de force chez Vieira da Silva et Prassinos, nœud de rythmes fluides chez Manessier, chaos primordial chez Dubuffet), d'où le titre si souvent générique des paysages (Saisons de Bissière, Astres de Singier, Fleuves de Manessier, paysage " ardent " ou paysage " sauvage " de Dubuffet), d'où le lyrisme de plus en plus intense de la couleur (si remarquable en particulier chez de Staël, le plus grand paysagiste récent : blancs et gris saturés de lumière dans sa période abstraite, puis plages chromatiques qui donnent un équivalent de l'incandescence méridionale) et parfois une tentative " démiurgique " pour rivaliser avec la nature par l'utilisation de l'élément brut (Dubuffet, Tàpies, Tobey). Négation brutale des recherches de profondeur et de reproduction des apparences au profit d'un jeu de signes synthétisant les rapports entre esprit et nature, telle semble l'ultime conséquence de l'Abstraction, qu'elle soit de nuance expressionniste ou de nuance géométrique, comme si, curieusement, l'âge des conquêtes interplanétaires ramenait le paysage à l'" espace du dedans ".