théâtre et peinture (suite)
L'époque romantique
Comme la féerie, le romantisme est un des aspects permanents du théâtre lyrique et désormais du drame. Le décor de théâtre doit créer une ambiance favorable à l'expression des sentiments. C'est pourquoi l'âge néo-classique lui-même, l'a connu sous le nom de préromantisme.
Mais le romantisme est aussi dépaysement dans le temps et dans l'espace, et par conséquent nostalgie. Les sujets portés à la scène sont choisis dans le Moyen Âge ou la Renaissance, dans l'Orient antique ou l'Espagne du siècle d'or. « Nous avons été de tous les temps et de tous les pays, sauf du nôtre », écrira Musset. Ce qui n'empêche point que la nature figure à l'opéra sous tous ses aspects, des plus riants aux plus sauvages, animée par l'orage, les vents, la pluie et même l'éruption des volcans.
Pour faire face à cette immense tâche, les moyens ne manqueront pas aux décorateurs de théâtre, qui seront désormais toujours des peintres. La longue période qui s'étend des années 1820 jusqu'aux débuts de la IIIe République est marquée en effet par d'importantes innovations techniques, telles que l'installation du gaz sur la scène de l'Opéra en 1822, le perfectionnement des « transparents » et de la machinerie. De larges moyens financiers sont mis à la disposition du théâtre, fréquenté par un vaste public. L'Opéra change de domicile à plusieurs reprises pendant cette période, jusqu'à sa réouverture, en 1875, dans le fabuleux palais Garnier. Définir l'esprit et le style des décors pendant ces années est une chose d'autant moins aisée que les personnalités des artistes sont fort diverses. La préoccupation de l'archéologie et de la couleur locale, exactes ou supposées telles, a incité ces derniers à des recherches jusque dans les musées. Leur éclectisme les a fait puiser à toutes les sources et jusque dans les gravures reproduisant des décors baroques. Les décorateurs sont donc des peintres ayant non seulement une bonne formation, mais aussi une culture poussée jusqu'à l'érudition.
En outre, les décorateurs de l'Opéra ont d'importants ateliers et acceptent des travaux pour d'autres théâtres qui, comme l'Opéra-Comique, le Théâtre lyrique, la Porte-Saint-Martin, l'Odéon ou le Théâtre-Français, attachent une grande importance au luxe des décors. Les auteurs eux-mêmes se mêlent de donner des instructions et parfois des dessins. Déjà Goethe dessinait avec brio un décor pour la Nuit de Walpurgis (musée Goethe, Weimar) et un autre pour Faust. Hugo fait des dessins annotés pour la scénographie de Ruy Blas et des Burgraves. Alexandre Dumas dirige la décoration de son théâtre historique.
J.-B. Isabey est décorateur en chef de l'Opéra sous le premier Empire, et son gendre Luc-Charles Cicéri l'assiste d'abord, en 1809, comme peintre de paysages, avant de devenir, de 1815 à 1848, décorateur en chef. Presque tous les décors furent conçus par lui jusqu'en 1833, mais son élève Degotti, Séchan, Dieterle, Feuchère, Despléchin collaborèrent avec lui ou lui succédèrent. Séchan monta son propre atelier en 1814. L'œuvre de Cicéri est d'une extrême diversité. En 1822, il se fit aider par Daguerre, à qui il confia même les décors d'Aladin ou la Lampe merveilleuse, pour lesquels il fit grand usage des transparents éclairés, pour la première fois, par le gaz. Il enthousiasma Dumas par son décor de Robert le Diable (1831) : un cloître roman éclairé par la lune. Quant à la salle de bal de Gustave III, elle est décorée, en trompe-l'œil, d'une extraordinaire superposition d'éléments architecturaux, de sculptures et de draperies dont la richesse semble surtout faite pour montrer la virtuosité du décorateur.
Charles Séchan est le créateur des principaux décors du théâtre romantique. Il s'efforce de reconstituer la tour de Nesle, le vieux Louvre ou le chevet de Notre-Dame d'après des gravures anciennes, ou bien, pour Marino Faliero à la Porte-Saint-Martin, dont Delaroche dessine les costumes (1834), la place San Giovanni et Paolo, à Venise, avec la statue du Colleone. Tous ses décors d'Henri III et sa cour, de Lucrèce Borgia, des Huguenots (1853) sont des reconstitutions historiques très précises, mais il possède la science de l'éclairage. Pour Aïda ou Sémiramis, il étudie les antiquités égyptiennes ou assyriennes du Louvre. Meyerbeer se plaindra que de si riches décors retiennent l'attention du public aux dépens de la musique et du chant. Les décors de Cambon exaltent la couleur locale dans l'Étoile de Séville, et des décors d'opéra tels que la grande pagode du Cheval de bronze ou la ville de Memphis de l'Enfant prodigue sont conçus dans le même esprit de surcharge monumentale et de détails, où l'œil se perd comme dans une confuse grammaire des styles.
Le même style de décors règne dans toute l'Europe. Carlo Ferrario est en Italie le décorateur des grands opéras de Verdi et de Gounod à la fin du XIXe s., ainsi qu'Angelo Parravicini et Antonio Rovescalli. Les décors des opéras de Wagner restent conçus dans un esprit romantique et archéologique à la fois, comme les châteaux de Louis II de Bavière. De Tannhäuser à Dresde en 1845 à l'Or du Rhin à Munich en 1869, aux scénographies de Bayreuth à partir de 1876, il n'y a guère de changement profond. Les rochers et les arbres peints en 1876 par Jose Hoffmann pour le 3e acte de la Walkyrie ainsi que, la même année, l'étonnante machinerie, à bras d'hommes, qui fait tournoyer dans une eau factice les filles du Rhin, le somptueux décor du hall du Graal, la rotonde entourée d'une galerie d'un goût romano-byzantin, ornée de mosaïques d'or, œuvre de Paul von Joukowsky en 1882 pour la première de Parsifal, pourraient être signés de Cicéri ou de Cambon.
Le théâtre vu par les peintres
Sujets théâtraux
Sur des vases grecs sont peintes des scènes du théâtre d'Eschyle, d'Aristophane et de nombreuses parodies des tragiques grecs. Une fresque montre le Sacrifice d'Iphigénie, d'après une pièce d'Euripide. Plaute est à l'honneur dans une scène comique d'une mosaïque également retrouvée à Pompéi. Des fresques figurent des décors peints en trompe-l'œil sur des toiles de fond devant lesquelles évoluaient les acteurs. L'influence du théâtre sur l'art de la fin du Moyen Âge fut remarquée par Émile Mâle : « On peut dire de toutes les scènes nouvelles qui entrent alors dans l'art plastique qu'elles ont été jouées avant d'être peintes. » On constate, en effet, que, dans des peintures de manuscrits (celle de Fouquet, qui, dans une page des Heures d'Étienne Chevalier, montre une représentation du Mystère de sainte Apolline) et même dans des peintures sur bois, flamandes surtout (telles la Passion de Memling [Turin, Museo Civico] ou celle de Lucas de Leyde [Francfort, Stäedel Inst.], ou encore les toiles peintes de Reims), les scènes religieuses successives prennent place dans des édifices dont le mur de face a été supprimé et sont alignées côte à côte comme dans les mansions des mystères ou, comme dans le Martyre de saint Denis (Louvre), offrent des décors simultanés. L'influence du théâtre s'exerce spécialement sur l'iconographie de l'art du XVe siècle.
Les premières illustrations du théâtre profane apparaissent dans quelques peintures de la fin du XVIe s. et de la première moitié du XVIIe s., toujours consacrées à la commedia dell'arte : troupe des Gelosi à Paris, sous Henri IV (Paris, musée Carnavalet), spectacle des farceurs italiens, vers 1572 (musée de Bayeux), autre illustration encore, attribuée à Bunel le Jeune (musée de Béziers). Une toile des collections de la Comédie-Française datée de 1670 nous montre, groupés à Paris, devant un décor de rue, « les farceurs français et italiens depuis soixante ans », parmi lesquels Molière. Appelées dans toute l'Europe, les troupes italiennes feront, jusqu'à la fin du XVIIIe s., l'objet d'une abondante iconographie. Vers 1568, Alessandro Scalzi peint chez le duc de Bavière, au château de Trausnitz, les murs et les fausses portes d'un escalier d'une joyeuse farandole où l'on reconnaît Pantalon et son valet Zanne, Arlequin, le docteur de Bologne et la belle Cortegiana. Pour le décor d'un château français, un artiste anonyme du XVIIe s. compose une suite de toiles, études humoristiques de la vie errante d'une troupe de baladins, d'après le Roman comique de Scarron (musée du Mans). Watteau groupe arbitrairement les acteurs de la Comédie-Italienne et, en pendant, ceux de la Comédie-Française. Il consacre un tableau rétrospectif au départ des comédiens-italiens, expulsés en 1696. Lancret illustre des sujets analogues. Magnasco peuple de silhouettes de chanteurs et de polichinelles des architectures à l'allure de décors de théâtre. Dès la fin du XVIIe s., les personnages de la commedia dell'arte apparaissent comme de simples silhouettes fantaisistes dans les panneaux des lambris décorés d'arabesques et de « grotesques » par Claude III Audran, Gillot et Watteau lui-même. Domenico Tiepolo peint à son tour les aventures de Polichinelle, auxquelles il consacre un album de 103 lavis. Beaucoup de peintres ont été de grands amateurs de théâtre. Charles Le Brun ne pouvait négliger les gestes et la mimique des acteurs lorsqu'il étudiait et codifiait l'« expression des passions », objet de ses conférences à l'Académie royale. C'est sans doute la représentation, en 1665, de l'Alexandre de Racine qui l'incita à entreprendre un cycle de gigantesques toiles consacrées à la vie de ce prince. Caylus, à son tour, partageant les préoccupations de Le Brun, crée en 1759 le « Prix de la tête d'expression ». Un Ducreux se peint lui-même en moqueur, en colérique, en rieur, c'est-à-dire en autant de rôles, en un temps où les peintres de portraits s'attachent au caractère individuel et au rendu de l'expression fugitive. C'est le temps aussi où un Messerschmidt sculpte ses visages grimaçants, où un Lavater invente sa physiognomonie.
En 1769, Dandré-Bardon, publiant ses Tableaux de l'histoire, prétend indiquer aux peintres une exacte disposition des personnages, bref une véritable « mise en scène » pour chaque thème choisi. Les sujets dramatiques chers à certains artistes du règne de Louis XV, tels un Deshays qui, selon Diderot, se plaît à la « dégoûtante boucherie que lui offre la vie des saints » ou un Challe, sont traités et éclairés de façon tout à fait théâtrale, et l'on imagine que la scène et l'atelier ont pu échanger leurs recettes.
Le décor de théâtre et la peinture de paysages composés présentent de nombreux et indiscutables rapports. Les villes imaginaires d'Antoine Caron, les ports de mer de Claude Lorrain et tous les tableaux d'architectures composées de Patel à Cocorrante, de Pannini à Hubert Robert se présentent comme autant de décors, encadrés souvent de « portants » comme à la scène : arbres ou colonnes, tours ou roches. D'ailleurs, beaucoup de peintres de décors sont aussi peintres de perspectives ou de paysages composés, dans le genre noble ou bien rustique, tels Servandoni ou Boucher.
L'influence du théâtre sur la peinture s'exerce de façon plus directe encore par le choix des sujets. Gabriel de Saint-Aubin représente fidèlement, dans une gouache du musée de l'Ermitage, la salle et la scène de l'Opéra de la rue Saint-Honoré pendant une représentation d'Armide, Pannini la salle du théâtre Ottoboni de Rome lors d'un concert en l'honneur de la naissance du Dauphin (Louvre), Olivero peint une grande toile montrant la scène et la salle du théâtre de Turin lors d'un opéra joué en 1740, un émule de Bibiena la scène du théâtre de Parme avec un décor monté. Antoine Coypel est un fidèle spectateur. Il nous montre les ambassadeurs du Maroc dans leur loge à l'Opéra en 1682, fournit les cartons d'Esther et d'Athalie pour la tenture des « Fragments d'opéra » tissée aux Gobelins. Il prend à la tragédie le goût de la grande éloquence des gestes et, comme Le Brun, celui de l'expression des passions. « Les spectacles, écrit-il, paraissent fort nécessaires à qui veut se perfectionner dans la peinture. » L'Île de Cythère, peinte par Watteau, première pensée de l'Embarquement, est directement inspirée de la scène finale des Trois Cousins, comédie de Dancourt.
Gillot peint en 1695 la Scène des carrosses (Louvre) d'après une comédie de Regnard, la Foire Saint-Germain. Il hante assidûment les petits théâtres de la foire Saint-Laurent, où il a trouvé le modèle de son Arlequin empereur dans la Lune (musée de Nantes). Lancret est l'auteur, en 1727, d'une toile montrant la dernière scène du Philosophe marié de Destouches et, en 1732, d'une scène du Glorieux.
On tisse, à Beauvais, 4 pièces d'une tenture des « Comédies de Molière », sur les cartons d'Oudry. On sait enfin que David, assistant en 1782 à la représentation d'Horace à la Comédie-Française, fut vivement frappé et s'en inspira, librement d'ailleurs, pour son célèbre chef-d'œuvre.
L'Angleterre fut toujours éprise de théâtre. Les artistes y sont assidus, et les acteurs sont leurs amis. Hogarth nous montre une scène du Beggar's Opera (Tate Gallery) et se lie avec Garrick, au point de jouer avec lui sur un théâtre privé et d'y créer des décors, ainsi qu'à Drury Lane. Garrick a d'ailleurs été portraituré par une dizaine d'artistes, parmi lesquels J. B. Van Loo et Pompeo Batoni. F. Hayman le montre dans une scène de Richard III. J. Highmore choisit une scène de la Pamela de Richardson. La passion du public pour les grands acteurs explique que Zoffany ait représenté Garrick et Mrs Gibber dans une scène de la Venice preserved d'Ottway et dans The Provoqued Wife de Van Burg, James Roberts, The School for Scandal de Sheridan. Francis Wheatley, Benjamin Van Gucht peignent de nombreuses scènes et portraits d'acteurs dans leurs rôles. À la mort de Garrick, John Caster montre l'âme de ce dernier enlevée au ciel, apothéose qui a lieu en face des 17 acteurs dans leurs rôles des œuvres de Shakespeare ; les collections du Garrick Club témoignent encore de ce prodigieux engouement. Sarah Siddons est l'autre vedette chérie. Thomas Beach la représente avec Kemble dans Macbeth. L'œuvre de Shakespeare est d'ailleurs l'objet d'une importante iconographie. Boydell, surnommé « The commercial Mecaenas », a l'idée de commander en 1789 à divers peintres, dont Reynolds, Barry, Füssli, Hoppner, Romney, 39 peintures illustrant les scènes du théâtre de Shakespeare pour en décorer sa Shakespeare Gallery de Pall-Mall. Il les fait graver en 1805. Kemble est représenté par Lawrence dans le rôle de Coriolan et, en 1814, Kean est figuré par Samuel Drummond en Richard III, alors que Mrs Jordan est peinte en Muse comique par Hoppner. En Hollande, Henning s'attache à nous montrer la salle et la scène du théâtre Schonneburg d'Amsterdam lors de la représentation, en 1783, d'une comédie de Monval, les Trois Fermiers.
On sait quelle place le théâtre tenait dans la vie des classes aisées au XIXe siècle. Dans chaque ville d'Italie où il arrive, Stendhal commence par demander ce que l'on joue le soir, attente rarement déçue puisqu'il y a des théâtres partout. Boilly nous montre la foule se pressant devant l'Ambigu-Comique. Lami consacre plusieurs peintures et l'une des plus jolies gouaches qui serviront à illustrer Un hiver à Paris, de Jules Jannin, à nous montrer la salle du Théâtre-Italien dans l'éclat des plus brillantes toilettes. Daumier a beaucoup fréquenté le théâtre. Il en a tiré non seulement maints dessins et lithographies, mais aussi des toiles, dont l'une montre les spectateurs passionnés par la représentation d'un « drame ». Henri Monnier s'est peint dans les rôles qu'il écrivait et jouait lui-même. Si Degas s'est surtout intéressé à la danse, il n'en a pas moins laissé plusieurs œuvres figurant des scènes d'opéra. Toulouse-Lautrec assiste en 1900 au Grand Théâtre de Bordeaux à l'opéra-comique d'Armand Sylvestre Messaline et peint 6 toiles qui en montrent les différentes scènes.