nu (suite)
Le Romantisme et l'Ingrisme
Vers 1820, quelques grandes orientations se dégagent, fonction d'un horizon culturel autre. Dans l'élaboration du Radeau de la Méduse de Géricault (1819, Louvre) convergent encore de multiples courants : études anatomiques vigoureuses, schémas d'origine michélangelesque par-delà Rubens, clair-obscur mettant en valeur des morphologies dynamiques. Delacroix traite peu après le nu féminin, surtout entre 1824 et 1827, en suivant la leçon de Venise, orchestrant autour des tonalités claires du nu un décor coloré, et le rythme des attitudes l'emporte sur la description (la Femme au perroquet, 1827, musée de Lyon). Au-delà du thème orientalisant de l'odalisque, l'association du nu féminin à la destruction assouvissante de la beauté, du désir à la mort, apparaît avec les Massacres de Scio (1824, Louvre) et culmine dans la Mort de Sardanapale (1827, id. ). Cette conscience douloureuse d'un conflit va être transmise, par-delà Baudelaire, si attentif à Delacroix, à certains aspects du Symbolisme et est parallèle au développement du féminisme. La Belle Rosine du Belge Wiertz (1847, Bruxelles, M. R. B. A.), plus moralisante, précocement symboliste, témoigne d'une même vision dépréciative. Au cours du XIXe s., l'évolution beaucoup plus sereine du nu ingresque offre la plus exemplaire continuité, depuis la Baigneuse du musée de Bayonne (1807) jusqu'au Bain turc (1863, Louvre). Dès la première, Ingres, préoccupé de la " volupté des formes plus que de celle des chairs " (C. Blanc), définit un style où interviennent d'audacieuses et efficaces licences anatomiques et perspectives, dont les plus éloquentes sont illustrées par Jupiter et Thétis (1811, musée d'Aix-en-Provence) et la Grande Odalisque (1814, Louvre). Cette construction intellectuelle cède le pas parfois, chez cet amoureux de la femme, à une étude d'un poids charnel plus directement émouvant, et c'est Angélique (1819, Louvre), dont le port de poitrine est un des plus beaux du siècle, le Bain turc réalisant une synthèse ultime entre les séductions des pures arabesques et l'évocation prégnante de la plus improbable conquête virile. La situation de Chassériau, sollicité par Delacroix et Ingres, reflète assez justement les choix d'une époque qui s'étend de 1830 environ à 1850, son sens personnel de la féminité, à la fois insidieux et serein, favorisant une telle conciliation (la Toilette d'Esther, 1841, Louvre ; Alice Ozy, 1850, musée d'Avignon). En France, les ingristes ont prolongé l'enseignement du maître, avec parfois de belles réussites dans leur quête de perfection formelle (H. Flandrin : Jeune Homme assis au bord de la mer, 1855, Louvre). En Allemagne, J. Schnorr von Carolsfeld, puis B. Genelli, portant plus d'attention au modèle vivant, relaient le Néo-Classicisme, quand Piccio, en Italie, devient l'émule de Delacroix en faisant fusionner les formes dans une chatoyante lumière colorée (Hermaphrodite et Salmacis, 1856).
En quête du Réalisme
Vers le milieu du siècle, une conception plus simple et familièrement réaliste du nu tarde à se manifester en France. Le petit tableau de Corot, Marietta (v. 1843, Paris, Petit Palais), d'un caractère tout intime et tendrement véridique, n'en est que plus précieux et prélude à de belles variations plus explicitement classiques (Bacchante au bord de la mer, 1865, Metropolitan Museum). C'est à l'étranger que les exemples sont plus précoces, notamment chez W. Etty, tenté, lui aussi, par les Vénitiens, Rubens et Michel-Ange, mais dont certaines études robustes sont d'un accent peu convenu malgré leur pose (Nu à la draperie, v. 1825, Londres, Tate Gal.), et chez le Danois Eckersberg : la subtile Toilette du matin (v. 1837, Copenhague, Hirschsprungske Samlung) associe le reflet du miroir à la révélation du nu, dont le dos est seul offert au spectateur.
En 1846, Baudelaire fait l'éloge de la modernité, mais la femme déclenche toujours pour lui un " mécanisme de fascination ", dont héritera encore le Surréalisme sur le plan physique et le plan moral, quand le poète évoque " les bouts charmants de cette gorge aiguë qui n'a jamais emprisonné de cœur ". Prolongeant le Romantisme par son goût des sorcières, de la femme incarnant le démon du mal, Rops ne laisse pas de restituer le type féminin de l'époque, ayant pour unique parure les bas noirs et les gants longs, le port coutumier du corset avantageant la poitrine et les hanches. La lorette plus fine de Gavarni, de Guys fait place à de plus imposantes créatures, que l'on retrouve jusqu'à la fin du siècle (Pornocratès, 1896, eau-forte et aquatinte).
La venue de Courbet et son apport à la vie artistique française et européenne durant vingt ans va, un moment, écarter du nu les implications culturelles ou celles des mythologies personnelles qui lui sont durablement associées. Mais l'outrance réaliste, un peu naïve des Baigneuses (1853, musée de Montpellier), dont le titre même est une provocation (" Il n'y a pas dans cette mare de quoi prendre un bain de pieds ", note Delacroix), s'apaise dès 1855 en faveur d'une plénitude immédiate (nu central de l'Atelier, Orsay ; les Dormeuses, 1866, Paris, Petit Palais) et va jusqu'à admettre après 1860 quelque idéalisation, sensible dans la grâce des attitudes (la Femme au perroquet, Metropolitan Museum) et dans le recours, plus conforme à la tradition, au thème de la baigneuse (la Vague, 1868, id. ).
De plus en plus affranchi de la protection morale que lui apportent le prestige des maîtres anciens et la culture antique, le nu va souvent être, à partir de Courbet, révélateur d'une évolution profonde de la peinture (l'Origine du monde, Orsay) et susciter d'emblée le scandale. Une dizaine d'années après les Baigneuses de Courbet, le Déjeuner sur l'herbe (musée d'Orsay) et l'Olympia (id.) cristallisent autour du nom de Manet le plus âpre réflexe de défense d'une société, en dépit des sources rassurantes des deux œuvres, l'indifférence calme au sujet, naguère encore noble, devenant proprement insupportable. Jusqu'au canon moderne lui-même, auquel était revenu Courbet et que semble dédaigner Manet, la vigueur un peu rustique des nus, mise en valeur par la franchise de l'exécution, échappant à la sanction sociale de la mode. Les études de nu plus tardives n'auront plus du reste, bien au contraire, cette absence totale de complicité, cette vertu de témoignage impartial, voire passif qui rapproche curieusement l'artiste de certains aspects du pop art des années 1960. Le nu réaliste et plus ou moins socialement situé (atelier, toilette) connaît une grande faveur jusqu'à la fin du siècle, surtout à l'étranger, où l'exemple de Courbet pénètre aisément chez Anders Zorn (la Toilette, 1894), Corinth (Nu couché, musée de Brême), de Braekeleer (Femme du peuple, v. 1888, Bruxelles, M. R. B. A.), même si la technique de l'Impressionnisme transforme l'exécution et la qualité tactile du rendu des chairs. Les nus de Renoir ont, en effet, souverainement décidé de cette évolution, depuis le Torse au soleil (1876, musée d'Orsay) aux Grandes Baigneuses (1917-18, id.), après l'ascèse ingriste, linéaire, des années 80. La chair, devenant toute lumière colorée, accomplit magnifiquement les virtualités du nu rubénien, le peintre s'accommodant fort bien, ainsi qu'il le dit à Vollard en 1895, " du premier cul crotté venu " du moment que " la peau ne repousse pas trop la lumière " ; seins, hanches et ventres sollicitent le goût à l'égal de fruits, et ce sensualisme rayonnant est unique. À la même époque, Degas accentue souvent, en revanche, la distance entre l'artiste et son modèle. " Degas baise mal et ça se sent dans sa peinture " (Van Gogh à Théo), mais il a scruté le corps féminin et plus exactement les modifications de ses formes essentielles suivant ses mouvements avec une objectivité supérieure et sans s'attacher au détail. La femme à sa toilette (" chatte qui se lèche "), la fille de maison close mènent à une conception désacralisante du nu, malgré l'intimité des scènes (Femme assise dans une baignoire et s'épongeant le cou, v. 1892, musée d'Orsay). Les investigations de Degas dans les maisons closes (suite de monotypes), à la suite de Guys et de Rops, donnent simplement à la fille le rôle d'une " ouvrière qui travaille nue " (Romi) sans guère de charge dans la description des corps fatigués. Les nus de Van Gogh, tous inspirés du même milieu, font, au contraire, ressortir cruellement et pathétiquement les tares physiques et morales des modèles (nus parisiens de 1886). C'est Toulouse-Lautrec, l'habitué du 24 de la rue des Moulins, qui mit sans doute, avant Pascin, le plus de nuances — et de sentiment — dans la restitution des nus de maisons closes, études de mœurs et documents humains (Femme tirant son bas, v. 1894, musée d'Orsay).