perspective (suite)
Giotto et l'apparition de la perspective classique en Italie au XIVe siècle
Dans les fresques de la Vie de saint François à la basilique supérieure de Saint-François à Assise, exécutées dans les dernières années du XIIIe s., Giotto emploie la perspective primitive, flagrante, en particulier dans l'autel de la Vision des sièges, et surtout la perspective parallèle. Il est cependant dans ces œuvres des morceaux — comme la vue de la ville dans la scène des Démons chassés d'Arezzo — où il est clair que le peintre a conçu son sujet à partir d'un point de vue unique, même s'il n'en a pas tiré absolument toutes les conséquences. On peut noter, en tout cas, que les lignes principales de la petite construction jaune qui se trouve au-dessus de la porte fortifiée de gauche fuient conformément aux exigences de la perspective rationnelle. Dans les fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue, exécutées au tout début du XIVe s., des éléments d'architecture, en particulier les 2 " chapelles secrètes " (R. Longhi) en trompe l'œil de chaque côté du chœur, ainsi que des meubles, sont également représentés selon ce qui va devenir la vision classique.
Giotto inaugure d'autre part ici, à propos des anges de la Crucifixion, le raccourci, dont il arrive d'emblée à tirer des effets saisissants. Ce phénomène, qui est évidemment en rapport avec cette perspective, sera, on le sait, exploité dans toute son ampleur par Uccello, en particulier dans ses batailles.
Dans une scène du revers de la Maestà de Duccio représentant Jésus devant le grand prêtre (1308-1311, Sienne, Opera del Duomo), on peut voir un plafond à caissons impeccablement mis en perspective à l'aide d'un point de fuite décalé vers la gauche.
On pourrait multiplier les exemples prouvant qu'au cours de cette première moitié du XIVe s. les peintres (et particulièrement, à la suite de Giotto, Maso, Pietro et Ambrogio Lorenzetti en Toscane, Simone Martini lui-même à Assise) se préoccupaient de perspective et que certaines lois capitales avaient été découvertes, mais il semble bien que l'impulsion décisive ait été donnée au début du quattrocento.
Brunelleschi et Masaccio
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Brunelleschi, qui fut surtout un architecte, se trouve à l'origine de la création d'un espace fondé sur la perspective rationnelle. Au Moyen Âge, un architecte est avant tout un bâtisseur, un sculpteur, un tailleur de pierre, un peintre, un praticien du dessin et de la couleur. Dans la peinture de cette époque comme dans la peinture orientale, la géométrie, lorsqu'elle intervient, est liée à certains objets. Sous la Renaissance, c'est au contraire la géométrie qui va soumettre l'objet à ses lois. C'est pourquoi même les figures qui ne sont pas de forme géométrique devront s'inscrire dans de telles formes (ce qui n'empêche pas forcément la spontanéité de l'exécution), au lieu de s'en distinguer comme dans la vision primitive. Il en va de même de la lumière, qui, ainsi que l'a écrit P. Francastel, " existe indépendamment des choses qu'elle enveloppe comme un milieu invisible, mais réel et homogène ", alors que, dans la vision primitive, il existe d'abord des objets colorés qu'il s'agit d'agencer de manière à obtenir un ensemble harmonieux.
Brunelleschi touche directement à l'histoire de la peinture par les 2 petits panneaux, malheureusement disparus, qu'il avait réalisés vers 1420 et qui représentaient des vues de Florence : le Baptistère, vu de la porte centrale du Dôme, et le Palazzo Vecchio, vu de la place de la Seigneurie.
Il s'agissait certainement là d'une expérience de perspective, le premier de ces 2 panneaux devant être regardé à l'aide d'un miroir par un petit trou percé à l'emplacement du point de fuite principal (notion qui lui était donc familière). De plus, ce panneau était monté sur une plaque métallique bien polie, où se reflétait le ciel.
Il n'est pas possible d'entrer ici dans le détail des hypothèses faites par les historiens d'art pour tenter d'expliquer la raison d'être de ce curieux dispositif. La synthèse qu'en a opéré Robert Klein (1963) ne permet pas d'arriver à une conclusion définitive. Il est seulement certain que Brunelleschi n'a pas pu obtenir par l'artifice du miroir un résultat absolument convaincant dans la mesure où il cherchait à donner la parfaite illusion du spectacle réel, et il ne faut pas éliminer cette intention, sans négliger pour autant l'opinion de Krautheimer (1956) selon laquelle la perspective de Brunelleschi visait avant tout à constituer une méthode de détermination visuelle des distances et des dimensions. Quoi qu'il en soit, le terrain était prêt pour permettre à Masaccio d'utiliser pleinement les ressources de la perspective rationnelle, dont il donne une éclatante démonstration dans sa Crucifixion de S. Maria Novella de Florence.
L. B. Alberti et la " costruzione legittima "
C'est encore un architecte L. B. Alberti, qui va s'appliquer, au milieu de ce XVe s., à codifier la perspective dans son Della pittura. À cette époque, les pratiques et les théories se rapportant à la perspective ne sont encore connues que d'un petit nombre d'hommes, et c'est seulement au début du XVIe s. que l'ouvrage d'Alberti sera publié à Nuremberg, lorsqu'elles s'imposeront dans toute l'Europe. L'expression " perspective albertienne " désigne maintenant la perspective classique dans ce qu'elle a de plus rigoureux.
Pour Alberti, la définition de la perspective se confond avec celle du tableau, qui n'est rien d'autre selon lui que l'" intersection de la pyramide visuelle selon une distance donnée, une fois établi le centre et constitués les rayons d'une certaine surface, représentée par des lignes et des couleurs artificielles ".
Pour arriver à ce résultat, Alberti préconise le recours à la " costruzione legittima ", qui était peut-être déjà connue, en partie du moins, par Brunelleschi et qui sera définitivement mise au point une trentaine d'années plus tard par Piero della Francesca dans son traité De prospectiva pingendi. Ce sera au XVIe s. la seule méthode considérée comme vraiment valable par les intellectuels.
Cette méthode consiste à projeter sur le tableau le plan et l'élévation de l'objet. Les points ainsi obtenus et reportés en abscisses et ordonnées constituent les repères à utiliser pour la mise en perspective. Il est à noter que le point de fuite principal est ici une conséquence plutôt qu'une donnée du problème. On peut en dire autant des points de distance.
Relativement simple en théorie, la " costruzione legittima " est assez difficile à appliquer en peinture dès lors qu'il s'agit de mettre en perspective une composition quelque peu compliquée. Les artistes ont donc continué longtemps à employer en les perfectionnant des procédés issus de traditions d'atelier.
Il est tout d'abord probable que des mises en perspective aient été réalisées pratiquement à l'aide du seul point de fuite, comme on peut s'en rendre compte dans le plafond à caissons de la scène peinte au dos de la Maestà de Duccio, dont il a été question plus haut. Si ce procédé ne s'est pas développé tout de suite, c'est sans doute parce qu'il était trop limité, faute d'une conception de la ligne d'horizon, qui, selon R. Longhi, aurait seulement été introduite par Masolino à la chapelle Brancacci.
La construction bifocale
Il faut donc attacher une grande importance à un autre système, qui rejoindra d'ailleurs celui du point de fuite dans l'élaboration de la perspective classique. Il s'agit de la construction bifocale, qui utilise 2 points latéraux (les futurs points de distance) qu'il suffit de relier à des divisions équidistantes (les " piccole braccie ") indiquées sur le bord inférieur de la composition (c'est-à-dire sur la future ligne de terre). Sur un mur, ou même sur un panneau (à condition de ne pas placer les points latéraux en dehors), on pouvait éventuellement planter 2 clous (on en a retrouvé des marques) et effectuer les tracés à l'aide d'un fil. Il était ensuite possible, à partir des 2 réseaux croisés ainsi obtenus, de mettre les orthogonales en perspective, les parallèles au rayon visuel principal se rencontrant en un point central (le futur point de fuite principal). Le prétexte du carrelage, que l'on nomme communément le pavement en échiquier, a souvent servi à la mise en œuvre de cette pratique. Par ailleurs, les marqueteurs actifs en Toscane et dans les Marches pendant la seconde moitié du XVe siècle, tout comme ceux de Sienne, de Padoue ou de Vérone, sont les interprètes de l'humanisme par le moyen des perspectives savantes qu'ils mettent en œuvre (natures mortes, vues urbaines présentant une cité idéale) principalement dans le chœur des édifices religieux ou dans le fameux studiolo de Federico da Montefeltro à Urbino. On n'oubliera pas non plus les panneaux anonymes peints, représentant une cité idéale (Baltimore, W.A.G. ; Urbino, G.N. ; musées de Berlin) à propos desquels l'analyse d'Hubert Damisch (l'Origine de la perspective, Paris, 1987) est capitale.
Uccello a su tirer parti de ce système en confondant les fonctions des points de distance et du point de fuite principal, ce qui devait l'amener à unifier l'espace perspectif. Autrement dit, à partir d'une recette d'atelier comportant des incohérences (ce qui n'enlève évidemment rien à la valeur expressive des œuvres), Uccello a édifié un système aussi logique que celui d'Alberti, mais moins abstrait et, donc, plus compatible avec la pratique picturale.
Dans une fresque anonyme d'Assise représentant Jésus parmi les docteurs, des perspectives construites sur des points latéraux différents se trouvent mêlées dans une même scène. La célèbre scène de la Profanation de l'hostie de la prédelle de la Communion des apôtres d'Uccello (Urbino, G.N.) a, quant à elle, pour cadre, à gauche, une pièce dont les orthogonales convergent vers un point de fuite central et, à droite, une autre pièce dont les orthogonales fuient vers un point latéral situé sur la colonne torsadée. Dans la Nativité de S. Martino alla Scala de Florence, ce procédé, unifié cette fois, " aboutit à une sorte de vision panoramique, qui traduit, avec quelque approximation, le fait que tout point de l'horizon devient, dès que l'œil s'y arrête, le point de fuite “central” où convergent les orthogonales " (R. Klein, 1961).
Dans une composition comme la Flagellation (Urbino, G.N.), Piero della Francesca a dû, lui aussi, employer la construction bifocale, bien qu'il ait été théoricien de la " costruzione legittima ", mais il crée un espace très différent de celui de Paolo Uccello, en plaçant la ligne d'horizon très bas.
Dans l'éclat de sa jeunesse, la perspective géométrique se prête ainsi à servir les aspirations des artistes aux personnalités les plus différentes.