Fouquet (Jean) (suite)
Le retour d'Italie : les " Heures d'Étienne Chevalier "
À son retour d'Italie, Fouquet s'installe à Tours, où il va désormais travailler pour la ville, la Cour et les fonctionnaires du royaume.
Les Heures d'Étienne Chevalier, trésorier de France, ont été peintes av. 1461, sans doute peu après son retour, car elles portent de façon éclatante la marque de son expérience italienne. Elles ont été démembrées : il en reste 47 feuillets dispersés (dont 40 au musée Condé de Chantilly et 2 au Louvre) ; la moitié d'entre eux présentent une disposition originale sur deux registres, celui du bas servant de complément anecdotique ou décoratif à l'histoire principale. D'Italie, Fouquet rapporte non seulement le nouveau répertoire ornemental de la Renaissance, mais surtout une passion, inédite en France, pour l'espace à trois dimensions et le jeu des volumes dans cet espace : il montre une compréhension en profondeur de l'art florentin de l'époque — celui de Masolino, de Masaccio, de Domenico Veneziano, de Fra Angelico —, dont il avait de grands exemples à Rome, mais qu'il a dû étudier aussi à Florence même. Ces recherches étaient conformes à ses propres préoccupations : il apprend en Italie la force de construction de la perspective linéaire — qu'il ne se souciera d'ailleurs pas d'appliquer scientifiquement — et des volumes simplifiés dans une composition strictement ordonnée. Mais ces découvertes intellectuelles ne contrecarrent pas son attachement aux qualités sensibles du réel ; il choisit comme décor des sites tourangeaux ou des monuments parisiens ; il tient à rendre l'exactitude du geste quotidien chez les personnages, l'atmosphère intime des intérieurs, la perspective aérienne des paysages. Ces caractères s'accentueront à mesure que s'atténuera la rigueur des souvenirs italiens. Les Heures d'Étienne Chevalier durent connaître une grande célébrité, de nombreux livres d'heures de Fouquet lui-même (New York, Pierpont Morgan Library), de son atelier ou d'artistes qui ont subi son influence comme Jean Colombe (Heures de Laval, Paris B. N.) en reprennent littéralement certaines compositions.
À la même époque, Fouquet peint, en tête des Heures de Simon de Varie datées 1455 (Malibu, Getty Museum, et La Haye, bibl. royale), 6 miniatures exceptionnelles, où il déploie l'appareil héraldique du destinataire avec une rare poésie, tout en témoignant à nouveau de ses dons aigus de portraitiste.
Les tableaux (v. 1450-1465)
De la même époque date le Diptyque de Melun, diptyque votif commandé par le même Étienne Chevalier pour l'église de sa ville natale et, selon la tradition, en mémoire d'Agnès Sorel († 1450), dont la Vierge reproduirait les traits (Étienne Chevalier avec saint Étienne, musées de Berlin ; la Vierge entourée d'anges, musée d'Anvers). Le cadre du diptyque était orné de médaillons d'émail doré : le Portrait de l'artiste (Louvre), premier autoportrait connu d'un peintre français, est sans doute l'un d'eux. La Pietà de Nouans (église de Nouans, Indre-et-Loire), grand retable d'autel, doit être contemporaine ; la date en est discutée, mais l'insistance sur l'aspect sculptural et lisse des volumes engage à placer la Pietà dans la même période que le Diptyque. Le portrait de Guillaume Jouvenel des Ursins, chancelier de France (Louvre), à la fois portrait au modelé sensible et, sur son fond doré et armorié, effigie symbolique de la réussite sociale, doit se situer v. 1465 d'après le style moins délibérément sculptural, l'âge et le costume du modèle (dessin préparatoire à Berlin, cabinet des Estampes).
Les miniatures (v. 1460-1475)
Le reste de l'œuvre de Fouquet se compose essentiellement de manuscrits enluminés, où l'atelier aide parfois le maître. Des cas des nobles hommes et femmes de Boccace (bibl. de Munich), copié en 1458 et peint pour Laurent Girard, contrôleur général des finances, a été exécuté avec la collaboration de l'atelier, sauf le grand frontispice représentant le lit de justice tenu à Vendôme en 1458, qui est l'un des chefs-d'œuvre de mise en page de Fouquet. Les Grandes Chroniques de France (Paris, B. N.) ne portent plus aucune indication de date ou de destinataire ; il s'agit peut-être d'un exemplaire copié pour Charles VII en 1459 ; le style de l'illustration situe l'ouvrage près du Boccace, autour de 1460 : petits tableaux historiques, souvent traités en deux épisodes juxtaposés, d'une atmosphère moins subtile que dans les Heures d'Étienne Chevalier, mais où s'affirme un sens de la majesté de l'histoire qui annonce les grandes œuvres de la fin de la carrière. Vers 1470, Fouquet peint pour Louis XI le frontispice des Statuts de l'ordre de Saint-Michel (Paris, B. N.), chef-d'œuvre de finesse dans le coloris au service d'un sentiment profond de la grandeur officielle. De la dernière partie de sa vie, entre 1465 et 1475, datent quatre pages d'une Histoire ancienne, de destinataire inconnu (Louvre), et sans doute plus tôt, les Antiquités judaïques (Paris, B. N.), manuscrit du duc de Berry laissé inachevé et que Fouquet termine pour Jacques d'Armagnac sans doute v. 1465. Fouquet peint là d'immenses tableaux d'histoire en miniature, réduisant l'échelle des personnages pour fondre les individus dans les foules et en peupler des paysages infinis ; des tons amortis, une atmosphère cendrée contribuent à élargir et à unifier les compositions. Dans ces dernières œuvres, à l'étude du caractère monumental de la figure humaine s'ajoute l'intérêt pour les mouvements de masse, qui donnent une ampleur inusitée à la narration des grands moments historiques : Fouquet est le seul peintre de son époque à avoir de l'histoire une vision épique, à la mesure de la grandeur de la Bible et de l'Antiquité.
De nombreuses autres miniatures — surtout de livres d'heures — sont attribuées à Fouquet ; de qualité moindre, d'esprit souvent différent, elles sont plutôt l'œuvre de son atelier ou d'artistes inconnus formés à son contact, peut-être de ses fils (Paris, B. N. ; San Marino, Huntington Library ; Sheffield, Art Gal. ; bibl. de La Haye, Vienne, Yale Univ.). Cependant, à part cette influence immédiate, perceptible dans la rondeur du volume, le modelé en hachures d'or, le choix du décor, le type de mise en page à double registre ou l'emprunt de compositions, Fouquet n'a pas eu de vrais disciples ni de continuateurs : la leçon de la Renaissance, dont il était en France le véritable précurseur, y était encore prématurée. Ses successeurs, Bourdichon ou Colombe, loin de comprendre le rythme large de compositions où s'équilibrent l'homme et la nature, ne gardent de son art qu'une image vidée de substance ; Fouquet reste le seul peintre classique du XVe s. au nord des Alpes.