paysage (suite)
La découverte de la perspective atmosphérique en Flandre et de la perspective linéaire en Italie
Cependant, le nouvel esprit réaliste de la Renaissance ne pouvait se satisfaire du paysage encore à demi féerique, aux horizons hauts, des Très Riches Heures. Aussi constate-t-on autour de 1430 un bond dans la conquête de l'espace grâce à la maîtrise de la perspective linéaire en Italie et de la perspective atmosphérique en Flandre. Bien que les lois de la perspective linéaire aient été découvertes vers 1415, leur application au paysage ne semble pas antérieure à 1440 environ (Saint Georges et le dragon d'Uccello [Paris, musée Jacquemart-André], dessins de J. Bellini, Louvre), mais, vers 1460, le plus grand paysagiste italien du quattrocento avec G. Bellini, Piero della Francesca (Diptyque d'Urbino, G. N.) et Baldovinetti se plaisent à faire converger les lignes du paysage, à diminuer avec l'éloignement la taille des motifs, traduits en volumes simples ; pour concilier le point de vue haut nécessaire aux panoramas de la " camera oscura " d'Alberti et la vision directe de la scène figurée, qui reste le centre d'intérêt, le peintre recourt souvent à l'artifice d'un premier plan surélevé. Cette unité que les Italiens demandent à un cadre a priori, les Flamands l'avaient trouvée dans un processus dynamique où, grâce à la lumière, fusionnent sensibilité à la nature proche et conscience du caractère illimité de l'espace. Si, dans l'Agneau mystique des Van Eyck et la Nativité (musée de Dijon) de Robert Campin, remarquable par sa tonalité d'ensemble, la structure était encore archaïque, le fond de la Madone du chancelier Rolin (vers 1430-1435, Louvre) — pourtant paysage recréé et même microcosme d'inspiration chrétienne — donne pour la première fois l'illusion d'un paysage réel, tant la passion de Jan Van Eyck pour l'étude des phénomènes atmosphériques, des reflets, des passages de teintes dans les lointains, s'y allie à une perspective linéaire intuitive, mais efficace. Même le parapet qui sépare le paysage de la scène n'est pas un aveu d'inexpérience, s'il faut faire remonter à 1422-1424 les Heures de Turin-Milan, où, par exemple dans le Baptême du Christ, les personnages sont de plain-pied avec le paysage auquel ils s'intègrent. Il est intéressant de relever certaines interférences de ces deux conceptions complémentaires du paysage. Les plus évidentes apparaissent dans les miniatures de Fouquet, qui, après le voyage d'Italie, définit l'espace à la manière florentine, puis plus tard dans l'assiette solide du Baptême (musée de Bruges) de G. David et, inversement, chez Giovanni Bellini, lorsqu'il se dégage vers 1470-1475 de l'obsession géologique à la Mantegna, parvenant, grâce à une compréhension profonde de la lumineuse leçon de Piero della Francesca, à un rendu très sûr des valeurs et à l'harmonie des personnages avec la nature par leur immersion dans la lumière ; on sait d'ailleurs le rôle d'intermédiaire entre Nordiques et Italiens joué par Antonello de Messine dans cette transfiguration de la matière ; cependant, Bellini reste original par son sens de l'équilibre des volumes, qui fait de lui un précurseur du paysage classique. La rigueur du paysage perspectif se poétise d'enveloppe atmosphérique chez Piero della Francesca et, à Florence même, admet chez Pollaiolo une certaine moiteur et une attention aux reflets qui révèlent peut-être des contacts avec le Nord.
À côté de ces aspects novateurs fleurit, dans la seconde moitié du siècle et souvent jusque vers 1510, un type de paysage intime, correspondant à une tendance narrative et bourgeoise de la peinture. C'est celui qui apparaît chez Van der Weyden, Memling, Bouts et dans la miniature ganto-brugeoise, chez la plupart des peintres allemands, chez Filippino Lippi, Lorenzo di Credi, D. Ghirlandaio, Piero di Cosimo ou Pérugin ; les Italiens schématisent les thèmes empruntés aux Flamands — le paysage vu à travers une fenêtre ou le portrait sur fond agreste — et ils s'inspirent en particulier du fameux Triptyque Portinari de Van der Goes.
L'autonomie du paysage au XVIe s. : lyrisme et vision cosmique
À l'aube du XVIe s., quelques courants d'idées ouvraient au paysage des voies nouvelles : le rêve de contrées inconnues, lié aux grandes découvertes ; le goût de la topographie, encouragé par la gravure d'illustration, la littérature arcadienne en Italie. Bien que Dürer ait considéré ses aquarelles comme des études et que les tableaux de Patinir comportent toujours un sujet, ces œuvres nous apparaissent aujourd'hui comme des " paysages " et c'est ainsi que commencent à les désigner dans les années 1520-1530 les écrivains italiens, au moment où le public méridional les recherche comme une spécialité nordique et un peu avant que la théorie artistique reconnaisse dans le paysage un genre. Le paysage cosmique, évocateur des nouvelles dimensions de la Terre — d'où son allure volontiers imaginaire —, sera propagé surtout par les Néerlandais de la première moitié du XVIe s., mais cette voie est frayée dès la fin du XVe s. par Bosch, dont les vues de la plaine hollandaise s'élargissent en visions fantasmagoriques, noyant dans une tonalité argentée les différents règnes de la nature. Chez Patinir se définit le type entre 1510 et 1525 environ : cet artiste reprend à Bosch l'horizon haut et les étendues aquatiques illimitées, mais, plus soucieux de description que d'unité poétique, il développe sur ses petits tableaux une suite de plans parallèles vus en perspective cavalière à des niveaux différents, les personnages — encore au premier plan chez Bosch — n'étant plus que des comparses ; les rochers déchiquetés, l'alternance arbitraire des zones d'ombre et de lumière, la quasi-monochromie bleu-vert ajoutent à l'impression d'irréalité.
La plupart de ces traits se retrouveront chez les successeurs de Patinir, mais combinés à quelques italianismes. Parallèlement, les pays germaniques, jusqu'alors effacés, contribuent avec originalité à la naissance du paysage autonome. Comme si l'horreur médiévale devant la nature vierge se réveillait, mais accompagnée d'attirance, des forêts impénétrables semblent assaillir les personnages (Saint Georges et Retable des deux saints Jean d'Altdorfer, tous deux à Munich, Alte Pin.), les paysages panoramiques offrent, au lieu de la nature pittoresque mais domestiquée des Flamands, des plans d'eau solitaires (Trinité de Dürer, Vienne, K. M.) ou, dans des contrastes de lividités et de flamboiements, les convulsions d'un cosmos en délire (Bataille d'Arbelles d'Altdorfer, Munich, Alte Pin.). Mais cette attitude préromantique, qui fait du paysage le véhicule des émotions du peintre, loin de se traduire toujours par le paroxysme expressionniste, revêt aussi la forme d'une enquête patiente sur la configuration des arbres ou des rochers dans les paysages intimes de Cranach le Jeune et d'Altdorfer ou dans certains dessins et gravures de Dürer et de l'école du Danube, qui sont parmi les premiers exemples de paysages purs. Les artistes s'inspirent d'ailleurs souvent de sites réels, et c'est là un aspect de la curiosité topographique, qui s'éveille à la fin du XVe s. Certes, les Limbourg avaient déjà reproduit avec une certaine fidélité les châteaux royaux, Van Eyck, la ville de Liège, et les Vénitiens du XVe s., leur cité, mais seulement comme motif secondaire. Or, en 1484, les représentations de villes de Pinturicchio au Vatican, d'ailleurs considérées comme " à la flamande ", marquaient la naissance de la vue de ville comme un genre, que Dürer dépouillera de toute fantaisie dès 1494 dans ses aquarelles, mais qui sera vraiment consacré par le livre imprimé grâce à la synthèse du texte et de l'image. D'où les nombreuses cosmographies nordiques, qui, de celle de Breydenbach en 1486 à celle de Braun-Hogenberg à partir de 1570, acquièrent une exactitude croissante.
Le rôle de l'Italie dans l'essor du paysage fut plutôt de concevoir la participation de celui-ci à la scène comme le reflet d'un monde harmonieusement orchestré. Chez Léonard de Vinci, les bases en sont à la fois scientifiques, philosophiques et artistiques, puisque écrits et dessins nous apprennent l'intérêt de celui-ci pour les phénomènes optiques, son acharnement à déchiffrer les secrets de la nature, considérée comme un être animé, et sa revendication de la liberté imaginative du peintre. Tout cela est réuni dans la Joconde : si l'horizon haut peut être un rappel flamand, ce n'est plus pour offrir un champ maximal à la description, mais pour exprimer la pénétration de l'être humain et de la nature par une même force et les baigner dans la lumière lunaire du monde désertique de l'arrière-plan, dont Léonard semble recréer la genèse.
Essentielle apparaît à Venise l'inspiration virgilienne, et d'abord chez Giorgione, en rapport avec le groupe des Arcadiens. Cet artiste choisit dans la nature un petit nombre de formes pour leur élégance et leur accord avec la scène, et tend à les grouper à droite et à gauche en masses chromatiques simplifiées par la lumière, symétrie qui s'accusera chez Titien ; par là il prélude au paysage idéalisé classique. Tandis que, dans la Madone de Castelfranco, le paysage reste un fond, les Philosophes de Vienne y sont plongés, et la pâleur de l'aube crée une résonance à l'étrangeté du sujet ; enfin, avec la Tempête (Venise, Accad.), la nature, absorbant les personnages, est exaltée par la touche lumineuse dans une mise en page dont le jeu des lignes contient cependant l'explosion. Bien que le Concert champêtre (Louvre) relève, dans ses derniers plans immatériels, de la poétique giorgionesque, Titien, qui l'exécuta probablement, y modèle déjà avec ampleur les feuillages, annonçant la plénitude des œuvres de sa maturité, telle la Vénus du Pardo (id.), déjà classique par le passage naturel du premier plan au fond, la souplesse des arbres, la vérité des lointains.
Mais il faudrait nuancer cette esquisse du paysage européen dans la première moitié du XVIe s. par celle des échanges qui aboutiront, après 1570, à une sorte de formule internationale. Nombreux sont en effet les artistes du Nord qui passent les Alpes, et les gravures circulent dans les deux sens. Les emprunts de l'Italie au Nord furent sporadiques. Dans le domaine du paysage proche, les plus superficiels sont les " citations " de motifs de Dürer par les graveurs et parfois les peintres ; il semble aussi que le graphisme exaspéré des formes germaniques ait plu à l'esprit inquiet d'artistes comme Piero di Cosimo, de même qu'on sent un écho du lyrisme germanique dans les sous-bois de Lotto ou de Dosso Dossi. Mais les paysages panoramiques de Patinir et de ses imitateurs, largement diffusés, ont aussi laissé des traces en Italie : en Lombardie, où les élèves de Léonard renoncent aux solitudes rocheuses pour les paysages habités des Flamands ; en Émilie, chez les Dossi et surtout chez Nicolò Dell'Abate, qui en imitent l'horizon haut, les nappes d'eau et la teinte glauque ; à Venise, où certains dessins et gravures de l'entourage de Titien et de Domenico Campagnola, dont le sujet mythologique ou pastoral n'est plus qu'un prétexte, montre une tendance à la multiplication des plans, malgré une modulation rythmique typiquement vénitienne.
Inversement, et plus profondément, l'influence italienne transforme le paysage néerlandais dans le deuxième tiers du XVIe s. : celui de Scorel — imitation un peu extérieure de Giorgione — et surtout celui des successeurs de Patinir, qui, progressivement, de Bles à Quentin Metsys et à Matthijs Cock, abaissent l'horizon et équilibrent par une " coulisse " diagonale à la vénitienne la vue fuyante traditionnelle.
Seul Bruegel était capable d'achever la synthèse entre les minutieuses descriptions du Nord et les lignes architectoniques des Vénitiens. Préoccupé d'étreindre la diversité du monde, mais sans myopie, approfondissant la respiration du paysage vénitien par une philosophie cosmogonique, il parvient, dès ses dessins des Alpes et magistralement en 1565 dans les Saisons (Vienne, K. M.), à une structure organique qui lie le premier plan au fond et se complète d'une sensibilité encore inégalée aux nuances atmosphériques. À côté de ces paysages composés, l'œuvre de Bruegel comporte des vues de villages ou de terroirs et il se situe dans une tradition reliant C. Cort au XVIIe s. par des artistes comme Dalem et les Grimmer.