Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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caravagisme

La révolution accomplie par Caravage sur le plan formel et iconographique était le résultat d'un changement radical des rapports entre le peintre et le monde ; la force de pénétration du Caravagisme était d'autant plus efficace qu'il pouvait répondre aux exigences de renouvellement d'un certain nombre de milieux culturels et sociaux, et surtout atteindre les sensibilités individuelles les plus originales sans s'imposer sous la forme d'un langage codifié. L'une des conséquences de la leçon caravagesque fut pourtant l'établissement d'un répertoire de formules (naturalisme de la représentation, figures grandeur nature, lumière incidente, valeur expressive du clair-obscur) et de thèmes iconographiques (scènes de taverne, joueurs de luth, diseuses de bonne aventure), adopté et divulgué par nombre de peintres italiens et étrangers, auxquels revient le titre de " caravagesques ", bien que le maître lombard n'ait jamais eu la volonté de fonder une école. C'est entre les pôles d'une adhésion libre à une attitude mentale, d'une part, et de l'adoption fidèle (poussée souvent jusqu'à la copie) d'une manière picturale, d'autre part, que se situe l'impact de Caravage sur la peinture européenne. D'une façon générale, et abstraction faite des conflits personnels de certains, la lignée de souche caravagesque représente, au cours du XVIIe s., le courant d'opposition à la rhétorique classique des académies et à la brillante verve illusionniste et décorative du Baroque.

Italie

Le Caravagisme romain et son rayonnement en Italie. Les sources anciennes nous renseignent sur la naissance rapide, dans le milieu artistique romain, d'un " parti " caravagesque, qui se décèle dans l'effort commun vers un langage plus direct, une prise de possession plus concrète des sujets représentés, qui unit, v. 1605-1606, le Toscan O. Gentileschi, le Vénitien C. Saraceni et l'Allemand A. Elsheimer. À ce même climat participèrent d'ailleurs des peintres destinés à de bien différentes évolutions, tels Rubens, Guido Reni. Par ailleurs, la leçon caravagesque connut une divulgation précoce grâce à l'exportation de quelques œuvres de Caravage et grâce au départ de Rome d'artistes comme O. Borgianni et L. Finson, pressés de faire connaître, l'un en Espagne, l'autre en France, le nouveau message poétique.

   Ce n'est que vers la fin de la première décennie qu'un foyer caravagesque commence à se former autour des plus anciens adeptes du peintre lombard, foyer cosmopolite composé de maîtres romains convertis au nouveau style, comme A. Grammatica et B. Cavarozzi, et d'artistes venus des autres régions d'Italie ou de l'étranger. Entre 1610 et 1620, le Caravagisme, au sens propre, prend ainsi figure dans la ville ; mais le mouvement s'appuie sur les principes élaborés par ses fondateurs, à côté desquels acquièrent rapidement une place de premier plan de fortes personnalités septentrionales (en particulier G. Van Honthorst), sans lesquelles il serait difficile d'expliquer la complexité du Caravagisme italien dès ses premières manifestations, ainsi que son fractionnement précoce en de nombreuses tendances, parfois divergentes. Le " vérisme " romantique d'Elsheimer devait faire longue école ; par ailleurs, le Néerlandais H. Ter Brugghen, lors de son retour à Utrecht, montrera qu'il a participé avec conviction à la traduction progressive du luminisme caravagesque, entreprise par O. Gentileschi, en une gradation lumineuse froide et transparente, caressant et exaltant la beauté des chairs et des étoffes, dans un souci de représenter de manière tangible les aspects séduisants du réel. Le penchant de Saraceni pour les Français est notoire : entouré de son anonyme " Pensionante " et de Leclerc, il enrichit la sobre palette de Caravage de la chaude couleur vénitienne et en attendrit l'austère poésie par des accents intimistes et l'insertion de paysages lyriques empruntés à Elsheimer. C'est vraisemblablement autour de lui, et avec des échanges réciproques, que travaillaient le groupe des " tenebrosi " français (le romantique Valentin, S. Vouet) au début de son séjour romain, Cecco del Caravaggio (l'un des rares, avec Mao Salini, à avoir compris la nature morte caravagesque), Vignon, T. Bigot et l'extraordinaire Maître du Jugement de Salomon. Saraceni, suivi par Leclerc, terminera sa vie à Venise avec un retour sentimental au passé. Mais c'est moins à lui qu'au Romain D. Fetti, coloriste sensuel et passionné influencé par Borgianni, que le naturalisme caravagesque doit d'avoir pénétré dans la lagune, soutenu par l'exemple véronais de M. A. Bassetti et de A. Turchi, de retour de Rome, pour réapparaître enfin au siècle suivant dans l'œuvre de paysagistes comme Bellotto et Canaletto. O. Borgianni, revenant d'Espagne influencé par Greco, était une personnalité fougueuse et réceptive : il répondit aux sollicitations naturalistes avec spontanéité sans oublier ses précédentes expériences. Son exemple fut déterminant pour nombre de petits maîtres formés dans la tradition maniériste comme le Génois D. Fiasella, qui introduisit dans sa ville, en 1618, un Caravagisme qui marqua des peintres aussi personnels que Strozzi et Assereto ; ces derniers gardèrent un certain goût pour le détail réaliste jusque dans leur phase baroque. L'exemple de Borgianni marque aussi G. Vermiglio et N. Musso, modestes mais sincères dans leur adhésion aux aspects les plus humains, voire émotifs, du mouvement.

   Au cours de la même période, Manfredi, moins original, certes, mais doué d'un talent souple et quelque peu facile, divulguait à Rome avec succès les principes naturalistes, en les transposant sur un registre plus savant, allégorique et symbolique, ou en développant la " scène de genre " sur un ton de divertissement mondain moins déplaisant aux théoriciens du " Bello ideale " et particulièrement apprécié des collectionneurs. Dépouillée du sens profond du drame propre à la poésie caravagesque, mais fidèle à ses règles (notamment à la valeur expressive du clair-obscur, violent et corrosif), la " manfrediana methodus " était faite pour attirer ceux parmi les étrangers (tels N. Régnier, R. Tournier et D. Van Baburen) qui cherchaient à renouveler leur style sans approfondir la leçon même de Caravage. Ainsi en retrouverons-nous les traces en France et en Hollande. Manfredi fut d'ailleurs le seul à faire face, en tant que chef d'école, au mépris des académies, au Baroque naissant.

   Après 1620, les caravagesques les plus authentiques abandonnent Rome ; les rares peintres qui y demeurent travaillent en isolés : Valentin, G. A. Galli, dit il Spadarino, et même Serodine d'Ascona, dont le stupéfiant modernisme anticipe certaines solutions des siècles à venir. D'autres, comme Vouet, se soumettent à des compromis qui les éloignent définitivement du Caravagisme. Stomer et Preti, après avoir étudié à Rome les œuvres de Caravage et de ses émules, quittent la ville pour approfondir à Naples, ou en Sicile, leurs expériences luministes et naturalistes.

   Le Caravagisme romain prend fin avec le cercle des bamboccianti, formé autour du Néerlandais P. Van Laer (dit il Bamboccio), qui développe dans un sens anecdotique l'intérêt, toujours rigoureusement essentiel chez le maître, pour la vie populaire, dans des tableaux de genre pittoresques et savoureux (bambochades) : cet aspect apparemment mineur du Caravagisme eut un rôle important dans l'évolution de la peinture hollandaise d'intérieur, par l'intermédiaire de peintres comme le Romain Cerquozzi et surtout le Flamand Sweerts, personnalité d'ailleurs très libre et travaillant en marge des bamboccianti.

   Le retour dans leurs villes d'origine des artistes qui avaient travaillé dans l'ambiance caravagesque romaine ne provoqua, dans les autres régions d'Italie, que des réactions épisodiques. Le cas de la Toscane est exemplaire : malgré l'arrivée précoce à Florence du Cupidon de Malte et la présence d'A. Gentileschi, fille et élève d'Orazio, à la cour médicéenne, où elle donna, entre 1610 et 1620, le meilleur de sa production, et en dépit du vif intérêt des Médicis pour des artistes comme Caracciolo (à Florence en 1617), Honthorst et Manfredi, dont Côme II acheta plusieurs tableaux en 1620, ce n'est qu'en province, au retour d'O. Riminaldi (en 1626) à Pise et de P. Paolini à Lucques que la leçon semble susciter quelque intérêt, subordonné cependant à un attachement indéfectible au Maniérisme, qui paraît par exemple dans l'œuvre des Siennois F. Rustici et R. Manetti. Encore plus fermée, la Lombardie voit à Bergame Baschenis créer ses prodigieuses natures mortes, et l'Emilie connaît le cas singulier de B. Manzoni, dont le naturalisme rustique est limité, mais non dépourvu de charme.

   Nous ne mentionnerons que rapidement le problème du rapport entre le Caravagisme et des peintres piémontais et lombards, comme Morazzone, Tanzio da Varallo, Cerano et Francesco del Cairo, que l'on range d'habitude parmi les continuateurs de la tradition maniériste mais dont certains aspects, bien que fondamentalement intellectuels, dénoncent une vérité de vision à laquelle on ne peut pas nier une racine caravagesque. Rappelons enfin la modeste floraison sicilienne, qui trouve sans doute en Pietro Novelli (Pentecôte et l'Annonciation, Palerme, G.N.), son meilleur représentant, lequel se rattache à la production napolitaine de Caravage (dont le séjour dans l'île semble être resté lettre morte pour les artistes locaux) et fut, par ailleurs, fortement influencé par le style noble de Van Dyck.