Dictionnaire de la Peinture 2003Éd. 2003
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théâtre et peinture (suite)

Portraits d'acteurs

La position sociale de l'acteur n'a fait que s'élever au cours des siècles. D'ailleurs, les acteurs ne dérogent point et, au XVIIe s., on rencontre en effet de petits gentilshommes dans plusieurs troupes. On voit le premier président de Harlay se lier d'amitié avec Arlequin, et bien des salons bourgeois ou aristocratiques sont ouverts aux acteurs célèbres. Si, sous Louis XIV, les acteurs sont « reçus », sous Louis XVI ils reçoivent à leur tour. Les actrices, les chanteuses, souvent entretenues par de riches financiers ou de grands seigneurs, se font construire de ravissantes demeures. La société s'ouvre aux acteurs, même s'ils n'ont point droit d'être inhumés en Terre sainte.

   Toute célébrité trouve ses peintres. Innombrables sont les portraits des gens du spectacle, mais les seuls qui nous intéressent ici sont ceux qui les montrent dans leurs principaux rôles, et le pittoresque des costumes ajoute à l'agrément de ces toiles, précieuses aussi parce qu'elles nous font connaître le style scénique de chaque époque, de chaque acteur ou actrice. Netscher nous montre Poisson en Crispin, Nicolas Mignard peint Molière dans le rôle de César de la Mort de Pompée « plus chargé de lauriers qu'un jambon de Mayence », selon Boileau. Mlle Duclos dans le rôle d'Ariane (Corneille) tend les bras au ciel par la grâce de Largillière. François de Troy peint Baron, mais aussi la délicieuse Sylvia qui joue Marivaux à la Comédie-Italienne et Constantini en Mezzetin. Adrienne Lecouvreur dans le rôle de Cornélie (la Mort de Pompée) inspire les pinceaux de C. A. Coypel. Watteau est le familier des comédiens-italiens. Il peint les portraits de la Desmares, de La Thorillière et de Poisson dans leurs rôles. Mais le portrait le plus important par la taille est celui de Le Kain et de la Clairon, représentés en pied dans une scène de la Médée de Longepierre (à Potsdam). Lenoir peint Le Kain en Orosmane, dans Zaïre, dans l'Orphelin de la Chine, Préville en Mascarille. Mlle Lange est vue en Ariane par Colson. Trinquesse est l'auteur de grands portraits en pied connus par la gravure de Mlle Saint-Huberty, qui est peinte une fois encore en Didon par Mme Vallayer-Coster, et même par Reynolds.

   Les Anglais ont toujours adoré et même épousé les actrices. Ellen Swyme est peinte par Lery. Mrs Siddons a été sans doute la plus souvent représentée, par Gainsborough, par Reynolds, par Romney en Médée ou en lady Macbeth lors de ses grands succès à Drury Lane, par Lawrence enfin.

   Au XIXe s., le nombre de ces portraits semble encore se multiplier. Le plus célèbre soprano d'Italie, la Vénitienne Angelina Catalini, sert de modèle à Appiani ; La Pasta, dans le rôle de Norma (Bellini), à Gérard, à qui l'on doit aussi les portraits de Mlle Mars et de Mlle Georges, monstres sacrés. On doit à Lehmann, artiste oublié, le plus romantique des portraits, celui de la Malibran dans le rôle de Desdémone, appuyée au balcon d'un palais de Venise et tenant une lyre (à Paris, musée Carnavalet). Caroline Hetzenecker est peinte à Munich par Schwind.

   Il est même advenu que Chassériau prit pour modèle, dans un rôle plus intime, le beau corps d'Alice Ozy. Delacroix peindra même un portrait rétrospectif de Talma en Néron ; Lagrenée fils l'a vu en Hamlet, dont le personnage a toujours hanté les peintres : Manet nous montre ainsi Rouvière, dans une de ses plus mauvaises toiles ; en 1888, Mounet-Sully pose pour Jean-Paul Laurens dans le même rôle. Les Coquelin aîné et cadet ont eu de nombreux panégyristes, Friant ou Dagnan-Bouveret. Un maître encore considéré comme secondaire, Georges Clairin, a pourtant peint en 1893 le plus extraordinaire et immense portrait de Sarah Bernhardt en Cléopâtre. Ces énumérations fastidieuses montrent du moins la place que le théâtre, principale distraction jusqu'à la Première Guerre mondiale, a tenu non seulement dans les capitales, mais aussi dans mainte ville de province en France ou à l'étranger et le grand nombre d'œuvres d'art qu'il a suscité.

Théâtre et peinture au XXe siècle

Les rapports entre le théâtre, chorégraphique ou dramatique, et les arts plastiques sont, par nature, riches et complexes ; le théâtre est en effet le lieu de matérialisation de la synthèse des arts (littérature, musique, peinture et danse se conjuguent pour créer l'œuvre théâtrale) ; de plus, le décor, en tant qu'organisation plastique du volume de la scène, participe à l'architecture et à la sculpture, et, en tant que figuration graphique et colorée d'un univers, est lié à la peinture.

   Les influences entre la plastique scénique et la peinture sont donc mutuelles et réciproques : d'une part, la création théâtrale est la possibilité pour le peintre de quitter la surface plane et limitée du tableau, de conquérir un espace à animer dans toutes ses dimensions ; c'est souvent l'occasion pour lui de pousser plus à fond ses recherches picturales ou d'en vérifier la validité (expériences limites de Malevitch pour Victoire sur le soleil [1913] ou de Picasso pour Parade [1917]). Ce peut être également l'ouverture sur un nouveau champ de création artistique lorsque le peintre devient lui-même initiateur de l'expérimentation ; c'est le théâtre de peintres : Kandinsky (Sonorité jaune), Mondrian (L'éphémère est éternel, 1926), Schlemmer (le Ballet triadique) et, plus récemment, Tadeusz Kantor avec le théâtre « Cricot 2 ». D'un autre côté, le peintre apporte sur la scène sa vision, sa sensibilité, son univers plastique et pictural ; il contribue par les moyens qui lui sont propres à traduire ou à donner sa vision du drame. Il a une grande influence sur l'évolution de la scénographie, qui reflète les divers styles picturaux de l'époque. Avec lui, le décor ne se contente plus d'assister au ballet, à la pièce, mais il les joue, et participe au même titre que la musique ou la chorégraphie.

   Tout au long du XXe s., divers modes de collaboration de la peinture au théâtre vont se succéder, qui sont fonction de l'esthétique des grands mouvements artistiques, des apports individuels de créateurs ou de la conception même du théâtre. Il est vrai, par exemple, que le concept de théâtre pauvre, du « tréteau nu » de Jacques Copeau à Grotowski, c'est-à-dire le retour à la pure « théâtralité », laisse peu de place au décor, alors que les conceptions de théâtre total (synthèse absolue entre le son, la couleur, le mot ou le geste) sont redevables en grande partie à des plasticiens, de même que les expérimentations de théâtre abstrait d'où l'homme-acteur est absent au profit de l'espace scénique. Plus récemment, l'abolition entreprise entre les différentes catégories artistiques et l'élargissement du champ d'activité de la peinture ont abouti à une nouvelle formulation des rapports peinture-théâtre, qui se réalise dans le happening.

   La première véritable contribution des peintres au théâtre, qui fut déterminante pour l'évolution de la peinture et du théâtre, fut entreprise par les Ballets russes, puis par les Ballets suédois. Ces projets diffèrent par leur style et ne relèvent pas tous de la même esthétique théâtrale ; le décor n'est parfois qu'un fond, tableau agrandi qui, par ses harmonies de formes et de couleurs, s'accorde avec l'atmosphère générale du ballet, mais il peut aussi ne pas avoir de rapport direct ou logique avec le thème : il est autonome et s'exprime parallèlement aux autres éléments de la mise en scène.

   Il faut distinguer les travaux personnels de certaines individualités créatrices des recherches esthétiques générales d'un mouvement, car les grands mouvements du début du siècle (expressionnisme, futurisme, Dada, constructivisme, Bauhaus) ont ceci de particulier qu'ils touchèrent à toutes les formes d'art, contribuant au renouveau du théâtre.

   En Allemagne, après la guerre, l'expressionnisme gagne la scène, et l'on y retrouve les caractéristiques du style et de l'attitude expressionniste : déformations excessives, perspective fuyante, éclairage dramatique... Cependant, peu des grands peintres du mouvement, si l'on excepte O. Kokoschka, à la fois peintre et écrivain (Espoir, assassin des femmes, 1908), participèrent au théâtre, et la plupart des décors des pièces expressionnistes sont confiés à des décorateurs de théâtre, d'ailleurs fortement influencés par les peintres.

   Les conceptions en matière de théâtre des futuristes italiens E. Prampolini, F. Depero et G. Balla s'inscrivent dans le cadre des recherches d'un art du mouvement. En 1915, Prampolini rédige le Manifeste de la scénographie futuriste, dans lequel il refuse tout réalisme et réclame une synthèse absolue dans l'expression matérielle de la scène : « Les couleurs et la scène devront susciter chez le spectateur des valeurs émotives que ne peuvent donner ni la parole du poète ni le geste de l'acteur. » Dans l'ensemble, les réalisations de ces futuristes (E. Prampolini : le Tambour de feu, de F. T. Marinetti [1923], Projet de théâtre magnétique [1925] ; F. Depero : Ballets plastiques [1918] ; G. Balla : Feu d'artifice [1971]) se caractérisent par le dynamisme vital des éléments du décor : des effets lumineux modifient l'apparence de la plastique scénique ; l'acteur est absent au profit de la scène, qui devient alors l'élément actif du spectacle.

   Ce problème de la suppression de l'élément humain, acteur ou danseur, qui est un des apports majeurs de l'esthétique théâtrale du début du siècle, fut résolu par les peintres de diverses façons : soit par la déformation du costume, sous lequel la figure humaine n'est plus reconnaissable l'homme devient une forme abstraite (O. Schlemmer) ou un assemblage d'éléments cubistes, géométriques (Picasso pour Parade), soit par la création de véritables marionnettes (S. Taeuber-Arp, A. Exter), de masques (P. Klee), soit encore par la suppression totale de l'homme au profit du décor. Cette mécanisation de l'homme apparaît dans les spectacles dada Hugo Ball pour la soirée du Sturm, Sonia Delaunay pour Cœur à gaz, de T. Tzara (1923), F. Picabia pour Relâche (1924) et trouve sa systématisation dans les divers projets de ballet mécanique.

   Le rejet de l'individualisme et de l'outrance expressionniste se manifeste dans l'Allemagne des années vingt par le constructivisme et par le théâtre politique d'Erwin Piscator. Parallèlement aux recherches rigoureuses d'un Baumeister (la Conversion, 1920), on trouve les expériences constructivistes de Laszlo Moholy-Nagy (les Contes d'Hoffmann et le Marchand de Berlin, 1929), un univers au fantastique moderne où le mécanisme fonctionnel n'exclut pas l'émotion.

   Le metteur en scène Piscator, dont le projet est de mettre en scène une totalité, c'est-à-dire l'histoire, est amené par ses objectifs militants à restructurer l'espace scénique ; il remplace le héros par la masse, introduit des projections sur écran, se sert des techniques du collage et du photomontage en juxtaposant divers lieux scéniques autonomes. Il fait appel aux artistes Georg Grosz (les Aventures du brave soldat Schwejk, 1920 ; le Bateau ivre, 1926) et John Heartfield (l'Heure de la Russie, 1920) pour illustrer son propos. Afin de mettre en œuvre de façon globale le projet de Piscator, Walter Gropius conçoit pour lui le « théâtre total » (1927).

   Au Bauhaus, la section théâtrale est animée par O. Schlemmer, dont le Ballet triadique (1922) est une véritable apothéose de la trinité forme-espace-couleur, danse-musique-costume... En 1928, à Dessau, W. Kandinsky crée les Tableaux d'une exposition, 16 tableaux dans lesquels les formes mobiles abstraites jouent avec la lumière.

   Le théâtre, étant le lieu privilégié dans lequel se cristallisent une époque et ses contradictions, tient un rôle de premier plan dans la vie culturelle aux périodes de bouleversements politiques et sociaux (guerre, révolution). Ainsi, le théâtre russe des années vingt, tant par la personnalité de ses créateurs (A. Taïrov, E. Vakhtangov, V. Meyerhold) que par les apports des artistes constructivistes à la scène (V. Tatlin : Zanguézi, 1923 ; K. Malevitch : Mystère-Bouffe, 1918 ; A. Exter : Salomé, 1917 ; A. Vesnine : Phèdre, 1922, Un nommé Jeudi, 1923 ; V. Stepanova : la Mort de Tarelkine, 1922 ; L. Popova : le Cocu magnifique, 1922 ; etc.), prend place parmi les sommets de la création théâtrale. Les artistes constructivistes rejettent toute tendance à la figuration, à l'ornementation décorative ; ils prônent un art utilitaire et créent de nouveaux dispositifs scéniques, constructions mobiles transformables avec lesquelles les acteurs jouent. El Lissitsky va même jusqu'à repenser l'ensemble de l'espace théâtral dans sa maquette pour Je veux un enfant (1926-1930). Signalons également l'originalité en Russie du théâtre juif Kamerny, pour lequel Marc Chagall conçut une décoration, considérée aujourd'hui comme l'un de ses chefs-d'œuvre (Moscou, gal. Tretiakov). La participation des surréalistes au théâtre est plus le fruit de collaborations occasionnelles : André Masson, qui travailla avec Jean-Louis Barrault, Salvador Dalí (Tristan fou, 1944), Joan Miró (Jeux d'enfants, 1932), Max Ernst (Turangalila, 1968), qui tous transposent leur univers poétique, fantasmagorique et pictural sur la scène. Quelques sculpteurs ont également apporté leurs modifications à l'espace scénique : Naum Gabo et A. Pevsner (la Chatte, 1927), puis Henry Moore (Don Juan, 1967), Alexandre Calder (Work in progress, 1968 ; Nuclea, 1952, pièce pour laquelle il crée un dispositif constructiviste dominé par d'inquiétants mobiles), Barbara Hepworth, F. Wotruba, É. Hajdu...

   Dans les années soixante, le pop'art et le nouveau réalisme, d'une part, l'op'art et l'art cinétique, d'autre part, trouvent leur expression dans des réalisations le plus souvent chorégraphiques. Pour les premiers, il s'agit plus de contribuer par leur décor à l'expression du thème : Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Martial Raysse (l'Éloge de la folie, 1966), les créations d'Andy Warhol, Jasper Johns, John Cage pour les ballets de Merce Cunningham (Walkaround-Time, 1968)..., alors que, pour les seconds, il s'agit essentiellement de recherches visuelles : jeux de lumière, projections, sculptures en mouvement qui modifient la vision du ballet (Vasarely ; J. R. Soto ; N. Schöffer : Cisp I, 1960), formant un spectacle total dans lequel la danse et la musique s'allient à la cybernétique et au luminodynamisme. En fait, depuis les Ballets russes qui firent appel aux plus grands, la création de décors et de costumes, surtout pour le ballet et l'opéra, n'a cessé d'inspirer les peintres de toutes tendances, de Balthus (Cosi fan tutte, pour le Festival d'Aix-en-Provence) à Soulages, certains (Bérard, aujourd'hui D. Hockney et Gilland) y trouvant une forme d'expression privilégiée. Parallèlement aux décors éphémères, de nombreux artistes sont sollicités pour intervenir dans les théâtres (à Paris, par exemple, Chagall au Palais Garnier et Masson à l'Odéon pour le décor des plafonds) et des rideaux de scène ont été réalisés (Olivier Debré pour la Comédie-Française, Twombly pour l'Opéra-Bastille, Garouste pour le théâtre du Châtelet).