Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
R

romane (peinture) (suite)

Thèmes iconographiques

Les sources

L'art médiéval est la traduction, très directe, de la réflexion théologique du temps, et, de ce point de vue, la sculpture et la peinture murale — ornements de la maison de Dieu — ne diffèrent guère entre elles.

   Mais la continuité du décor peint, de l'époque paléochrétienne à l'art roman, est un fait fondamental, alors que la création plastique médiévale a été plus complexe dans ses cheminements. Aussi, toute peinture murale doit être lue à la lumière des traditions ininterrompues qu'elle représente. Ce sont les origines mêmes de l'image chrétienne qui en expliquent tout le développement.

   L'immense fonds judéo-chrétien a donné à la pensée médiévale une riche matière de réflexion et d'imagination. De la réflexion est issue toute l'iconologie, c'est-à-dire le langage des images, le besoin constant de retrouver derrière l'apparence de l'image la réalité profonde, ce qui veut dire une sorte de double lecture, le sens historique et le sens symbolique, visible dès la grande frise de mosaïques de Sainte-Marie-Majeure à Rome au IVe s. De là aussi provient une première hiérarchie de l'image, celle des rapports de l'Ancien et du Nouveau Testament, la typologie, qui fait apparaître les prophètes en face des apôtres. Le travail de l'imagination se fait surtout à travers les Évangiles apocryphes et tous les récits légendaires, nombreux en Orient ; de là provient l'importance, dans la peinture médiévale, qu'elle soit de Russie ou de France, des images syro-palestiniennes, en particulier dans tout le cycle de l'" Enfance du Christ ", presque totalement issu de cette source non officielle mais pas encore contestée.

   Mais la paix de l'Église et l'officialisation rapide du christianisme ont eu pour conséquence l'intégration de l'Église dans l'État impérial, tel qu'il s'est forgé surtout depuis Dioclétien. L'image chrétienne hérite des rituels du palais et s'ajoute au fonds oriental. Le Christ trônant dans sa gloire est d'abord celui de la vision juive d'Ézéchiel et de Daniel renouvelé par la vision chrétienne de l'Apocalypse : ainsi s'explique cette étrange image où le tétramorphe, l'animal aux quatre formes que les Juifs avaient vu veiller aux portes des palais lors de leur exil mésopotamien, devient, divisé en quatre signes, le symbole des évangélistes et a peut-être une signification plus mystérieuse encore, celle des quatre moments de la vie du Christ. Mais l'alpha et l'oméga du Livre sont le souvenir de la culture hellénistique d'une partie des premiers judéo-chrétiens. Le trône, le cortège surtout des apôtres ou des saints, parfois le geste même de leur " acclamatio ", nous ramènent au Bas-Empire.

   André Grabar a souvent insisté sur les aspects paléochrétiens (c'est-à-dire remontant aux premiers temps de l'Église) des peintures murales romanes. Les Vierges à la palme du chœur de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers comme, dans la même ville, à Saint-Hilaire, à l'église de Saint-Savin ou à Tours les figures des Grands Évêques fondateurs, ou bien au baptistère Saint-Jean de Poitiers les célèbres Cavaliers, dont l'un est le glorieux Constantin, les colonnes de faux marbre à l'église de Saint-Savin ou à Saint-Hilaire de Poitiers sont autant d'exemples de vivaces souvenirs. En résumé, c'est l'aspect triomphal du culte qui double, par l'évidence de l'affirmation glorieuse, l'autre caractère du christianisme, celui d'une religion orientale de mystère. Ce syncrétisme peut se lire, encore présent, sur les murs de nos églises romanes.

   Mais la nouvelle civilisation sut faire fructifier ce double héritage, à Byzance comme en Occident.

   À Byzance, c'est surtout le caractère sacré de la religion qui, à première vue, semble mis en valeur. On ne peut oublier de ce point de vue les grandes ordonnances des mosaïques de Ravenne comme, plus tard, celles de Sicile. Tout y semble rite, étiquette et hiérarchie. La règle iconographique devient impérieuse et elle va se répandre dans de vastes régions de l'est et du sud-est de l'Europe, et influencer profondément l'ouest du continent. Les longues théories d'apôtres, les triades d'anges, les couronnes, les bijoux, les manteaux aux belles étoffes, c'est tout un monde du palais qui apparaît ici transfiguré, symbole et image terrestre du monde divin. Mais l'originalité byzantine ne s'arrête point là : la théologie subtile des pères de l'Orient sert de base à une imagerie aux règles absolues. L'aspect illusionniste y est entièrement sacrifié : les arrière-plans disparaissent, les personnages sont raidis dans une attitude frontale avec parfois un mouvement de la tête vers le spectateur. Cette typisation, que rend encore plus éclatante la minutie du détail, est cependant contredite par une série de " renaissances " antiquisantes comme celle des empereurs macédoniens (Xe s.), ce qui éclaire le style siculo-normand des grandes mosaïques de Cefal`u ou de Palerme et leurs expressifs visages. De toute cette ordonnance byzantine, l'Occident garde une certaine nostalgie des grandes compositions iconographiques au déroulement hiératique, solennel et quasi immuable, l'image aussi de scènes théologiques comme la célèbre " Déisis ", l'" Intercession " qui réunit autour de Dieu saint Jean et la Vierge, témoins de la mort au Golgotha, l'image des archanges cuirassés autour de saint Michel, l'archistratège. La place même des peintures, leur ordonnance dans l'édifice, doit beaucoup au modèle oriental : à Poncé, sur les bords du Loir français, le Jugement dernier est au revers du mur occidental de l'église, comme il le sera, en mosaïque, à Torcello près de Venise. C'est un rituel byzantin.

   L'Occident carolingien a certainement eu une forte influence sur l'évolution de la peinture murale. Certes, comme il a été dit, bien des chaînons manquent et la comparaison se fait souvent à partir d'éléments hétérogènes. Cependant, il paraît probable que les grands scriptoria du IXe s. ont eu une action stylistique importante : on a cité souvent à ce propos le Psautier dit " d'Utrecht ", rattaché à l'atelier rémois. Cl. Duprat a fondé une partie de son analyse de la peinture romane en France, et plus particulièrement du Centre-Ouest, sur la présence et le rayonnement d'un centre important à Tours, thèse que semble confirmer l'archaïsme étonnant de certains manuscrits du XIe s., en particulier ceux qui proviennent de Saint-Aubin d'Angers. Pour juger exactement, il nous manque la connaissance de la peinture mérovingienne, connue par des descriptions littéraires comme une appréciation de la reprise de la peinture après le désastre normand. De ce point de vue, l'observatoire privilégié est l'art ottonien : telle est la raison de l'importance attribuée par les historiens d'art à l'ensemble de Reichenau à la fin du Xe s. En tout cas, la renovatio imperii laissa partout des traces profondes dans les consciences et les imaginations des milieux dirigeants. Cela ne peut que confirmer la vision triomphante constantinienne.

Les développements romans

Tout cet héritage, puissant et complexe, source fondamentale d'un art, va se modeler selon les esprits de l'époque romane, c'est-à-dire aux deux sources fondamentales de la pensée religieuse, sa traduction populaire et sa réflexion théologique.

   Le XIe s. est marqué par le développement du culte des saints : la première canonisation romaine date de 933, mais la procédure épiscopale ou, plus simplement, la vox populi se continuent jusqu'au XIIe s. Les pèlerinages, source de piété et de profits mélangés, se multiplient. Aux fidèles sont montrées des vies miraculeuses enluminées, comme les célèbres manuscrits de Saint-Aubin ou de Sainte-Radegonde dans l'ouest de la France. À Saint-Savin, les absidioles du déambulatoire ont conservé de précieux autels anciens où sont gravées des invocations aux martyrs et saints auxquels ils sont dédiés. De grandes figures de saints ornent les piliers du transept du côté du chœur, et la chapelle d'axe a conservé en partie un décor peint consacré à la Vierge. La crypte raconte, en un style d'ailleurs plus imagé, plus pittoresque que le reste de l'édifice, le martyre, fort légendaire, de saint Savin et de saint Cyprien. Dans la crypte de Chartres, on retrouve le cortège de saints évêques. L'absidiole récemment découverte de la tour Charlemagne de Saint-Martin de Tours montre le saint recevant la couronne des élus. À Saint-Jacques des Guérets, dans un ensemble fort complexe de style, le martyre de saint Jacques introduit une note de violence réaliste. Les représentations des saints peuvent en effet avoir été un des cheminements d'un style nouveau.

   La pensée théologique reste l'ordonnatrice des grands programmes iconographiques, comme on peut le saisir dès que le hasard nous a conservé des ensembles importants, comme c'est le cas à Saint-Savin ou à S. Angelo in Formis. On connaît la distinction traditionnelle : ante legem, de la Genèse au Sinaï ; sub lege du Sinaï au Messie ; sub gratia, la vie du Christ. Tels sont les enseignements fondamentaux qui doivent apparaître. À Saint-Savin, la voûte de la nef est consacrée au thème ante legem, à S. Angelo in Formis, sur les parois de la nef centrale, accompagnée de prophètes et de patriarches, c'est sub gratia, la vie publique du Christ et sa Passion, que l'on retrouve dans l'abbaye poitevine au premier étage du clocher-porche. Dans l'église campanienne, un vaste Jugement dernier au revers de la façade, dans le nouveau narthex des vies de saints, un grand Saint Michel, une Vierge orante complètent une riche iconographie, à laquelle un peu plus tard s'ajouta, sur les murs des bas-côtés de la nef, la Genèse ante legem. Si la Parousie (apparition de Dieu) de l'Apocalypse est évoquée en Poitou dès le porche occidental avec un récit des signes de la fin du monde, c'est-à-dire des calamités terminales, c'est à une place plus habituelle qu'on retrouve les puissantes images à l'abside centrale de l'église italienne. Le Christ en majesté — majestas Domini — trône avec les 4 animaux symboliques et, fait assez rare, l'Esprit saint au-dessus de sa tête. En dessous, les 3 archanges, saint Benoît et l'abbé Desiderius, abbé du Mont-Cassin de 1059 à 1087, tenant la maquette de l'édifice.

   Ces deux grands ensembles du dernier tiers du XIe s. nous permettent de définir les grands thèmes iconographiques de la peinture murale romane. À la place d'honneur, généralement, l'Ancien et le Nouveau Testament, principalement le cheminement de l'humanité de la création à la chute, de la chute à l'alliance du Sinaï, promesse de la rédemption et, pour la vie du Christ, les thèmes de l'enfance — tendres et familiers — et ceux de la vie publique, sans que la passion soit l'objet du pathétisme, qui n'apparaîtra qu'à la fin du Moyen Âge. Souvent, des bustes de saints, de martyrs, de prophètes ou de patriarches ponctuent, par exemple aux écoinçons, cette leçon comparative. Les vies des saints s'insèrent dans cette vaste pensée, généralement à des endroits plus particuliers, souvent autour du sanctuaire. Enfin, la vision passe de l'histoire — la seule qui soit alors envisagée — à la certitude de l'avenir. De là la vision théophanique des grandes absides, dont les premiers modèles étaient les mosaïques des basiliques romaines des IVe et Ve s. Cette vision a plusieurs expressions possibles, comme le prouvent les 3 peintures de la chapelle Saint-Gilles de Montoire, mais on y retrouve toujours unis les deux thèmes de la fin du monde et de la gloire de la majesté divine. Autour d'elle se déroule l'impressionnante procession des apôtres et des saints. Parfois, le monde est évoqué, comme dans la sculpture, par les signes du zodiaque, le calendrier des mois et aussi la psychomachie, le combat des vices et des vertus. À Knechtsteden, en Westphalie, une inscription nous rappelle le sens de cette image : Majestas atque figura cristi signatur per quem mundus reparatus (" ici sont représentées la figure et la majesté du Christ grâce auquel le monde est sauvé ").