photographie et peinture (suite)
Hyperréalisme américain
Avec ce mouvement, la photographie dans ce qu'elle a de plus mécanique et de moins artistique devient le sujet même du tableau. La référence des artistes hyperréalistes est exclusivement photographique. À tel point qu'ils ont toujours refusé de reconnaître comme des leurs les réalistes de type académique, tels Pearlstein et Alfred Leslie. À la différence des artistes pop, ils ne sont pas concernés par la photo de presse, mais par l'instantané quotidien, le plus banal possible (donc pas de grain photomécanique, mais au contraire une surface lisse et brillante) ; il s'agit là d'un aspect encore très restrictif de la photographie, non sélective, non créatrice.
Dans leur volonté de parvenir à un style inexpressif, les hyperréalistes se concentrent sur les détails ; Malcolm Morley a même peint dans ce dessein ses premiers tableaux à l'envers. Deux détails en particulier les fascinent : pour Chuck Close, c'est l'accentuation impitoyable des particularités du visage : rides, pores de la peau, poils, que l'on observe dans les gros plans. Ces tableaux sont d'ailleurs conçus comme de gigantesques photos d'identité. La volonté de s'identifier à la vision " photographique " est poussée à un tel point chez Close, le plus puriste des hyperréalistes, que non seulement il restitue rigoureusement les parties floues situées hors du champ de mise au point, mais qu'il applique la couleur par " planches " successives, exactement comme dans les laboratoires de reproduction. L'autre thème de prédilection est l'étude des reflets tels qu'ils sont enregistrés par l'objectif sur les vitrines ou les surfaces nickelées des bars, des voitures ou des motocyclettes, qui forment le répertoire favori de Don Eddy, Ralph Goings, Richard Maclean, Tom Backwell, John Salt et Richard Estes.
Réalismes européens
Ils se développent depuis 1965 et prennent la forme d'un affrontement entre l'objectivité dite " photographique " et l'imaginaire. Les Français Raymond Hains, Jacques Monory et Gérard Schlosser, l'Allemand Gerhard Richter et le Suisse Franz Gertsch ont pratiqué à partir de 1963 environ le report photographique sur toile, persuadés que " la réalité ne peut plus aujourd'hui être saisie qu'avec un appareil photographique, car l'homme s'est habitué à considérer la réalité photographique comme le rendu maximal du réel " (Gertsch). Pourquoi alors peignent-ils ? " Parce que, en dévoilant les photographies avec mes mains, je les possède, tandis que si je les prenais toutes cuites, elles m'avaleraient " (Monory, " Entretiens avec Becker "). Leurs sujets, pris dans un univers quotidien, essentiellement urbain, relèvent encore de la photographie publicitaire : goût du détail en gros plan, fascination pour l'apparence. La plupart ont d'ailleurs commencé par travailler dans des agences de publicité. Mais c'est l'objectivité qui les intéresse et non les particularités et les limites propres à la vision photographique, d'où l'emploi de la technique la plus neutre possible. Le modèle pour Franz Gertsch, chez qui la référence à la photographie est la plus évidente (gros plans légèrement déformés des figures dans Franz et Luciano), est la diapositive, plus proche dans sa transparence de la " réalité intacte " que les tirages sur papier. Ses tableaux, malgré leurs très grandes dimensions, composent une sorte d'album de famille, une collection d'instants vécus. Si Monory, lui, peint toujours à partir de ses propres photos plutôt que sur le motif, c'est au contraire par désintérêt du " frémissement de la vie ". Il règne en effet dans ses tableaux un silence et une immobilité angoissants (Hôtel du palais d'Orsay) qui les ont fait souvent comparer à certains films contemporains composés de plans fixes : la Jetée (1963), de Chris Marker, et la Passagère (1964), de Munk. Le malaise ne naît pas des sujets, beaucoup plus universels que chez Gertsch (l'artiste affirme lui-même l'importance qu'il donne au choix du sujet en photographiant personnellement le motif à peindre), ni de la facture encore plus neutre et plus anonyme, mais de cette monochromie — en général bleue — imposée à la plupart de ses tableaux et qui désamorce leur charge de réalité. C'est un procédé couramment employé au cinéma (on utilise alors la sépia de préférence, ou le noir dans un film en couleurs) pour suggérer le rêve ou toute évasion de la conscience hors de la réalité présente. Monory s'exprime d'ailleurs en homme de caméra : " Je veux représenter le rêve par le déplacement imperceptible de la vision [...] ; pour cela, je peins un événement banal en décalant le cadrage normal de son image. " Chez Gérard Schlosser, le recours à un procédé purement photographique —le découpage arbitraire des figures, dont seul apparaît si proche et pourtant insaisissable un détail, vu en très gros plan (Tu as envoyé les papiers à la sécurité sociale ?, 1971, Elle fait quoi, la dame ?1978) —, a pour but encore une fois d'illustrer de façon éloquente le mirage de la vision objective (dès que l'artiste tente de la restituer). Les 50 portraits de personnalités littéraires et artistiques exposés par Gerhard Richter à la Biennale de Venise en 1971-72 semblent également s'insérer dans cette réflexion sur l'attitude du peintre contemporain à l'égard de la réalité que l'omniprésence de l'image photographique semble avoir suscitée. Comme pour souligner que le peintre ne peut s'emparer de la vision parfaitement objective (c'est-à-dire mécanique, donc photographique) sans lui faire perdre aussitôt sa crédibilité ; il fait en sorte, tout en respectant la ressemblance par rapport à la version photographique —toujours célèbre et toujours reconnaissable— , de la vider de son contenu expressif.
Chez tous ces peintres, la référence au modèle photographique est toujours perceptible, même si la technique picturale, neutre dans l'ensemble, prend parfois quelques libertés (toujours dans le sens d'une simplification). Elle ne l'est plus autant chez Gilles Aillaud, qui n'utilise pas d'ailleurs le report photographique. Et pourtant, dans ses sujets animaliers, qui présentent toujours une note très personnelle, on sent dans la mise en page l'habitude du maniement de la caméra.
Persistance de l'illusionnisme pictural
Par une démarche tout à fait inverse, des peintres comme Titus-Carmel, Veličkovic et Gäfgen remplacent cette alliance d'une technique neutre avec la frénésie de la réflexion théorique par un nouveau rapport où domine cette fois la virtuosité du pinceau. Ce réalisme —on le voit bien dans les dessins de Gäfgen : des manteaux à doublure de soie ou des blousons de cuir échoués sur un divan, rendus avec un illusionnisme exacerbé— a repris ses distances par rapport au souci d'objectivité.
L'apparition de la photographie n'avait d'ailleurs pas tué en peinture la veine du réalisme illusionniste proprement pictural. On pouvait déjà le voir en Amérique à la fin du siècle dernier, bien après l'introduction et le succès du daguerréotype, avec la résurgence d'une école du trompe-l'œil à Philadelphie, dont William Harnett, John Petto, John Aberle, Richard La Barre Goodwin, Alexander Pope furent les principaux représentants. Et, plus récemment, la peinture des illusionnistes français, Claude Yvel, Pierre Ducordeau, Henri Cadiou, Jean Malice, qui refusent de se servir de la photographie, le prouve encore.
Bacon et la photographie
Bacon trouve son inspiration essentiellement dans les photographies (photos de Muybridge, photos tirées de la presse : boxeurs, athlètes, animaux, ou encore photos extraites de films), qu'il réintroduit dans sa peinture à la fois reconnaissables et transformées. Head IV, par exemple, se réfère à cette femme du Cuirassé Potemkine qui a reçu une balle dans l'œil. Curieusement, la photographie, de son propre aveu (dans ses entretiens avec David Sylvester), est plus suggestive pour Bacon que la peinture ou la réalité. Il peint ses portraits de modèles vivants d'après des photographies de préférence, et cherche même son inspiration dans des reproductions de ses propres tableaux.