Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Importance de l'étude académique

Toutefois, en Italie, le nu reste lié à la peinture d'histoire et aux grands récits mythologiques. Tout au long des XVIIe et XVIIIe s., il en constitue l'accessoire presque obligé. Le cas de Poussin est significatif. Ce n'est pas que cet artiste ait été incapable de donner, surtout au début de sa carrière, une qualité d'extrême lyrisme à la peinture du nu : lyrisme nostalgique et presque poignant dans le Narcisse du Louvre, lyrisme glorieux dans le Triomphe de Neptune du Museum of Art de Philadelphie. Toutefois, chez lui, le nu apparaît rarement traité pour lui-même ; nous sentons qu'il est bien davantage une discipline de dessin.

   Il faut s'arrêter un moment à la rencontre qui fait que, en français au moins, " académie " est synonyme de " nu ". C'est au XVIIe s. que l'enseignement de la peinture se constitue, sous l'égide des académies, selon des règles qui demeureront immuables jusqu'à la fin du XIXe s. Étudier la nature, cela veut dire étudier le corps humain ; et certes il n'est pas, dans le monde des choses visibles, d'objet plus noble, mais aussi plus difficile à bien rendre que l'homme. Or l'enseignement ne part pas de l'étude d'après des modèles vivants ; tout au rebours, le futur peintre commence par copier des œuvres d'art. Il copie d'abord des dessins ou des gravures ; au XVIIIe s., on trouve des recueils de dessins de nus gravés qui sont comme des manuels de morphologie ; le mouvement du bras et la structure du torse s'apprennent comme on apprend les déclinaisons et les conjugaisons. On passe ensuite à l'étude d'après les modèles antiques, dont les moulages sont présents dans toutes les écoles de peinture et les académies d'Europe. Une telle formation de l'œil et de la main est jugée indispensable avant de passer à l'observation des êtres réels. La transcription du corps en peinture ne se fait donc jamais à partir du modèle lui-même, mais sur la base de toute une série de conventions patiemment assimilées au cours des années d'un long et, semble-t-il, fastidieux apprentissage. Qui a le premier forgé ces conventions ? On ne saurait trop le préciser. Nulle part on ne peut mieux voir à quel point il est vrai de dire que la nature imite l'art ; l'image du nu idéal et de la perfection du corps humain qui habite nos mémoires, et que nous retrouvons sur les écrans du cinéma ou dans les magazines, traduit en fait l'héritage d'une culture artistique millénaire.

   Le mot d'ordre des révolutions est souvent la revendication de la nature. Souvent aussi ces mots d'ordre sont entièrement fallacieux. Dans la seconde moitié du XVIIIe s., d'abord des écrivains et des critiques, puis des artistes commencent à s'insurger contre les conventions de leur temps ; cette réprobation prend fréquemment un caractère moral, et, quand Diderot se plaint d'avoir assez vu de tétons et de fesses et réclame que les peintres élèvent son esprit vers des pensées plus hautes, c'est précisément le nu, et notamment le nu galant de Boucher et de Fragonard, qui est en cause. De toute part on réclame plus de simplicité et d'innocence.

Le Néo-Classicisme

Le nu va-t-il disparaître de l'art ?On peut parfois le croire : les Athéniennes de Vien sont vertueusement drapées. En 1784, le fameux Serment des Horaces présente des guerriers en cuirasse et des femmes en longues tuniques. Mais il est impossible de s'y tromper longtemps. La nature, à laquelle les théoriciens du Néo-Classicisme ne cessent de dire qu'il faut revenir, est une nature revue sur les modèles romains et grecs. Or ils voient, et non sans raison, dans la représentation du nu l'un des principaux caractères de l'art grec. Au nom de la nature, une convention se substitue à une autre et le nu héroïque remplace le nu voluptueux. Chez un artiste comme Flaxman, des nus se rencontrent partout ; mais ils ont un caractère tout nouveau. La lumière est absente, et le modelé a disparu avec elle ; plus question de rendre le tissu d'une peau, le relief d'un muscle, la consistance d'une chair. On n'a plus affaire qu'à un pur jeu graphique, où une ligne un peu sèche, volontiers anguleuse, cerne des contours qu'elle semble emprisonner sans qu'aucune vibration en émane. Les mêmes effets de dureté linéaire se retrouveront plus tard, avec toutefois infiniment plus de subtilité, dans le Jupiter et Thétis (musée d'Aix-en-Provence) ou le Songe d'Ossian (musée de Montauban) d'Ingres.

   C'est avec David que nous comprenons le mieux le sens de cette transformation. Le nu est absent des Horaces, mais nous le retrouvons dans les Sabines (Louvre). La perfection anatomique est totale : dans les corps nus des deux guerriers qui s'affrontent, au premier plan, chaque muscle, chaque tendon saille sous la peau selon les règles les plus consacrées. À cette puissance belliqueuse s'oppose le corps, plus fragile, des deux enfants, à droite et à gauche, ou celui des femmes, au centre, corps merveilleusement sculptés, mais dans une matière que l'on dirait plus tendre. Est-ce seulement parce que nous avons affaire à une scène de bataille qu'aucun mouvement ne semble relier vraiment ces êtres, que chaque membre, chaque buste apparaît comme éternellement figé dans une sorte de crispation muette ? Il s'agit plutôt d'un parti très conscient. Au plafond de la galerie Farnèse, Annibale Carracci avait donné la couleur de la pierre à des êtres vivants ; dans les Sabines, nous voyons en revanche des statues colorées comme si elles étaient de chair. Toutes les figures ont retrouvé leur équilibre et leur autonomie.

   En deux siècles d'histoire de la peinture, où le nu reste lié à un genre particulier, qui est celui de la représentation des scènes religieuses ou mythologiques, nous voyons donc ce thème prendre les significations les plus différentes, les uns s'en emparant pour chanter en poètes le bonheur d'être au monde, d'autres pour méditer sur la fragilité des choses humaines et les horreurs de l'existence ; le nu peut se faire le messager d'une rêverie voluptueuse et irréelle ou le porteur d'une leçon de tension morale et d'énergie. Peut-on trouver une meilleure preuve que la représentation du corps humain n'est pas un acte qui aille de soi, mais qu'elle est liée à toutes sortes de manières de regarder le monde et de concevoir la vie ?

   Dans les deux siècles dont il a été question, le nu est assujetti aux normes académiques que les grands artistes de la Renaissance ont définies à partir des modèles antiques. Pourtant, nous voyons ces conventions se modifier selon l'attitude des peintres en face des problèmes essentiels ; les uns se plient sans effort aux règles de la grammaire classique, tandis que les autres les enfreignent, semble-t-il, de propos délibéré. Mais nous nous rendons compte que ce qui pourrait passer pour un effort vers plus de vérité ou de naturel n'est, en fait, que l'utilisation d'un autre langage. S'il est une époque où l'on peut mesurer à quel point le nu, loin d'être un objet naturel, est en réalité une forme d'art, c'est bien le XVIIe et le XVIIIe siècle.

Le XIXe siècle

Du Néo-Classicisme au Romantisme

Au cœur même de l'époque néo-classique, l'actualité révolutionnaire infléchit la conception du nu vers un souci plus grand de vérité. Ainsi, chez David, le buste nu de Marat assassiné (1793, Bruxelles, M. R. B. A.) refuse l'effet au profit d'un rendu anatomique discret, la position affaissée du corps accentuant le relief de muscles minces. Parallèlement, dans la Mort du jeune Bara (1794, musée d'Avignon), s'il met en scène un corps peu sexué, inspiré de l'Hermaphrodite endormi ou de Narcisse à la fontaine, il restitue un volume charnel souple, dont l'accent préromantique est rare dans son œuvre. La prolongation de l'esthétique néo-classique jusque dans les années 20 est mêlée en effet aux premières manifestations du Romantisme, qui reconnaît à la femme un rôle moins effacé que celui que le culte du héros lui avait assigné. Blake, plus encore que Füssli, donne du nu masculin et féminin une version d'un maniérisme exacerbé, enchérissant sur les définitions graphiques au mépris de la vraisemblance comme de toute sensualité (l'Archange Gabriel avec Adam et Ève, 1808, Boston, M. F. A.) quand un Overbeck est plus attentif à rendre les masses par le contour (Saint Sébastien, v. 1813-1816, Berlin, Ng).

   Davantage de sensibilité émane de la Surprise du sculpteur Canova (Possagno, musée Canova), qui rachète bien des erreurs anatomiques par un émoi dans le goût du XVIIIe s. En revanche, la référence corrégienne de Prud'hon, la perfection de ses formes allégées par le clair-obscur renouent de façon décisive avec l'aura de trouble complicité qui accompagne l'amour et la mort (l'Enlèvement de Psyché, 1808, Louvre ; la Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, 1808, id.), et ses dessins sur fond teinté, d'un classicisme épanoui, accordent au travail léger des ombres des proportions antiquisantes. En marge de ces réalisations, qui ont pour dénominateur commun quelque dette envers l'art du passé, la Maja desnuda de Goya (av. 1800, Prado) apporte une franchise novatrice tant dans la présentation, dénuée de toute afféterie, que dans le type, dru, plébéien, du nu, d'un net caractère hispanique. Mais ce n'est encore qu'un accident.