LUBITSCH (Ernst) (suite)
Ces comédies sophistiquées tiennent, pour l'intrigue, du théâtre de boulevard, elles sont d'ailleurs adaptées de Sardou et Najac (Embrassez-moi) ; de Meilhac et Halévy (les Surprises de la TSF), ou encore d'auteurs hongrois pour lesquels Lubitsch avait une prédilection (Lothar Schmidt : Comédiennes ; Laszlo Aladar : Haute Pègre ; Melchior Lengyel : Ange...). Le scénario en est le plus souvent dû à Samson Raphaelson, auteur à succès de Broadway. Le milieu est aristocratique ou de la haute bourgeoisie ; les femmes y déploient tous leurs charmes, naturels et artificiels, pour séduire leurs proies masculines plus ou moins consentantes. Il y a adéquation parfaite entre les manœuvres des protagonistes (qui doivent toujours garder une apparence policée quelle que soit la crudité de leurs mobiles) et celles du metteur en scène lui-même, « amuseur » cynique mais jamais grossier, qui d'ailleurs travaille dans un système où l'autocensure est la règle, et qui en explore périlleusement les limites extrêmes. Autrement dit, les codes sociaux – d'apparence parfaitement respectable et elle-même sophistiquée – qu'utilisent les personnages sont simultanément, pour Lubitsch lui-même, un code stylistique : une surface lisse et chatoyante, que composent tous les signes sociaux de la haute civilisation (habits de soirée et robes longues, voix suaves, accessoires de porcelaine et de cristal, etc.), laisse entrevoir une lutte sans merci dont l'enjeu est la conquête ou la conservation du pouvoir précisément conçu comme luxe, jouissance voluptueuse. Dans l'orientation de Lubitsch vers la comédie sophistiquée, H. Weinberg voit l'influence déterminante de Chaplin et de l'Opinion publique (1923). Influence réelle, qui se traduit en particulier par l'utilisation d'Adolphe Menjou dans Comédiennes, puis dans Paradis défendu, mais qui ne saurait faire oublier que Lubitsch s'était illustré dans la satire et la comédie de mœurs dès ses débuts berlinois, et notamment la Princesse aux huîtres. Ce qui est plus intéressant, c'est que Lubitsch ait réussi là où Chaplin avait échoué : aux yeux du public américain (succès confirmé par le phénomène du « remake »). C'est sans doute qu'au lieu de poser au moraliste, au donneur de leçons, il semble se contenter d'être un « amuseur », un Européen frivole montrant les choses frivoles que font les Européens – et surtout les jolies Européennes –, spectacle qui ne manque jamais de divertir la puritaine Amérique, même si celle-ci omet de s'interroger sur le fait que les jolies Européennes sont généralement interprétées par des actrices américaines.
Au début du parlant, Lubitsch réalise des opérettes musicales qui ne démentent nullement (bien au contraire) cette apparence frivole et cette présentation assez kitsch d'une Europe hédoniste : Parade d'amour (1929) avec Maurice Chevalier et Jeanette MacDonald, que l'on retrouvera ensemble dans Une heure près de toi (1932) et dans la Veuve joyeuse (1934) ; Monte-Carlo (1930) avec Jeanette MacDonald et Jack Buchanan ; le Lieutenant souriant (1931) avec Chevalier, Claudette Colbert et Miriam Hopkins. En revanche, le public ne suit pas Lubitsch lorsqu'il donne, sur un sujet sérieux (le pacifisme), le mélodrame l'Homme que j'ai tué (1932), qui cependant appartient bien au corpus de son auteur, tant par la délicatesse de son style que par ses touches humoristiques et ses allusions sexuelles à peine plus voilées que dans les comédies.
Pendant la période 1932-1942, Lubitsch atteint la plénitude de son talent en même temps que celle de ses moyens (il est même brièvement, en 1935-36, directeur de la production à la Paramount). Il donne avec Haute Pègre (1932) le chef-d'œuvre de la comédie sophistiquée, ironique et néanmoins sentimentale, qui bénéficie d'interprètes inégalés, Miriam Hopkins, Kay Francis, Herbert Marshall. Ce film est suivi de nombreuses autres comédies, dont certaines évoquent des sujets existentiels qui ne sont pas dépourvus de gravité : Sérénade à trois (1933) d'après Noel Coward ; Ange (1937). La satire politique prend tour à tour pour cible la Russie soviétique dans Ninotchka (1939) et, de manière beaucoup plus convaincante, l'Allemagne nazie dans Jeux dangereux (1942). Si auparavant on n'avait guère apprécié que Lubitsch parlât sérieusement, on ne toléra pas davantage qu'il plaisantât sur le thème tabou de la Résistance. Avec le recul, on s'aperçoit que Jeux dangereux, qui contient de nombreuses observations justes, tant sur les nazis que sur le théâtre, est un film non seulement drôle mais aussi très émouvant. Lubitsch traite les humbles de Varsovie avec la même tendresse que les humbles de Budapest dans Rendez-Vous (1940), une tendresse qu'il manifestera à nouveau dans Le ciel peut attendre (1943), sorte de plaidoyer pro domo, et dans la Folle ingénue (1946), qui est sa dernière œuvre achevée. À une riche veine comique berlinoise, au sens du spectacle, Lubitsch a su joindre le raffinement d'un style incomparable, et aussi (mais de manière discrète) le scrupule du comique qui s'interroge sur la validité de son œuvre, et sur la durée à laquelle elle est promise. Ce scrupule, et la passion de Lubitsch pour le travail bien fait, ont été soulignés par Samson Raphaelson. En ce sens, on n'a pas tort de voir en Woody Allen le véritable héritier de Lubitsch aujourd'hui.
Films ▲.
– CM : Fräulein Seifenschaum (1914) ; Blinde Kuh (1915) ; Auf Eis geführt (id.) ; Zucker und Zimt (id.) ; Leutnant auf Befehl (1916) ; Wo ist mein Schatz ? (id.) ; Als ich tot war (id.) ; Der schwartze Moritz (id.) ; Schuhpalast Pinkus (id.) ; Das gemischte Frauenchor (id.) ; Der Gmbh Tenor (id.) ; Der erste Patient (id.) ; Seine neue Nase (1917) ; Ossis Tagebuch (id.) ; Der Blusenkönig (id.) ; Wenn vier dasselbe tun (id.) ; Der Kraftmeyer (id.) ; Ein fideles Gefängnis (id.) ; Der letzte Anzug (id.) ; Prinz Sami (1918) ; Der Rodelkavalier (id.) ; Der Fall Rosentopf (id.) ; Führmann Henschel (id.) ; Das Mädel vom Ballet (id.) ; Marionetten (id.) ; Meier aus Berlin (1919) ; Ich möchte kein Mann sein (id.) ; Schwabenmädle (id.) ; Romeo und Julia im Schnee (1920) ; LM : Als ich tot war (1916) ; les Yeux de la momie (Die Augen der Mumie Ma, 1918) ; Carmen (id.) ; Ma femme, actrice de cinéma (Meine Frau, die Filmschauspielerin, 1919) ; la Princesse aux huîtres (Die Austernprinzessin, id.) ; Rausch (id.) ; Madame du Barry / la Du Barry (id., id.) ; la Poupée (Die Puppe, id.) ; Köhlhiesels Töchter (1920) ; Sumurun (id.) ; Anne Boleyn (Anna Boleyn, id.) ; Die Bergkatze (1921) ; la Femme du pharaon (Das Weib des Pharao, 1922) ; Montmartre (Die Flamme, 1923) ; Rosita (id., id.) ; Comédiennes (The Marriage Circle, 1924) ; Trois Femmes (Three Women, id.) ; Paradis défendu (Forbidden Paradise, id.) ; Embrassez-moi (Kiss Me Again, 1925) ; l'Éventail de lady Windermere (Lady Windermere's Fan, id.) ; les Surprises de la TSF (So This Is Paris, 1926) ; le Prince étudiant (The Student Prince, 1927) ; le Patriote (The Patriot, 1928) ; l'Abîme (Eternal Love, 1929) ; Parade d'amour (The Love Parade, id.) ; Paramount on Parade (CO, 1930) ; Monte-Carlo (id., id.) ; le Lieutenant souriant (The Smiling Lieutenant, 1931) ; l'Homme que j'ai tué (Broken Lullaby ou The Man I Killed, 1932) ; Une heure près de toi (One Hour with You, CO : G. Cukor, id.) ; Haute Pègre (Trouble in Paradise, id.) ; Si j'avais un million (If I Had a Million, CO, id.) ; Sérénade à trois (Design for Living, 1933) ; la Veuve joyeuse (The Merry Widow, 1934) ; Ange (Angel, 1937) ; la Huitième Femme de Barbe-Bleue (Bluebeard's Eighth Wife, 1938) ; Ninotchka (id., 1939) ; Rendez-Vous (The Shop Around the Corner, 1940) ; Illusions perdues (That Uncertain Feeling, 1941) ; Jeux dangereux (To Be or Not to Be, 1942) ; Le ciel peut attendre (Heaven Can Wait, 1943) ; la Folle Ingénue (Cluny Brown, 1946) ; la Dame au manteau d'hermine (That Lady in Ermine, achevé par O. Preminger, 1948).