Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
C

critique d'art (suite)

Formation des instruments critiques : connaisseurs et coloristes

Si la théorie, nécessaire au départ, peut jouer le rôle de ressort de la critique, en serait-elle aussi l'obstacle, les préjugés doctrinaux empêchant de voir l'œuvre individuelle et concrète ? Certains l'ont prétendu, arguant d'un fréquent divorce apparent entre préceptes et goûts réels, principes et pratique de l'art (sensible chez Le Brun, par exemple). Un cas exemplaire montre qu'il peut n'en être rien : Vasari, que son " système ", exposé dans les préfaces (et qui n'a, certes, rien de bien rigide, comme en témoigne l'hésitation constante entre l'illusionnisme naïf et la " grande manière "), n'empêche pas d'être parfois un critique remarquable dont les caractérisations stylistiques, même péjoratives, peuvent être très fines (la manière " sèche, dure, coupante " qu'il reproche aux primitifs trop " minutieux "). Et si ce précurseur de l'histoire de l'art a si bien différencié les " 3 âges " de la " renaissance " de la peinture, il sait aussi mettre en relief l'élément personnel, irréductible d'un tableau, qu'il conçoit, à la suite de Cennino, de Ghiberti ou de Filarete, comme une écriture. Peintre et collectionneur, Vasari va voir les œuvres, propose des attributions, et, même s'il lui arrive souvent de se tromper, ses notations empiriques, ses réactions immédiates sont parfois assez précises pour être utilisables par la critique moderne, comme dans la tentative spectaculaire de reconstitution d'un catalogue de " Stefano Fiorentino " par Longhi. Ses maladresses sont souvent le fait d'une terminologie encore hésitante, bien qu'une série d'oppositions commencent à se dessiner : " grâce " de Raphaël, " terribiltà " de Michel-Ange, " furie " de Schiavone. Très sensible à la chaleur, à la rapidité d'exécution, Vasari est le premier à poser le problème du non-fini, et ses pages sur le vieux Titien montrent qu'en dépit de ses préjugés florentins et de son obsession du dessin, il sait reconnaître l'intérêt de l'" esquisse ", de l'" ébauche ".

   Mais c'est au nord que l'on semble avoir apprécié d'abord les qualités matérielles de la peinture, et, si la sensibilité chromatique d'un Jean Lemaire mérite d'être signalée au passage, c'est à Venise, patrie de la couleur, qu'il faut chercher les principaux précurseurs de la critique d'art. Marcantonio Michel est le prototype du connaisseur : laconique mais précis, il visite les collections, discute des attributions et fonde les siennes sur une observation directe et intelligente (Saint Jérôme d'Antonello) qui révèle un œil exercé à distinguer les caractéristiques de chaque école, sans que son objectivité l'empêche d'émettre des jugements de valeur (il est friand de giorgionisme). Avec l'Arétin, dont le franc-parler provoquera la brouille avec Michel-Ange, c'est au contraire le type du journaliste moderne qui apparaît : marchand à ses heures, trafiquant de son influence, cet amateur passionné, dilettante mais sûr de lui, Florentin transfuge et ennemi des pédants, ne s'embarrasse pas de théories, mais fait confiance à son intuition, qui lui révèle le génie de Titien. Ses lettres abondent en trouvailles, telle la célèbre description du Grand Canal, sorte d'ekphrasis inversée où la nature imite l'art en empruntant au peintre sa palette. Les dialogues de Pino et Dolce, où la couleur n'est vantée qu'au nom de l'illusion, font pauvre figure entre l'Arétin et Boschini, autre grand précurseur d'une approche sensuelle de la peinture. Polémique, passionnée, la critique de ce peintre médiocre, grand admirateur de Tintoret, se veut technique (l'enrichissement du lexique y est considérable) et se déclare deux buts : distinguer le bon du mauvais et " connaître le caractère des auteurs ". Point d'" idée " ou d'" invention ", peu de " dessin ", beaucoup de " taches " et de " touches ", et le mot " pinceau " revient ici sans cesse pour qualifier la " pâte " du tableau, dont la facture est toujours saisie dans sa genèse. On ne saurait trop souligner l'audace et la nouveauté d'un discours qui se permet, en plein XVIIe s, d'ignorer le sujet et de préférer ouvertement le sensible à l'intelligible, l'accident à la substance et l'exécution à la conception.

   La voie est ouverte pour De Piles, dont les rapports avec son génial prédécesseur restent mystérieux. Quoi qu'il en soit, le combat que mène ce chef du parti rubéniste contre les poussinistes de l'Académie, qui prépare celui des delacruciens contre les ingristes, voire de l'Abstraction lyrique contre l'Abstraction géométrique, n'est qu'un épisode d'une confrontation apparue dès la fin de l'Antiquité (Orient contre Méditerranée, Denys d'Halicarnasse, Plutarque contre Pline, Vitruve) et reprise au XVIe s. (Venise contre Florence), puis à Rome vers 1630, au sein de l'Académie de Saint-Luc. De Piles est d'abord un théoricien, et sa réflexion, qui s'inscrit aussi dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes et du " paragone " peinture-sculpture, accepte l'essentiel de la doctrine de Félibien, mais étend l'effort de rationalisation aux domaines du clair-obscur, entendu dans sa fonction chromatique d'agent privilégié de la composition picturale, et de la couleur, " âme " et " différence spécifique " de la peinture, dont il définit la première syntaxe systématique, allant jusqu'à poser les bases de la théorie du " mélange optique " de Seurat. Développant la notion boschinienne d'apparence et celle, berninienne, de solidarité des parties du champ visuel et de relativité de la perception à la distance et au point de vue, il résume les éléments d'une poétique baroque (" effet ", " beau fard " d'un art qui veut plaire, " persuader les yeux " et surprendre le spectateur en stimulant son imagination), tandis que son intérêt pour le paysage annonce, avant Dubos, la sensibilité préromantique. Mais De Piles est aussi un critique averti, et, si sa Balance des peintres ressemble fâcheusement à la manie du palmarès de certains chroniqueurs artistiques de nos jours, ses analyses de tableaux de Rubens mettent en œuvre une méthode dont Diderot se souviendra.

   L'attention à la physionomie concrète et unique de l'œuvre implique la considération de son caractère manuel et technique. L'apparition de faux, consécutive au développement du marché artistique, ne pouvait manquer d'entraîner la multiplication des experts, " professori " en Italie, " amateurs " ou " antiquaires " en France, " dilettanti ", " virtuosi ", puis " connaisseurs " en Angleterre. Un nouveau concept se dessine, celui d'" original " opposé à la copie (le mot plagiat n'apparaîtra qu'au XVIIIe s.) ; d'où l'insistance sur la valeur graphologique du non-fini, dont Boschini notait déjà qu'il est beaucoup plus difficile à imiter. Parallèlement, l'incidence stylistique des divers procédés graphiques se dégage (Baldinucci pour le dessin, Bosse pour la gravure), tandis que la méthodologie du " connoisseurship " se précise (Sanderson, Baldinucci, Richardson).

   L'activité nouvelle de l'Angleterre, dont l'importance pour l'histoire de la sensibilité a été récemment mise en lumière par la monumentale étude de J. Dobai, est due d'abord à la présence de grands collectionneurs (Arundel), puis au développement d'une école de peinture fécondée à la fois par une pratique rubéniste et par la théorie du Classicisme franco-italien. Qu'on y ajoute l'impact de l'empirisme de Locke, l'orientation subjective de la discussion sur le goût (Hume), l'héritage du néoplatonisme élisabéthain, qui véhicule les notions d'imagination, d'inspiration, d'enthousiasme et de génie (Shaftesbury), l'évolution des catégories de sublime (Burke) et de pittoresque (Gilpin), liée à la mode des jardins et à un nouveau sentiment de la nature, et l'on aura déjà un aperçu de l'horizon culturel du premier grand critique d'art moderne : Diderot.

L'avènement d'un genre autonome

L'importance du XVIIIe s. tient ici à une double cristallisation : celle du système des " beaux-arts ", dont les classifications modernes ne feront que perfectionner le schéma, et celle des disciplines qui s'y rapportent. C'est dans ce contexte, qui voit l'histoire de l'art, avec Winckelmann, commencer à remplacer celle des artistes, et l'esthétique, baptisée par Baumgarten, prendre conscience de sa personnalité, que va naître la critique d'art comme genre spécifique. Tandis que le Néo-Classicisme, de par son attitude rétrospective, entraîne la réactivation d'une certaine distance critique, favorisée encore par la simultanéité des courants rococo tardifs et préromantiques et le libéralisme de l'Académie depuis la victoire des rubénistes, la reprise, en 1737, de l'organisation d'expositions régulières au Louvre va créer à la fois le climat propice et le prétexte à une multiplication de comptes rendus sous forme de conversations, " correspondances ", lettres, brochures, pamphlets, articles de gazettes. Paris est alors la capitale de l'art moderne, et le public, soudain fait juge de la production contemporaine, se passionne pour un débat auquel les plus grands écrivains vont bientôt prendre part. C'est que, depuis Dubos, puis sous l'influence de l'Angleterre et de l'Allemagne (Sturm und Drang), le sentiment a détrôné les principes, et la nouvelle conception du goût —le triomphe du je-ne-sais-quoi — tend à remettre en question l'exclusivité de l'artiste en matière de pertinence critique. Et si La Font de Saint-Yenne, l'un des premiers illustrateurs du genre, ne se veut que le porte-parole des spectateurs, à la sensibilité desquels la peinture fait d'ailleurs de plus en plus appel, d'autres ne se priveront pas de faire la leçon aux peintres, provoquant ainsi leur réaction violente. Le premier résultat de cette polémique sera un partage des compétences exacerbant encore le vieux dualisme : la " technique " aux hommes de l'art, l'" idéal " aux gens de lettres.

   L'intervention de Diderot, dont la personnalité va influencer toute l'histoire d'un genre auquel il n'a pourtant fait que conférer ses lettres de noblesse (Cochin, Caylus, Grimm et d'autres l'avaient précédé), marque une charnière : héritier du long travail préparatoire de la réflexion théorique, qu'il prolonge par ses digressions et dont il reprend les catégories (sa conception de l'expression est encore celle de Léonard ou de Le Brun), il est aussi le promoteur d'une critique empirique et subjective, fondée sur l'impression immédiate, mais dont la technicité s'enrichit progressivement au contact de ses amis artistes. Son attitude à l'égard de l'Académie, dont il accepte les principes (grand style, belle nature, hiérarchie des genres) tout en refusant ses produits (" laissez-moi cette boutique de manière ! "), est significative, comme son oscillation entre imitation et transposition expressive, raison et enthousiasme, sens de l'équilibre et goût des extrêmes, généralité du type et particularité du caractère. Esthéticien opportuniste, cherchant à concilier dans une synthèse audacieuse, mais boiteuse, Locke et Platon, révélateur fidèle des goûts d'une époque de transition, c'est au nom de l'antique et de la nature qu'il oppose à la dépravation de la mode Pompadour la " peinture morale " de Greuze ou la " magie " de Chardin. Primesautière, volontiers ironique, parfois contradictoire, déjà " partiale, passionnée, politique " comme le voudra Baudelaire, la critique de Diderot, malgré l'hypothèque du parti pris littéraire, qui lui sera souvent reproché, malgré son obsession du théâtre et sa manie de substituer son " idée " à celle du peintre, reste le premier chef-d'œuvre du genre, et, si ses promenades dans les paysages de Vernet relèvent encore de l'ekphrasis, la plupart de ses descriptions sont déjà des analyses.

   Destinés à la Correspondance littéraire de Grimm, les neuf Salons de Diderot ne furent publiés qu'à partir de la fin du siècle, mais leur audience posthume sera considérable : Goethe, Stendhal, Gautier, Balzac, Delacroix, Baudelaire, Zola, Huysmans, les Goncourt, Breton et bien d'autres s'y référeront tout au long d'une ère où la résurgence, malgré Lessing, de l'ut pictura poesis favorise l'intérêt des écrivains pour la peinture, tandis que le succès des expositions ne fait que croître. Certes, les instruments critiques vont se perfectionner, les goûts évoluer. Mais il y a peu d'apports nouveaux dont on ne trouve, au moins à l'état virtuel, l'origine chez Diderot. C'est ainsi que l'on peut situer dans le prolongement de sa quête du " naïf " et du " sauvage " bien des modes qui vont marquer la critique du XIXe s. (préraphaélisme, orientalisme, hollandisme, hispanisme, japonisme). De même, le culte de la passion (Stendhal), de l'expression (Toepffer), de l'imagination (Baudelaire), du tempérament (Zola) ou de la suggestion (Mallarmé) dérive du délire inspiré de l'auteur du Neveu de Rameau, qui réclamait déjà une " école où l'on apprend à sentir " et qui fut le premier à viser explicitement l'homme derrière l'œuvre. Quant à l'enrichissement terminologique, ses deux voies les plus fécondes ont, elles aussi, été suivies par Diderot : emprunts au jargon des ateliers, favorisés par la fréquentation des rapins dans les cénacles de la bohème et qui donneront lieu à de véritables morceaux de bravoure (Gautier, Goncourt, Huysmans), ou recours aux correspondances et aux métaphores synesthésiques (Baudelaire, musicalisme symboliste).

   Baudelaire, qui définissait la critique comme " un tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible ", écrivait aussi : " Dans un artiste, le critique est toujours égal au poète. " N'est-ce pas là définir le génie de Diderot, chez qui la notion de " mensonge " préfigure l'" artifice " baudelairien et dont la critique est déjà conçue comme une création parallèle cherchant à restituer, par le travail du langage, la teneur affective du tableau ? Une lignée de critiques-poètes s'en souviendront, dont Mallarmé, Valéry, Rilke, Proust, Apollinaire et surtout Breton. Par ailleurs, la critique investit de nouveau le domaine de la fiction à la faveur de la multiplication des romans ou nouvelles ayant pour héros un artiste (Heinse, Balzac, Musset, Zola, Goncourt, Proust, H. James, O. Wilde, H. Hesse, C. F. Ramuz).

   Mais à côté de ces sommets se poursuit une critique plus modeste, celle d'écrivains mineurs, de chroniqueurs professionnels, d'amateurs éclairés ou de sympathisants, dont la qualité littéraire peut d'ailleurs réserver des surprises : critique de partis, avant-gardiste ou conservatrice, souvent éclectique, qui réclame tour à tour idéal, modernité, vérité, naïveté, sincérité, tempérament, impression, expression, émotion, pensée, décoration et dont l'orientation suit celle des divers mouvements artistiques au gré des " batailles " successives (Romantisme, Réalisme, Impressionnisme, Divisionnisme, Symbolisme). Parmi les plus intéressants, il faut citer Delécluze, Guizot, Toepffer, Planche, Thoré-Bürger, Champfleury, Castagnary, Sylvestre, C. Blanc, Burty, Duranty, Duret, Laforgue, Aurier, Fénéon, L.-P. Fargue notamment. Cependant, le succès des comptes rendus, qui croît avec la fréquentation des Salons, puis des expositions privées, et le développement de la presse n'empêchent pas la persistance d'autres formes de critique, comme l'essai ou le journal, que pratiquent avec bonheur des peintres-écrivains comme Delacroix, Fromentin, Redon, Signac ou Maurice Denis. Quant aux premiers historiens de l'art du XIXe s., ils peuvent être assimilés aux chroniqueurs dans la mesure où ils étudient des œuvres qui leur sont encore presque contemporaines (Mellerio, Geffroy ; Muther, Meier-Graefe en Allemagne).

   Hors de France, la diversité des conditions tend à s'accentuer. L'Italie, après un XVIIIe s. encore très brillant, en particulier à Venise (Algarotti), connaît une éclipse, qui est aussi celle de sa peinture. L'Angleterre, stimulée par l'œuvre théorique de Hogarth, Webb Reynolds, Barry, Paine Knight, Blake, Füssli ou Constable, voit se développer une critique de qualité, dont Hazlitt, Hamerton ou Wilde seront parmi les représentants majeurs. Ruskin, de par sa double influence sur le Naturalisme et le Symbolisme européens, mérite une mention spéciale, et les 5 volumes de ses Modern Painters, qui cherchent à concilier l'éloge de Turner et la défense des préraphaélites, sont un chef-d'œuvre d'intelligence critique. En Allemagne, après les floraisons néo-classique (Winckelmann, Mengs, Lessing, Goethe) et romantique (Wackenroder, Tieck, Gessner, Friedrich, Runge, Carus, F. Schlegel, Schelling, Hegel, Heine), la tendance spéculative s'affirme et, bientôt fécondée par l'expérience d'un Hans von Marées, culmine avec Fiedler, pionnier de la critique " visibiliste " et de l'esthétique moderne.