tapisserie
Au cours des siècles, la technique de la tapisserie traditionnelle a peu varié. Formée par l'entrecroisement à la main des fils de chaîne et des fils de trame – ceux-ci, de différentes couleurs, recouvrent totalement les fils de chaîne, qui servent d'armature –, l'œuvre tissée est exécutée sur un métier de haute ou de basse lisse. La distinction entre ces deux techniques tient essentiellement à la position de la chaîne – horizontale en basse lisse, verticale en haute lisse – et des lisses.
Cela entraîne une construction particulière des métiers et implique des gestes propres de tissage. Mais, dans les deux cas, le tissu présente un aspect identique, et les lissiers de l'une ou l'autre technique disposent, pour traduire en laine, dessin, volume, modelé et dégradé, des mêmes moyens. Les principaux sont les à plats, ou taches juxtaposées de couleurs à la manière d'une mosaïque, les battages et hachures, qui, par l'alternance de « duites » de plusieurs couleurs, donnent un passage graduel des tons et permettent d'obtenir le modelé. Le lissier, par la répétition des duites – aller et retour du fil de trame à travers la chaîne –, crée le dessin de la tapisserie en même temps qu'il en constitue le tissu. La tapisserie n'est donc ni canevas ni broderie. Elle n'est pas une œuvre unique, plusieurs exemplaires pouvant être tissés, mais elle est chaque fois une œuvre originale.
Le « carton »
Le carton, ou « grand patron », selon le terme employé au Moyen Âge, est le modèle à grandeur d'exécution du tissage à effectuer. Il est le point de départ de toute tapisserie traditionnelle. On peut distinguer les cas suivants :
Le carton inspiré par un modèle
Ce modèle – peinture, dessin, miniature, gravure... –, qui n'a pas forcément été conçu pour être tissé, est mis à la disposition du peintre qui réalisera le carton utilisé par les lissiers pour l'exécution de la tapisserie. Ainsi, Jean de Bondol, dit Hennequin de Bruges, peintre des cartons de la tenture de l'Apocalypse, s'est-il inspiré de manuscrits à miniatures. Les dessins d'Antoine Caron pour illustrer le manuscrit de Nicolas Houel de l'Histoire d'Artémise sont à l'origine des cartons exécutés par Henry Lerambert et Laurent Guyot. Jean-Baptiste Monnoyer a créé, d'après une composition gravée de Jean Bérain, la tenture des Grotesques tissée à Beauvais. Le modèle fut quelquefois aussi une œuvre plus monumentale : c'est le cas pour le décor de la galerie de Fontainebleau d'après lequel Claude Baudouin peignit les modèles qui ont servi au tissage de la Galerie de François Ier. La tenture de Renaud et Armide fut exécutée d'après les peintures de Simon Vouet pour l'hôtel de Bullion, celle des Muses d'après le plafond du salon des Muses peint par Le Brun à Vaux-le-Vicomte.
Le carton original
Il est conçu et réalisé entièrement par le créateur lui-même. Citons les cartons de Raphaël pour les Actes des Apôtres (Londres, V. A. M.), de Charles Natoire pour l'Histoire de Don Quichotte (Compiègne), de Jean-Baptiste Oudry pour les Chasses royales (Louvre et Fontainebleau), de Goya (Prado) pour les tapisseries tissées par la Real Fabrica de Tapices, de Dufy pour le mobilier Paris (Paris, Mobilier national), de Matisse pour Polynésie (Paris, M. N. A. M.), etc. Il convient de noter que les cartons peints en 1515 et 1516 par Raphaël ont contribué à « orienter la tapisserie dans le sens d'une plus complète soumission aux règles et procédés de la peinture ». Au XVe s., le carton de tapisserie était seulement une grisaille, et c'est au lissier que revenait la charge d'en établir la coloration. Il disposait pour cela de couleurs franches d'origine végétale (vouède ou pastel pour les bleus, gaude pour les jaunes, garances pour les rouges) ou animale (insectes broyés, kermès, puis cochenille pour l'écarlate).
Le carton exécuté d'après le « petit patron », ou maquette
Lorsque le créateur fournit seulement un modèle à échelle réduite – esquisse ou dessin –, un peintre différent peut être chargé d'exécuter le carton destiné aux lissiers. Charles Le Brun donnait des dessins pour les tapisseries dont les cartons étaient exécutés par les peintres des Gobelins spécialisés dans chaque genre. Les esquisses de François Boucher (musée de Besançon) permirent à Du Mons de peindre les cartons de la tenture Chinoise tissée à Beauvais. Récemment, Pierre Baudouin a su traduire en fonction de la technique et de la matière même de la tapisserie les œuvres de Le Corbusier, Picasso, Braque.
De nos jours, le carton peut être peint à l'huile ou à la gouache sur toile, sur carton ou sur papier ; le procédé des papiers collés fut utilisé par Henri Matisse pour ses cartons de la tenture Polynésie (Beauvais, 1946). Il arrive que le carton soit seulement dessiné ; il est alors numéroté ; les couleurs sont indiquées par un chiffre qui renvoie à une gamme déterminée. C'est la technique mise au point par Jean Lurçat (ses cartons sont à la fois numérotés et peints sommairement à la gouache). Enfin, le carton peut être simplement l'agrandissement photographique en noir et blanc de la maquette colorée de l'artiste. Celle-ci servira de référence au cours du tissage.
Le calque du carton permet au hautelissier de tracer sur chaque fil de chaîne des points de repère correspondant aux lignes principales de la composition. En basse lisse, ce calque est fixé sous la chaîne (innovation introduite dans les ateliers de basse lisse de la manufacture des Gobelins à partir de 1750 pour éviter que les cartons soient découpés en bandes étroites et que l'œuvre se trouve inversée). Dans les deux cas, le carton sert de référence de couleurs.
Le sens du tissage varie en fonction de raisons purement matérielles (dans une tapisserie de grandes dimensions, seul le petit côté correspond à la longueur de l'ensouple) ou plus souvent en fonction de considérations esthétiques, le dessin imposant le choix du sens du tissage. Ainsi, la chaîne d'une tapisserie terminée peut-elle être verticale (tapisserie tissée dans la position d'accrochage) ou horizontale.
Les grands centres de production
Dès l'Antiquité, la technique de la tapisserie était connue et pratiquée (Mésopotamie, Grèce). « Relais » entre l'Antiquité et le Moyen Âge, les tapisseries coptes (vêtements, fragments de tissus d'ameublement ou tentures provenant des tombes égyptiennes entre le IIIe et le XIIe s. apr. J.-C.) constituent l'ensemble le plus ancien aujourd'hui connu. Les lissiers coptes firent progresser la technique de la tapisserie, introduisant l'usage de certains procédés, tels que les ressauts, « arrondiments » et battages de couleurs, encore employés de nos jours.
Principaux ateliers aux XIVe – XVIe siècles (Paris, Arras, Tournai, Bruxelles)
Les débuts en Europe de l'art des lissiers remonte à l'époque du haut Moyen Âge ; toutefois, les plus anciens exemples conservés sont la tapisserie de Saint Gédéon, tissée vraisemblablement à Cologne à la fin du XIe s. (Londres, V. A. M. ; Lyon, musée des Tissus), et les 3 tapisseries de la cathédrale d'Halberstadt, œuvres réalisées v. 1200 avec la technique du point noué et coupé par un atelier monastique, le couvent de Quedlinburg (Allemagne). Mais la grande période de la tapisserie commence dans la seconde moitié du XIVe siècle. Ornement des châteaux ou des églises, l'œuvre tissée eut dès cette époque une importance considérable. Paris et Arras furent alors les premiers et principaux centres de tissage. Ils furent suivis par Tournai et Bruxelles.
Déterminer avec certitude le lieu d'exécution des tapisseries est, en l'absence de documents d'archives, fort délicat, tant est grande la difficulté pour établir une distinction dans la production des divers centres de tissage. Quant à l'origine des cartons, on ignore le plus souvent le nom des peintres auxquels ils étaient demandés.
Aux tapisseries à dessins géométriques, à motifs héraldiques ou à décor de feuillage et petits animaux que mentionnent des documents succèdent à Paris, vers 1360, les tentures « à ymages » à sujets historiés. Commandée par le duc d'Anjou, frère de Charles V, au tapissier parisien Nicolas Bataille dont le rôle exact est difficile à préciser, l'Apocalypse (Angers, musée des Tapisseries) est la plus célèbre tenture du siècle. Son exécution d'après les « patrons » du peintre du roi, Hennequin de Bruges (Jean de Bondol), établis à partir de manuscrits à miniatures, eut lieu entre 1377 et 1380. On attribue avec vraisemblance aux ateliers parisiens le tissage, vers 1385, de la tenture des Neuf Preux (New York, Cloisters).
Si l'Histoire de saint Piat et de saint Éleuthère (cathédrale de Tournai) est aujourd'hui la seule tenture conservée dont l'exécution à Arras, en 1402, soit certaine, on sait que les ateliers de tissage valurent une renommée internationale à cette ville, qui, au XIVe s., était rivale de Paris (l'expression « drap d'Arras » était aux XVe et XVIe s. synonyme de « tapisserie » dans de nombreux pays. L'œuvre tissée s'appelle encore en Italie « arrazo », en Pologne « arras »...). Arras fut pendant la première moitié du XVe s. le centre prépondérant, Paris ayant perdu sa place à la suite de l'occupation anglaise. C'est à ses ateliers que l'on attribue notamment l'exécution, dans les dernières années du XIVe s. (selon J. Lestoquoy, 1384), de la Geste de Jourdain de Blaye (Padoue, Museo Civico), œuvre qui, par son « sens de l'espace », annonce le XVe s. À propos de l'Annonciation (Metropolitan Museum), vraisemblablement tissée à Arras au début du XVe s., le nom du peintre flamand Melchior Broederlam (connu de 1381 à 1409), qui avait fourni en 1390 des « petits patrons » de tapisserie pour la femme de Philippe le Hardi, a été prononcé. Il n'est plus retenu aujourd'hui. L'auteur de ce carton – italien pour certains historiens – appartient en tout cas au « style gothique international ». L'attribution à un peintre de l'Espagne du Nord n'est pas à exclure.
Citons aussi les 4 grands panneaux des Chasses du duc de Devonshire (Londres, V. A. M.), tissées probablement à Arras autour de 1420. Inspirées par les enluminures des Traités de Chasse de Gaston Phébus, ces pièces célèbres montrent les rapports qui subsistent entre l'art des lissiers et celui de la miniature.
Arras ou Tournai ? Les opinions sont souvent partagées pour fixer le lieu d'exécution des tapisseries. Il en est ainsi pour la Vie de saint Pierre (Beauvais, cathédrale ; Paris, musée dé Cluny ; Boston, M. F. A.), achevée en 1460 et alors donnée à la cathédrale de Beauvais par l'évêque Guillaume de Hellande. D'importantes tentures à thème biblique, légendaire sont réalisées par les ateliers de Tournai, qui supplantent ceux d'Arras au milieu du XVe s. : tenture de Gédéon (disparue à la fin du XVIIIe s.), commandée par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, en 1449 et tissée d'après les cartons d'un peintre d'Arras, Baudouin de Bailleul ; tenture de la Guerre de Troie (Londres, V. A. M. ; Zamora, cathédrale ; Metropolitan Museum ; Montréal, musée des Beaux-Arts ; diverses coll. part.) vers 1470, d'après les dessins (Louvre) d'Henri de Vulcop (connu de 1446 à 1470), peintre et enlumineur à la cour de Charles VII, qui illustre le goût dans les tapisseries de l'époque pour le mouvement, les gestes vigoureux, le fourmillement des figures, alors que les pièces du siècle précédent étaient caractérisées par une composition sobre à personnages peu nombreux.
À la fin du XVe s., les œuvres les plus remarquables sortent des ateliers de Bruxelles, auxquels on attribue le Tournoi (musée de Valenciennes), dont la composition en différents plans est encadrée d'une riche bordure rappelant les tissus italiens. On pense aussi pouvoir attribuer à Bruxelles le tissage de la Chasse à la licorne (New York, Cloisters), pour laquelle des thèses récentes (N. Reynaud) reconnaissent dans l'auteur des modèles un disciple de Vulcop, artiste encore anonyme appelé le Maître d'Anne de Bretagne ou aussi le Maître de la Chasse à la licorne (G. Souchal). Deux pièces de la Chasse appartiennent aux tapisseries à millefleurs (figures se détachant sur fonds entièrement semés de fleurs), qui connurent un grand succès au XVe s. Parmi les plus belles, il faut citer la célèbre tenture de la Dame à la licorne (Paris, musée de Cluny), récemment attribuée au disciple de Vulcop (N. Reynaud), Narcisse (Boston, M. F. A.), Semiramis (musée de Honolulu). Le lieu d'exécution des tapisseries à millefleurs demeure encore incertain. L'hypothèse des ateliers des bords de la Loire, ateliers nomades établis à proximité des séjours de la Cour, longtemps retenue, est aujourd'hui abandonnée. On sait que la millefleurs aux armes du duc de Bourgogne, Philippe le Bon (Berne, Historisches Museum), sortait d'un atelier de Bruxelles (1466) et que l'on peut attribuer à Tournai les millefleurs aux armes de Jean de Daillon (Montacute House, Yeovil, Somerset, The National Trust) ou de John Dynham (New York, Cloisters). Il paraît bien évident que ces tapisseries à millefleurs ne constituent pas un groupe homogène et que divers centres en produisirent. Certaines pièces, les plus remarquables, reflètent l'existence d'un carton dû à un peintre. D'autres, plus rares et de qualité courante, étaient le résultat du travail des lissiers, qui disposaient sur fonds de fleurs, sans grand souci de la composition, des personnages d'un dessin assez ordinaire sans relation entre eux. Cette pratique des lissiers est à l'origine du procès de Bruxelles de 1476 entre leur corporation et celle des peintres.
Un nouveau style, proche de la peinture, apparut alors dans les tapisseries. Les lissiers bruxellois exécutèrent le tissage de modèles réalisés par des peintres dont ils surent admirablement traduire les œuvres, avec une exceptionnelle virtuosité et parfois une rare finesse (11 fils au centimètre pour les Trois Couronnements) : Adoration des mages, Trois Couronnements (Sens, trésor de la cathédrale), Annonciation et adoration des mages (Paris, musée des Gobelins), Vierge à la corbeille (Madrid, Musée archéologique). Ainsi naissait une tendance nouvelle qui allait aboutir à la soumission de la tapisserie aux règles de la peinture, car ces œuvres étaient déjà des tableaux tissés dans lesquels se retrouve l'influence de grands peintres flamands tels que Van der Weyden, Memling, Quentin Metsys. Le nom de ce dernier artiste fut même prononcé à propos de la tenture de la Vie du Christ et de la Vierge (Aix-en-Provence, cathédrale), exécutée en 1511 à Bruxelles pour la cathédrale de Canterbury.
Les ateliers de Bruxelles surpassèrent dès lors, tant par la qualité de la production que par la quantité, tous les autres centres de tissage : Tournai, Bruges, Audenarde, Anvers... Signalons, parmi les tentures les plus importantes et les plus célèbres, la Légende d'Herkenbald (Berne, Historisches Museum), d'après les « petits patrons » de Jan Van Roome (1513), l'Histoire de David et de Bethsabée (v. 1510-1515 ; château d'Écouen), que l'on attribue aussi à Van Roome, Notre Dame du Sablon (Leningrad, Ermitage ; Bruxelles, Musée communal, M. R. B. A. ; Saint-Jean-Cap-Ferrat, musée Île-de-France), tissée entre 1516 et 1518 d'après des modèles attribués à Barend Van Orley.
À côté des traditionnelles bordures de fleurs des tapisseries bruxelloises apparaissent de nouveaux encadrements, à motifs tirés du répertoire décoratif de la Renaissance : cornes d'abondance, acanthes, vases (tapisserie aux armes de Louise de Savoie et François d'Angoulême, v. 1512, Boston, M. F. A.), arabesques, profils de guerriers (Notre Dame du Sablon).
Limitée tout d'abord à des détails ornementaux, l'influence italienne s'affirme avec le tissage de la célèbre tenture des Actes des Apôtres (Vatican), destinée à la chapelle Sixtine, que le pape Léon X fit exécuter à Bruxelles (1516-1519) par le lissier Pieter Van Aest d'après les cartons de Raphaël (Londres, V. A. M.). La manufacture de Mortlake, fondée par Jacques Ier Stuart avec des lissiers flamands, les tissa à plusieurs reprises. Le Mobilier national à Paris conserve la première série, acquise par Mazarin à la vente des collections de Charles Ier. Capitale pour l'histoire de la tapisserie (notamment par l'introduction dans cet art de la perspective à l'italienne, des arabesques et des grotesques), la tenture connut un succès immense et international. Les commandes affluèrent et toute l'Europe s'approvisionna à Bruxelles, qui eut une influence prépondérante. Si de nombreuses tentures (Fructus Belli, Grotesques de Léon X, Triomphe des dieux, Histoire de Moïse) témoignent de l'engouement pour les compositions de Raphaël et de son atelier (Giulio Romano, Giovanni da Udine, Perino del Vaga), le peintre Barend Van Orley n'en a pas moins joué un rôle essentiel auprès des ateliers. Profondément influencé par l'italianisme, il adapta celui-ci à l'esprit flamand. Citons notamment, d'après les modèles de cet artiste, la tenture de la Passion (Washington, N. G. ; Espagne, Patrimonio nacional ; Paris, musée Jacquemart-André), les Chasses de Maximilien (Louvre)... L'activité des ateliers bruxellois se maintint pendant tout le siècle, comme en témoignent notamment le très important ensemble de tapisseries du château du Wawel à Cracovie (certaines d'après Michiel Coxcie), exécuté entre 1548 et 1560 pour le roi de Pologne Sigismond-Auguste, ou la fameuse tenture des Fêtes des Valois (Offices), tissée entre 1582 et 1585 d'après des cartons attribués à Lucas de Heere ; des dessins d'Antoine Caron (Louvre) sont à l'origine des compositions.