nu (suite)
Variations symbolistes
Cette direction particulière du nu prend d'autant plus de relief qu'elle est parallèle à la diversité des variations du Symbolisme, qui, dès les années 70, en réaction contre le Réalisme, puis l'Impressionnisme, gagne l'Europe. Les préraphaélites ont d'abord assuré la continuité du Néo-Classicisme, et l'on retrouve chez eux la trace de Michel-Ange et du Maniérisme (Burne-Jones : Phyllis et Démophon, 1870, Birmingham, City Museum). La tradition classique, moins sèchement exploitée, féconde les tableaux mythologiques et allégoriques de Puvis de Chavannes (Femmes au bord de la mer, Orsay), de von Marées (Enlèvement d'Hélène, v. 1881-1883, Munich, Neue Staatsgalerie), de Böcklin (la Source, 1879, Zurich, Kunsthaus), de Max Klinger (le Jugement de Pâris, 1886-87, Vienne, K. M.), les fresques de Brugnoli (v. 1900, Pérouse, Palazzo Cesaroni). Moins épris d'harmonie statique et plus de mystère, Redon, Moreau ou le Belge Delville présentent le nu, masculin ou féminin, souvent peu insistant, dans un écrin d'effets de couleur, de matière ou de clair-obscur (Redon : Naissance de Vénus, Paris, Petit Palais). En Belgique encore, le baron Frédéric peint des nus juvéniles fort véridiques, dont l'accumulation dans un entour naturaliste exprime une sorte d'érotisme onirique (le Glacier-le Torrent, 1898-99, Bruxelles, M. R. B. A.). Dans ces différents exemples, le nu est au service de l'affabulation littéraire ou allégorique. Il gagne en intensité quand aucun accessoire ne l'accompagne. Dès 1882, Sorrow de Van Gogh (La Haye, coll. part.) est à la fois une étude réaliste et un manifeste symboliste, et confine à l'Expressionnisme. Ce recours à un style linéaire puissant se retrouve chez un autre précurseur de l'Expressionnisme, Hodler (le Jour, 1900, Berne, Kunstmuseum), et, avec plus de subtiles nuances, chez Klimt, dont les nudités, d'un dessin souvent très fidèle, sont entourées d'un riche décor de motifs abstraits, créateur d'un contraste d'autant plus saisissant (Judith, v. 1901, Vienne, Österr. Gal.). Munch, lui aussi à la charnière du Symbolisme et de l'Expressionnisme, penche vers celui-ci par sa recherche de synthèse et le déplacement de l'idée vers le drame humain (Puberté, 1895, Oslo, Ng.). Bien souvent la conception romantique de Baudelaire et de Rops est encore vivace : la femme satanique, abîme de perversité, dont la séduction physique est l'arme. Ainsi, la rencontre du serpent démoniaque et du nu atteint à une poésie intense dans le Péché de von Stuck (1893, Munich, Neue Gal.). L'Ève de Gauguin, salvatrice, elle, n'en a que plus d'originalité. Avant le Surréalisme, Gauguin attend tout de la femme, dont l'innocence rejoint la virginité des tropiques. Attentif à la splendeur féminine (Annah la Javanaise, 1894, Zurich, Kunsthaus ; Femmes aux mangos, 1899, Metropolitan Museum), le souci plastique de la stylisation réduit ailleurs le corps à une géométrie schématique, qui garde pourtant toute sa valeur de signe. Autour de Gauguin, les Nabis partagent sa confiance à l'égard de la femme ; s'ils recherchent parfois les mises en page simplifiées (Evenepoel : Ève, Bruxelles, M. R. B. A. ; Maillol : la Vague, 1898, Paris, Petit Palais), leur attachement à Paris, à la demeure bourgeoise les oriente vers un intimisme chaleureux, surtout illustré par Bonnard, dont maints tableaux sont un hommage à l'amour dans " la chambre nue aux persiennes closes, haute et bleue " (Rimbaud) : l'Indolente (1899, Orsay), l'Homme et la femme (1900, id.).
Les nus de Carrière se situent à peu près à mi-chemin de ceux de Degas et des Nabis ; l'impression d'intimité est accentuée par un clair-obscur vaporeux, qui a également pour rôle d'alléger un modèle aux formes robustes (Après le bain, 1887, musée d'Orsay). Le Primitivisme océanien chez Gauguin connaît entre 1890 et 1900 d'autres avatars ; les dessins d'Agenouillés de Minne (v. 1897) s'inspirent du Gothique flamand, les Trois Mariées de Toorop (Otterlo, Kröller-Müller), des conventions de la peinture égyptienne en enchérissant sur le rythme répétitif et l'exiguïté des formes.
Les aquarelles de Rodin, grand amoureux, ramènent à l'époque 1900 et à ses chantres officiels. Les nus, aux postures recherchées, évitent par leur monumentalité plastique et la franchise de leur érotisme la grivoiserie languide de certains marbres, qui a tant concouru à déprécier la peinture du Salon. Mais le nu " académique " a des origines lointaines ; issu de trop de recettes appliquées scolairement, il est souvent intégré à de grandes pages ambitieuses d'histoire (Couture : les Romains de la décadence, 1847, musée d'Orsay ; Rochegrosse : la Mort de Babylone, 1891) ou investi d'une valeur mythologique (Bouguereau : Naissance de Vénus, 1879, musée de Nantes ; Baudry : l'Enlèvement de Psyché, 1884, Chantilly, musée Condé).
Seurat et Cézanne
C'est enfin à Seurat et surtout à Cézanne que revient le mérite d'avoir considéré le nu comme un simple motif de spéculation picturale, d'où le thème sortira renouvelé. Les dessins de Seurat ainsi que ses études pour les Poseuses enlèvent au thème tout argument réaliste ou idéaliste : le corps féminin est un solide à la fois construit et accidenté par la lumière et la couleur suivant ses angles et ses plans (Poseuse de dos, 1887, musée d'Orsay). Encore l'identification sensible, voire sensuelle du volume féminin est-elle toujours explicite. Elle va pratiquement disparaître au cours de l'ascèse cézannienne, qui refuse l'allusion matérielle le plus possible au profit de la structure d'un rythme humain dans un espace doué d'une égale plasticité (longue suite des Baigneurs et des Baigneuses jusqu'à la version du Museum of Art de Philadelphie).
Au début du XXe s., si certaines formules semblent bien périmées, l'éventail des choix est encore immense. Au moment où Cézanne travaille à l'ultime interprétation des Grandes Baigneuses, Klimt peint l'Espérance (1903, Ottawa, N. G.), où la vérité et le symbole coïncident si exactement. Ces deux grandes œuvres, si dissemblables, témoignent de l'ambiguïté fondamentale, qui sera celle du XXe s., entre l'obsession du vivant et les exigences spéculatives de l'esprit.
Le XXe siècle
L'évolution du nu au XXe s. est l'évolution la plus révélatrice du conflit, déjà amorcé à la fin du XIXe s., entre abstraction et représentation ; sur la conception de la forme elle-même se greffe l'attitude devant la femme et devant l'amour, ayant pour conséquence divers degrés d'intensité expressive ou de feint détachement, depuis l'orchestration chromatique du Fauvisme jusqu'au report photographique sur toile du Pop' Art. La lutte pour la liberté sexuelle est en effet une constante, marquée par deux temps forts, l'Expressionnisme jusqu'en 1914, le Pop' Art et le Néo-Réalisme des années 60. Le nu sera considéré non seulement pour lui-même, mais de plus en plus en fonction des relations qu'il noue avec son entourage, naturel ou artificiel (Réalisme et Expressionnisme, Néo-Réalisme contemporain), sans préjudice, d'ailleurs, du maintien d'une attitude plus traditionnelle vis-à-vis de lui, de Bonnard à Matisse et à Picasso.
Des années 1900 à la Première Guerre mondiale
Avec l'apparition du Fauvisme, on perçoit mieux que naguère cette difficulté nouvelle pour l'artiste : considérer le nu comme un thème quelconque soumis au problème de la couleur (Braque, Matisse, Derain) et préserver le sentiment de la femme (Van Dongen, Manguin, Friesz, Wouters). La situation de Matisse, qui a traité le nu durant toute sa carrière, est déjà exemplaire. La Gitane de 1906 (musée de Saint-Tropez) est un tableau rare, qui joint à la hardiesse du coloris et de l'exécution la présence d'une sensualité un peu canaille ; les mêmes qualités d'heureuse synthèse distinguent l'Anita (1905) de Van Dongen, avec une douceur contemplative peu fréquente chez cet artiste, dont les présentations étaient généralement provocantes et devaient le rester. Mais, à partir de 1907, l'évolution de Matisse en faveur d'un art plus médité, où la couleur elle-même obéit à la composition, montre qu'une période de réflexion organisatrice remplace celle des expériences plus spontanées, si les titres des tableaux rappellent encore la nostalgie gauguinienne du paradis perdu, l'innocence retrouvée du nu en plein air (le Luxe, 1907, Copenhague, S. M. f. K. ; Nu, paysage ensoleillé, 1909). Il s'agit de " condenser la signification de ce corps en recherchant ses lignes essentielles " (Matisse, " Notes d'un peintre ", dans la Grande Revue, 25 déc. 1908), propos qui pourrait, à peu de chose près, s'appliquer également aux débuts du Cubisme. Les célèbres Demoiselles d'Avignon de Picasso (New York, M. O. M. A.) sont un tableau de nus, et le maître espagnol reste, avec Matisse, un des peintres de nus le plus fécond du XXe s. Le thème est déjà fréquent chez Picasso avant 1907, au cours des périodes bleue et rose ; un graphisme délicat, relevé par une dominante colorée, mettait en évidence une situation sociale et psychologique misérable, symbole du destin humain (l'Étreinte, 1903, Paris, Musées nationaux, coll. Walter-Guillaume). Les nus de Gosol (été de 1906) font preuve, en revanche, de préoccupations formelles dégagées de tout arrière-plan et conduisent aux simplifications délibérées des Demoiselles d'Avignon. Les leçons conjuguées de Cézanne et de la sculpture catalane, peut-être celle de la plastique africaine, dominent la production de l'année 1908, où Picasso restitue dans de nombreuses études le volume, à peu près escamoté au profit du plan dans les Demoiselles (Dryade, nu dans la forêt, Ermitage). Cette conception du nu, que l'artiste allait bientôt abandonner, devait attirer de nombreux peintres (Lhote, Gleizes, Metzinger, Le Fauconnier), car elle privilégiait les masses auxquelles un corps féminin peut se résumer, sans porter vraiment atteinte à son identification (Le Fauconnier : Femme au miroir, 1909, La Haye, Gemeentemuseum). Les réalisations de Léger sont plus novatrices ; au dire du peintre lui-même, les Nus dans la forêt (1910, Otterlo, Kröller-Müller) sont une " bataille de volumes " d'où toute allusion physique est absente, tant la forme est réduite à un archétype géométrique. Ce parti culmine dans la Femme couchée de 1913, agencement de " contrastes " n'évoquant que le rythme idéal d'une femme étendue. Léger atteignait là, en interprétant Cézanne, une abstraction et une figuration également réversibles. À la même date, le nu est à l'origine de l'entreprise de subversion totale de Marcel Duchamp : ainsi dans le Nu descendant un escalier (1912, Philadelphie, Museum of Art), où plans et volumes perdent leur identité dans une succession dynamique ; il n'est plus qu'une convention de vocabulaire, devenue forme dilatée, transparente, quelques années plus tard dans la Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923, id. ), qui témoigne pourtant de la toute-puissance du mythe. Fort en marge de ces développements majeurs et assurant la continuité de la tradition, prennent place les œuvres de Rouault et de Modigliani. Les grandes aquarelles de Rouault, dont la lumière somptueuse pare, au niveau des seins et du ventre, des corps flétris et déchus, mettent en scène des prostituées (le prétexte des Demoiselles d'Avignon), à la suite de Degas et de Lautrec, sans la curiosité du premier, ni la sympathie sarcastique du second. Il y va d'un sentiment complexe de vérité et de commisération, peu partagé à l'époque, sinon par Léon Bonhomme, émule de Rouault (Fille au miroir, 1906, M. A. M. de la Ville de Paris). On retrouve chez Modigliani les références culturelles du début du siècle (art nègre, archaïsme grec et quelques emprunts au Cubisme), mais ces différents apports sont intégrés à une synthèse très souple, le schéma ordonnateur du style, parfois souverain (dessins de caryatides), respectant ailleurs l'individualité. Ces diverses acceptions du nu ont ceci de commun qu'elles évitent l'intimisme : il fallait la juste sensibilité d'un Bonnard pour en préserver les droits. Après la virtuosité de la période nabi, le peintre revient à une vision plus naturaliste et charnelle d'un corps jeune tendrement surpris à la toilette, au bord du lit, les objets usuels rehaussant son éclat (Nu à la lampe, v. 1910). Dans les pays germaniques, le mouvement expressionniste a donné au nu une place de choix. Relayant le franc réalisme d'un Corinth, Munch apporta une leçon de simplification au profit du symbole (rôle maléfique de la femme : la Bête, 1902, musée de Hanovre). Le groupe Die Brücke, surtout, tint le nu en prédilection ; les associations de nudistes et la révélation de Gauguin ont joué leur rôle autant que le besoin de secouer les contraintes de la vie citadine wilhelmienne. Les formes se réduisent à des signes symboliques chargés d'érotisme : triangles pour les seins et le sexe, hanches minces, anguleuses de très jeunes modèles (Heckel : la Fille à la poupée, 1910). Après 1911, les caractères sexuels sont plus insistants, la femme étant une idole aux attributs aigus ou lourds et partout présente (Kirchner : Heckel et Müller jouant aux échecs, 1913). Les plus belles réussites de Die Brücke résident dans la gravure, où les nettes oppositions de blancs et de noirs enlèvent avec vigueur la silhouette féminine, quasi obsessionnelle (Schmidt-Rottluff : Nu endormi, 1913, bois ; Mueller : Trois Femmes au bain, v. 1920, litho). L'ensemble de l'œuvre du groupe offre ainsi un vaste répertoire, assez homogène, d'attitudes féminines, en plein air ou dans un intérieur. Chez Nolde, le nu apparaît dans des scènes de danse frénétique, où il est associé à un sujet religieux et traité au moyen d'une pâte drue, d'une couleur sourde ou stridente (Siméon, 1915). On remarque, en revanche, la persistance d'un sentiment classique dans les très beaux dessins du sculpteur Lehmbruck (Duisburg, Wilhelm-Lehmbruck Museum). Attiré par l'Abstraction, le Blaue Reiter s'est très peu intéressé au nu. C'est en Autriche que l'on rencontre ensuite les interprétations les plus neuves, celles d'Egon Schiele surtout, à la suite de Klimt. Un dessin exaspéré, mettant souvent en évidence le détail sexuel avec une complaisance morbide (Nu assis aux bras levés, 1910), fait place un peu plus tard à un style plus enveloppant et doux, d'une psychologie beaucoup moins inquiétante (Deux Femmes accroupies, v. 1917). La multiplicité des études donne à l'artiste la maîtrise totale du corps féminin, non plus compagne de jeux ou idole comme chez Die Brücke, mais " autre ", étranger, semblant détesté jusque dans l'étreinte.