Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

cubisme (suite)

Le Cubisme analytique

C'est en 1910 que Picasso et Braque consomment la rupture avec la vision classique en vigueur depuis plus de quatre siècles. Abandonnant définitivement l'unicité de point de vue de la perspective albertinienne, ils multiplient les angles de vision des objets de manière à en donner une représentation nouvelle, plus complète et plus raisonnée. En fait, c'est le rôle de plus en plus prépondérant conféré aux plans par l'éclatement du volume qui leur donna l'idée de les affranchir totalement de la perspective. Cette indépendance des plans par rapport au volume potentiel dont ils étaient abstraits aboutissait, il faut le reconnaître, à un hermétisme qui permettait difficilement au spectateur de recomposer mentalement les objets ainsi décrits. Le partage entre leurs lignes de contour et les lignes figurant dans la limite des plans n'était, en particulier, pas toujours facile à établir, d'autant plus que la couleur n'apportait aucune indication à ce sujet. Appliquée sur la toile par petites touches pommelées ou en frottis, elle se cantonnait dans des camaïeux d'ocres ou de gris qui conféraient au tableau une grande luminosité, mais n'exprimaient plus la couleur réelle des objets. Cet hermétisme diminuera, il est vrai, peu à peu, au fur et à mesure que les deux peintres deviendront davantage maîtres de leur technique et seront assez sûrs d'eux pour se passer de modèle et composer directement à partir de leurs propres images conceptuelles. En effet, dès ce moment, ils ne chercheront plus à détacher les plans de leur environnement naturel, mais présenteront seulement les aspects les plus significatifs des objets considérés. Une bouteille, par exemple, pourra être représentée par sa coupe verticale et sa coupe horizontale afin d'exprimer à la fois la forme de son profil et sa rondeur. Parfois, même, un seul aspect suffira, comme pour l'éventail de l'Indépendant (1911, Philadelphie, coll. Harry Clifford). Certains détails, enfin, peuvent servir de stimuli : la présence des chevilles, des ouïes ou de la queue d'un violon " suggèrent " forcément un violon.

   Un tel système de figuration devait fatalement entraîner des conséquences importantes sur le plan spatial. Le volume, en effet, existe bien encore à l'état potentiel, puisque les lignes de contour d'un verre, par exemple, expriment sa forme cylindrique, mais c'est un volume vidé de sa substance, un volume immatériel, transparent. Rien ne s'oppose donc plus à ce que l'on voie un autre objet à travers lui. Les plans vont, par conséquent, s'échelonner en fonction de la position que leur assignera le peintre au sein d'un espace qui perd son homogénéité et son isotropie. Pour des raisons similaires, la couleur ne peut plus coïncider avec la forme. Elle se présente généralement séparément, souvent sous forme d'échantillons de matières : de faux bois par exemple.

Les papiers collés

C'est dans le même esprit que furent employés les " papiers collés ". Plutôt que d'imiter la matière de l'objet, ne valait-il pas mieux coller carrément sur la toile des papiers peints imitant ces matières, papiers auxquels les procédés mécaniques apportaient un fini difficilement égalable ? Des papiers reproduisant le bois, le marbre, le cannage, des tapisseries furent donc collés ou simplement épinglés sur les œuvres, puis, par la suite, des morceaux de journaux, de boîtes d'allumettes, des timbres-poste ou des cartes de visite. À la limite, un titre de journal suffisait ainsi à représenter un journal. Mais ces papiers créaient aussi des rapports spatiaux nouveaux, permettant par le jeu des valeurs de faire avancer ou reculer certains plans. Ils étaient, enfin, par leur nature même, des équivalents d'objets que ne pouvaient affecter ni les variations atmosphériques, ni l'éclairage, ni la position dans l'espace et restaient donc identiques à eux-mêmes. Et cette identité, cette permanence étaient fort importantes, car les cubistes ne voulaient pas représenter un objet particulier quelconque, mais un objet type dont les attributs puissent se retrouver dans chacune de ses individuations. Il s'agissait donc, on le voit, d'un art qui n'était plus imitatif au sens traditionnel du terme, mais qui restait résolument réaliste. Et, en ce sens, il ne semble pas exagéré de dire que le Cubisme se présente comme une épistémologie.

Les nouveaux adeptes

Bien peu de personnes et même d'artistes comprirent alors l'intérêt et le sens de ces recherches. Deux autres peintres pourtant devaient assez vite se rallier à ce nouveau langage et s'engager totalement, sans souci de fausse originalité, dans la voie déjà ouverte.

   Très pauvre, Juan Gris avait d'abord dû travailler pour des journaux illustrés. Lorsqu'en 1911 il put enfin peindre à son gré, il commença par s'attaquer au problème des effets de la lumière sur les objets ou les corps, puis s'achemina en 1912 vers un système de construction dans lequel des rayons lumineux obliques et parallèles donnent naissance à des formes rigides et épurées (Hommage à Picasso, Nature morte à la guitare, New York, M. O. M. A. ; Nature morte, Otterlo, Kröller-Müller). C'est vers le milieu de 1912 qu'il adopta enfin, selon sa propre expression, le Cubisme " analytique ", mais en l'adaptant à ses propres préoccupations. C'est ainsi que, s'il se soumet au principe de la multiplication des angles de vue, il conserve un caractère de plausibilité visuelle à chacun des aspects différents d'un objet et use de couleurs franches et vives, indépendantes du " ton local ", qu'il rend dès la fin de 1912 par l'introduction de fragments de matières diverses — bois, marbre, tapisserie, miroir —, soit imités (les Trois Cartes, 1913, Berne, coll. Hermann Rupf ; Violon et gravure, 1913, New York, M. O. M. A. ; Violon et guitare, 1913, coll. Ralph F. Colin), soit collés (Construction : Guitare, 1912, Paris, musée Picasso). Très personnel, son langage fait en outre preuve d'un grand souci de rigueur plastique.

   C'est l'influence de Picasso qui avait mené Gris au Cubisme ; c'est celle de Braque qui y mena Louis Marcoussis. Celui-ci se montra toutefois moins original que Gris, plus " orthodoxe " en tout cas. Annoncée en 1912 par une série de gravures (Portraits de M. Grabowski, 1911, de M. Gazanion, 1911-12 ; la Belle Martiniquaise, 1911-12), sa période analytique se conforme entièrement à la technique de Picasso et de Braque (Nature morte au damier, 1912, Paris, M. N. A. M.). Si le Bar du port (1913) est d'une facture plus indépendante, c'est probablement le Musicien (1914, Washington, N. G., coll. Chester Dale) qui constitue néanmoins le point culminant de sa production d'avant-guerre, et l'on y discerne déjà ce caractère poétique beaucoup plus personnel qui se développera dans son œuvre après 1920.

Le Cubisme synthétique

L'année 1913 va marquer un tournant important de l'histoire du Cubisme. Ce n'est pas cette fois la technique qui va être remise en question, mais la façon de concevoir les rapports du sujet et de l'objet, en un mot la méthode. En 1910, il s'agissait d'instaurer une vision inédite du monde en forgeant de nouveaux moyens d'expression ; il va s'agir maintenant d'une spéculation plus intellectuelle, portant sur la manière dont le peintre prend conscience des objets qu'il représente. Le passage se fit, au demeurant, sans aucune brusquerie.

   Le Cubisme analytique avait, il faut le dire, dangereusement sacrifié l'unité de l'objet à sa véridicité. En d'autres termes, il en donnait une image plus fidèle et plus complète, mais avait rompu son homogénéité. Il convenait donc de lui rendre sa cohésion interne. C'est Picasso, une nouvelle fois, qui le comprit le premier. Jusque-là, en effet, il effectuait une sorte de tri mental des qualités de l'objet en s'appuyant sur la constance des expériences effectuées. Or, au cours de l'année 1913, il s'aperçut qu'il n'était pas nécessaire d'observer les objets pour les reproduire et qu'il pouvait tout aussi bien, et même mieux, en fixer les attributs essentiels dans une image a priori, à condition qu'elle soit issue d'une compréhension claire et logique de leur spécificité. Dès lors, il va s'élever intuitivement jusqu'à l'essence pour déterminer les caractères nécessaires d'un objet, ceux qui conditionnent son existence même et sans lesquels il ne serait point ce qu'il est, puis réunir ces attributs en une image unique qui en soit en quelque sorte l'essence plastique. La figure ainsi obtenue contiendra donc en puissance toutes les individuations possibles de cet objet. Pour ne prendre qu'un exemple, le verre de la Nature morte à la bouteille de marasquin (1914) n'est plus la réunion hétérogène de fragments de lignes de contour, mais l'équivalent plastique de l'essence d'un verre, c'est-à-dire d'un verre débarrassé de tout détail accidentel et réduit à l'essentiel.

   La couleur, n'étant qu'un attribut variable, devient en conséquence indépendante de l'objet et se trouve ainsi libérée des servitudes du " ton local ". Après la grisaille de l'époque analytique, une œuvre comme la Bouteille de Suze (1913, Saint Louis, Missouri, Washington University) semble, avec son étiquette rouge et ses bleus vifs, une fête des yeux. Quant aux papiers collés, ils ne disparaissent pas, mais deviennent des moyens d'expression spatiale.

   L'évolution de Braque fut, à ce point de vue, plus lente que celle de Picasso. En 1913 et même au début de 1914, il s'intéresse lui aussi aux possibilités spatiales des papiers collés (le Courrier, 1913, Philadelphie, Museum of Art, coll. A. E. Gallatin ; Violette de Parme, 1914, Londres, coll. Edward Hulton), mais conserve généralement un certain esprit analytique. Dans quelques œuvres, toutefois, il réduit à son tour les objets à leurs attributs permanents pour en donner des images plus hétérogènes que celles de Picasso, mais d'une remarquable pureté plastique et d'un grand intérêt du point de vue spatial (la Clarinette, 1913, New York, coll. part. ; Aria de Bach, 1913-14, Paris, coll. part.). D'une rigueur plastique non moins admirable, les papiers collés que Gris exécute en 1914 (Nature morte aux roses, anc. coll. Gertrude Stein ; le Breakfast, New York, M. O. M. A. ; la Table, musée de Philadelphie, Museum of Art, coll. A. E. Gallatin) font en outre preuve de rares qualités d'harmonie et de poésie au sein d'une architecture toujours plus solide et méticuleusement ordonnée.