Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
N

nu (suite)

Le XVIIe et le XVIIIe siècle

En 1600, Annibale Carracci est occupé à peindre la galerie du palais Farnèse. C'est la grande entreprise de sa vie, et l'œuvre, immédiatement fameuse, restera un modèle pour des générations de peintres. Quarante ans plus tôt, on voilait les nudités de la chapelle Sixtine ; l'Église de la Contre-Réforme a banni le nu de l'art religieux. Au palais Farnèse, cependant, on pourrait croire que les temps heureux de la Renaissance sont revenus ; les dieux et les héros de l'Antiquité sont de nouveau là ; ils sont nus. Un peu moins nus peut-être qu'ils ne l'auraient été un siècle auparavant ; leurs attitudes sont généralement calculées de façon à ne rien montrer qui risque d'effaroucher une pudeur trop délicate ; à défaut, une draperie savamment enroulée y supplée. Il reste que nous nous trouvons devant un grand poème lyrique où la beauté du corps humain, sa force, son équilibre, sa joie sont célébrés de la manière la plus claire.

   La réussite d'Annibale Carracci et l'admiration universelle qui l'entoure aussitôt pourraient laisser prévoir une ère où le nu triomphe dans la peinture. C'est assurément le cas, mais moins qu'on ne s'y serait attendu. Pour un Rubens, chez qui le nu constitue un motif de prédilection, combien de peintres qui préfèrent les ressources plus déclamatoires du drapé et habillent leurs figures ! Et, en face de l'allégresse qui anime les héros du palais Farnèse, que signifient ces vieux saints Jérôme, ces saints Pierre martyrisés, tous ces corps maltraités et hideux à considérer ? À côté d'une tradition issue de la Renaissance, où le nu sert à chanter la beauté de l'homme et la perfection de la nature, un autre courant apparaît, qui exprime la tristesse et l'horreur du monde. On ne retrouve plus cette tendance au XVIIIe s. ; Tiepolo et Boucher multiplient les scènes où des nudités radieuses viennent charmer l'œil. Jamais l'Olympe n'a été plus aimable, ni ses divinités plus engageantes ; mais sommes-nous plus près de l'Olympe de Michel-Ange ou de celui d'Offenbach ? La réaction néo-classique éloigne ces nus galants et frivoles ; à la fin du XVIIIe s., le nu sert à vanter le courage, le patriotisme, la rectitude morale.

   Voici bien des métamorphoses pour un thème en apparence aussi simple. Mais est-il aussi simple qu'il le paraît ? Kenneth Clark a montré que le nu était une forme d'art beaucoup plus qu'un sujet. Dans un laps de temps aussi bref, après tout — deux siècles seulement —, et en ne considérant que la peinture occidentale, nous voyons cette forme d'art évoluer considérablement.

Carrache et l'école bolonaise

En associant, au plafond de la galerie Farnèse, tableaux et sculptures feints, il semble qu'Annibale Carracci ait pris soin de nous indiquer lui-même la source de son inspiration. C'est bien l'étude de la statuaire antique qui lui a permis d'atteindre à une liberté et à une maîtrise sans défaillance dans le traitement des nus. Il ne faut pourtant pas s'y méprendre : rien dans la galerie ne porte la trace d'un effort archéologique. Observons seulement les parties où l'artiste se réfère le plus manifestement à l'Antiquité : les termes qui soutiennent le faux entablement. Ils ont la couleur de la pierre ; mais peut-on véritablement croire qu'il s'agisse de statues ? Jeunes gens ou vieillards, ils semblent le plus souvent porter avec le sourire et sans effort la lourde corniche qui repose on ne sait trop comment sur leurs têtes ; leurs corps, musclés, se déhanchent, contredisant l'effet de la stèle rigide qui leur sert de jambes ; une torsion du buste leur permet quelquefois, surtout aux angles, d'élancer les bras vers leur voisin, dont ils enserrent les épaules d'un geste comme fraternel, admirablement inventé, mais dont on aurait certes de la peine à trouver le modèle dans l'Antiquité. Dans ces torses vigoureux, chaque muscle se dessine ou saille conformément aux canons anciens ; rien de plus libre pourtant que la composition de l'ensemble.

   Ces personnages de chair pétrifiés et tronqués sont, en fait, soumis au rythme joyeux et bondissant qui anime toute la composition. Les réminiscences que l'on discerne partout ne doivent pas faire oublier la nouveauté du génie poétique d'Annibale Carracci. L'Antiquité lui a appris à modeler un corps, Michel-Ange à le faire tourner, Raphaël à l'envelopper dans de longues arabesques ; le résultat est pourtant entièrement original. C'est un élan tout sensuel qui fait tournoyer les compagnons du cortège de Bacchus, et le nu classique se trouve interprété dans un esprit résolument moderne. Au lieu d'un discours où la structure physique de l'homme se trouve comme expliquée en vertu des lois d'un ordre universel, nous avons affaire à un chant. Le mouvement qui lie les personnages se retrouve dans l'anatomie de chacun ; lignes et volumes sont enchaînés, développés et repris d'une manière toute musicale.

   On pourrait voir dans cette façon d'aborder le problème du nu l'un des traits communs de l'école bolonaise. Guido Reni semble pousser jusqu'à leurs dernières conséquences les choix d'Annibale Carracci. Regardons seulement le Samson de la P. N.  de Bologne : debout devant la mer et le ciel, le héros vainqueur pose un pied sur l'un des Philistins qu'il vient d'abattre ; du bras droit, il brandit sa mâchoire d'âne ; sa main gauche est posée sur sa hanche ; son corps décrit une sorte d'immense arc, contrastant avec la ligne droite de l'horizon marin, à hauteur de ses genoux. Pose étrange, où l'on croirait voir un gymnaste s'exerçant à la flexion des hanches ; mais la splendeur du tableau ne permet pas de sourire. Une peau rayonnante enveloppe souplement un corps puissant, mais dont aucun muscle n'est exagéré ; un contour sinueux et continu, pareil aux longues vocalises d'on ne sait quel alléluia, détache le triomphateur du paysage crépusculaire et funèbre où il se dresse. Jamais encore un peintre n'avait atteint, au moyen du nu, la perfection d'un tel chant de victoire et de mort. Nous retrouvons la même grandeur nostalgique dans le Saint Jean-Baptiste de Londres (Dulwich College Picture Art Gal.) ; ici le tableau est construit sur des diagonales, mais le traitement du nu est analogue : longues lignes flexibles, amplifiées au moyen d'une draperie qui revient de la taille jusque derrière les épaules, modelé délicat qui ménage les transitions les plus fluides entre les volumes.

   Ce type de nu, que l'on pourrait appeler le " nu lyrique ", est très rare en dehors de l'Italie. On trouve pourtant une exception particulièrement importante, Rubens. Chez ce peintre d'une culture et d'une science aussi accomplies que celles des grands Bolonais, le lyrisme s'affirme avec une puissance incomparable. Mettons en parallèle les Trois Grâces du Prado et le tableau de Raphaël sur le même sujet que conserve le musée Condé de Chantilly. La composition est certes bien différente, car, au lieu que les Grâces de Raphaël se présentent toutes frontalement, deux de face et une de dos, seule celle du milieu, chez Rubens, reste de dos ; les deux autres sont à présent de profil. Il en résulte un mouvement bien plus intense, accusé par la dissymétrie des gestes. Chez Raphaël, les trois figures ont à peu près la même attitude : celle de gauche et de droite adoptent des poses pratiquement symétriques ; celle du centre a un bras posé sur l'épaule de sa compagne de gauche, mais la tête inclinée vers celle de droite. Ces balancements se répètent dans la disposition des jambes, les déhanchements, le jeu des regards. Les corps semblent se réduire à des volumes presque purs, lisses, et dégagent l'impression de formes quasi abstraites, comme les courbes et l'arrondi d'un beau vase. Face à celles de Raphaël, les Grâces de Rubens sont terriblement matérielles ; leur chair est molle et dessine des plis aux genoux, aux hanches, sous les bras. Des veines bleutées, des ombres rouges animent le tissu de leur peau d'une vie comme instinctive. Le corps de la femme n'est plus ici l'expression idéale de quelque sereine harmonie ; il cesse d'être l'incarnation sensible de lois géométriques pour devenir irrégulier, charnu et vivant comme un fruit.

   Cette sensation d'innocence dans l'épanouissement physique donne sa qualité particulière au lyrisme de Rubens. Un petit tableau du K. M. de Vienne nous montre Angélique surprise dans son sommeil ; l'attitude est peut-être encore plus provocante que celle de l'Antiope de Corrège, et, au lieu d'un dieu, c'est ici un horrible vieillard emmitouflé qui découvre la femme endormie. On sent pourtant moins de perversité chez Rubens ; le corps d'Angélique forme une longue diagonale lumineuse, et toute l'attention du peintre semble s'être attachée à rendre, sous les reflets soyeux de la peau, l'espèce de plénitude végétale et d'inertie heureuse du sommeil. La surprise n'est là que pour justifier le thème du nu endormi ; elle n'est pas le sujet même du tableau.