Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

cubisme (suite)

Cubisme et mouvement

Si ces artistes n'osèrent pas ou ne voulurent pas adopter entièrement le langage cubiste en raison de leur attachement à la tradition, d'autres se contentèrent également de n'en retenir que certains aspects, non par crainte cette fois de rompre totalement avec le passé, mais afin de pouvoir exprimer d'autres valeurs plastiques qui leur étaient chères et que le Cubisme orthodoxe avait négligées. Bien que les choses ne soient pas toujours si simples, on peut dire, pour clarifier l'étude, que deux grands problèmes vinrent remettre partiellement en question les données initiales et élargir l'horizon cubiste : celui du mouvement et celui de l'Abstraction.

   Le premier problème fut posé dès 1910 par les futuristes italiens, qui affirmèrent avec éclat par leurs œuvres et par leurs divers manifestes la nature essentiellement dynamique du monde actuel. Convaincus qu'ils étaient les seuls peintres vraiment modernes, ils accusaient les cubistes de toutes tendances de pétrifier leur art dans le statisme " avec un acharnement passéiste ", oubliant par ailleurs qu'ils leur devaient une grande part de leurs procédés techniques, ce que Gino Severini devait finalement reconnaître plus tard (Jacques Maritain, G. S., N. R. F., Paris, 1960). En dépit de cette relative hostilité qui fit naître de nombreuses polémiques, peu de cubistes restèrent totalement indifférents aux propositions futuristes, et certains même devaient en subir plus ou moins passagèrement l'influence. Ce fut le cas en particulier de La Fresnaye (2e version de l'Artillerie, 1912), qui s'interrogea un temps sur la voie à suivre, et de Jacques Villon (Soldats en marche, 1913, Paris, M. N. A. M.), qui en conserva un certain sens du rythme (l'Équilibriste, 1913-14, Columbus, Gal. of Fine Arts). Léger et Delaunay, de leur côté, cherchaient à créer une vision franchement dynamique, mais au moyen de la couleur pure. Cependant, le peintre cubiste qui fut le plus proche de l'esthétique des futuristes fut sûrement Marcel Duchamp.

   Le cubisme de Duchamp était déjà fort original. Tirant un parti nouveau de la multiplication des angles de vue et de la dissociation de la forme et de la couleur du Cubisme analytique, il s'était surtout intéressé dès 1911 au problème des transparences et de leurs possibilités plastiques (Portrait de joueurs d'échecs, 1911, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg). Avec le Jeune Homme triste dans un train (1911, Venise, coll. Peggy Guggenheim) et le Nu descendant un escalier (1re version, 1911, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), il aborda de plein front le problème de l'expression du mouvement, la deuxième version du Nu (1912, id.), plus abstraite que la précédente, provoquant d'ailleurs un grand scandale au fameux Armory Show américain de 1913. Il ne cherchait pas, il est vrai, à représenter le mouvement d'un corps, mais, disait-il, les diverses positions statiques d'un corps en mouvement. Aussi ne matérialisait-il pas le mouvement, mais le suggérait-il par la représentation abstraite de ses conséquences, dépassant par là l'approche du Futurisme, qui restait en fait beaucoup plus naturaliste.

Cubisme et Abstraction

Le problème des rapports entre le Cubisme et la Non-Figuration (ou l'Abstraction, pour employer le terme le plus couramment utilisé), vu avec le recul, paraît relativement simple. À l'époque, il ne l'était pas, et ces deux modes d'expression se confondaient ou s'opposaient sans que personne songe à tracer nettement une limite entre eux. Isolant certains éléments d'un tout, le Cubisme était abstrait, mais il n'était pas pour autant non figuratif au sens réel du terme. Résolument réaliste, mais s'opposant à la figuration traditionnelle, il proposait une représentation nouvelle de la nature qui, sans obéir à la vision optique conventionnelle, n'en continuait pas moins à rendre compte objectivement du monde extérieur. Toutefois, certains artistes, rangés à l'époque sous la bannière du Cubisme ou qui reconnurent par la suite lui devoir quelque chose, n'hésitèrent pas pour leur part à rejeter toute allusion à la réalité extérieure.

   Parti du Cubisme, dont il subit longuement l'influence à partir de 1911, Mondrian devait finalement l'abandonner après la guerre pour développer " l'Abstraction vers son but ultime, l'expression de la réalité pure " (Plastic Art and Pure Plastic Art, Wintenborn, New York, 1947), mais, avant lui, deux autres artistes proches du Cubisme s'étaient déjà tournés vers la Non-Figuration : František Kupka, qui, dès 1912, s'attacha surtout à rendre l'espace au moyen de plans et d'harmonies colorées (Plans verticaux, Amorpha, 1912, Paris, M. N. A. M.) ou de lignes et d'arabesques, et Francis Picabia, qui, persuadé que les apparences du monde visible ne possèdent qu'une valeur relative, préféra les recréer au gré de sa fantaisie. Après s'être livré à une étude déjà fort abstraite du volume (la Procession à Séville, 1912, New York, coll. part. ; Danses à la source, 1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), Picabia se dirigea dès 1913, avec des œuvres comme Udnie (Paris, M. N. A. M.), Edtaonisl (Chicago, Art Inst.) ou Catch as catch can (Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), vers un art d'invention pure, n'obéissant plus qu'aux lois de son imagination.

   Mais, de tous les cubistes figurant parmi les pionniers de l'Art abstrait, c'est sûrement Robert Delaunay qui apporta la solution la plus remarquable et la plus féconde. Dès la seconde moitié de 1912, avec la série des Fenêtres (Paris, M. N. A. M. ; New York, Guggenheim Museum), il eut l'idée d'une peinture qui ne tiendrait techniquement que des contrastes de couleurs et dans laquelle la couleur serait à la fois " forme et sujet ", c'est-à-dire dans laquelle le sujet n'aurait plus d'importance (l'Équipe de Cardiff, 1912-13, Eindhoven, Van Abbemuseum ; Paris, M. A. M. de la Ville ; Hommage à Blériot, 1914, Paris, M. N. A. M. ; musée de Grenoble) ou disparaîtrait tout à fait, comme dans le Disque (1912, Madison, Conn., coll. Tremaine) ou les Formes circulaires (1912-13, New York, M. O. M. A. ; Amsterdam, Stedelijk Museum). L'essentiel pour lui n'était pas de délivrer le tableau de toute référence visuelle à la nature, mais d'adopter une technique " antidescriptive ". Le pouvoir dynamique de la couleur lui permettait, d'autre part, d'apporter une solution originale au problème du mouvement en créant, par un contraste judicieux des couleurs, des vibrations plus ou moins rapides, qu'il pouvait contrôler à son gré.

L'éclatement du Cubisme

La Première Guerre mondiale devait mettre brutalement un terme aux activités de la plupart des cubistes. Braque, Léger, Metzinger, Gleizes, Villon et Lhote sont mobilisés. La Fresnaye, réformé, et Marcoussis, de nationalité polonaise, s'engagent.

   Plusieurs d'entre eux, certes, seront plus ou moins rapidement réformés et retravailleront avant la fin du conflit ; de nouvelles recrues, d'autre part, comme Hayden, Valmier ou Maria Blanchard, adopteront plus ou moins complètement le langage cubiste, mais rien ne sera plus comme avant.

   Picasso, Gris et Delaunay continuent, il est vrai, dans les voies précédemment tracées, mais, dès 1917, Picasso lui-même donne l'exemple de l'infidélité au Cubisme (rideau de Parade, Paris, M. N. A. M.), suivi quelques années plus tard par Metzinger, Herbin et La Fresnaye, qui reviennent, eux, carrément à des formules résolument figuratives, cependant que Gino Severini, le plus cubiste des futuristes, se renie publiquement en publiant Du Cubisme au Classicisme (J. Povolozky, Paris, 1921), violente critique des procédés modernes. D'autres, enfin, s'engagent dans des directions différentes : Duchamp et Picabia évoluent vers le Dadaïsme, Mondrian vers l'Abstraction totale, Fernand Léger, Georges Braque, Marcoussis, Gleizes, Le Fauconnier et Villon vers des modes d'expression beaucoup plus nettement personnalisés. Seul Juan Gris restera, tout en évoluant bien sûr, absolument fidèle au Cubisme, qu'il mènera en quelque sorte à son point d'achèvement. Si bien qu'il ne semble pas exagéré de dire que, s'il se crée encore des œuvres cubistes après la guerre, le Cubisme est cependant pratiquement terminé en tant que mouvement historique.