cinéaste allemand (Bielefeld 1888 - Santa Barbara, Ca., 1931).
Mieux que Dreyer, Murnau lui-même aurait pu faire de son propre destin le sujet d'un de ses films. L'art, la solitude, le romantisme et le tragique s'y mêlent constamment. Superstitieux, il ne déjoue pas l'accident de voiture (il le provoque, selon ses proches) qui lui coûte la vie quelques jours avant la présentation du film qui s'avère le dernier. Le « faré » qu'il s'est fait construire à Punaauia, à Tahiti, sur un terrain tabou, est détruit par un incendie. Aux États-Unis, deux fois son cercueil est descendu à quai, les marins ne voulant pas embarquer un mort. Le peintre Marc, avec qui Murnau, dès l'époque du Blaue Reiter, s'était lié, dans cette Haute-Bavière où l'avant-garde venait travailler, résidant à Sindelsdorf, ou à... Murnau (village qui lui inspire son pseudonyme), est tué à Verdun. Friedrich Wilhelm avait déjà perdu un intime ami de jeunesse, Hans Ehrenbaum Degele. Dès lors, il se mure dans le secret. Même dans le milieu artistique où il apprend les métiers d'acteur, de régisseur et la mise en scène auprès de Max Reinhardt (1910), se refusant à devenir professeur, il allie à la séduction une infranchissable réserve. Dans presque tous les films qui nous restent, l'ombre le dispute à la lumière, la paix de la nature aux artifices de la vie urbaine, l'amour à l'échec ; et la traduction, l'expression visuelle d'une dichotomie aussi constante est d'autant plus saisissante que l'art de Murnau, influencé par les Scandinaves, touché par l'expressionnisme et aussitôt l'annexant pour le repenser, débouche sur un véritable réalisme lyrique, caractéristique de la période américaine. Sa culture, qui paraît avoir été multidisciplinaire et profonde, ne pèse jamais sur ses œuvres. Attentif à tous les aspects de la création cinématographique, minutieux, inlassable, il veille à ce que la technique demeure au service de l'idée, de l'expression, de la finalité qu'il a définie. Montage rapide, décors et caméra mobiles (portée, à la grue, sur chariot, suspendue...) sont des pratiques habituelles à l'équipe de Murnau, dues à son inventive exigence, qu'illustrent Fantôme, Faust ou le Dernier des hommes. Les remarques de Karl Freund à propos d'un prétendu désintérêt de Murnau pour les éclairages sont contredites par d'autres témoignages et, surtout, par l'analyse de l'œuvre. Sadoul lui reproche d'être incapable de mettre en scène des passions normales (il s'agit de Faust), visant, au-delà de la fatalité comme lot du couple, une autre sexualité qui, pour être diffuse (l'époque n'en eût pas autorisé davantage), n'en est pas moins présente en filigrane — révélée par un plan, profil ou visage d'un acteur, d'un jeune figurant, comme on la décèlera dans les premières œuvres, par exemple, d'un Visconti. Du Garçon en bleu (Der Knabe in blau) à Tabou, encore qu'on ne puisse évoquer les titres perdus qu'à travers des scripts, parfois annotés, et des photos de plateau, la filmographie fait apparaître des thèmes déterminants tandis que le style évolue vers un dépouillement capable de marier l'intimisme — issu du Kammerspiel — à un panthéisme lumineux que le jeune Plumpe avait sans doute découvert dans la peinture de Franz Marc, et qu'après lui (après City Girl et Tabou) le film américain ne retrouve véritablement que chez W. S. Van Dyke et Flaherty. Il y a, dans la personnalité voilée de Murnau, les marques d'une sorte de déracinement. L'espace n'est jamais une donnée décorative ni un élément neutre : dans Der Gang in die Nacht, le lac est devenu le seul lien permettant d'assurer le succès du sacrifice, du don rédempteur ; dans la tragédie un peu fin-de-siècle, voire un peu loufoque qu'est Schloss Vogelöd, la coupable baronne se jette, in fine, dans le lac du château ; dans l'Aurore, les marais jouent le même rôle de mer porteuse de la mort que dans Nosferatu et Tabou... Tempête de neige dans un film perdu (l'Expulsion), terre aux richesses néfastes : qu'il s'agisse des mines de soufre des Finances du grand-duc (mélodrame aujourd'hui assez drôle) ou des gisements de pétrole, dont les puits embrasés déchaînent l'enfer superbe où les passions médiocres sont enfin anéanties, les forces élémentaires tissent un contrepoint tragique à l'exaltation de la nature.
Les figures féminines se partagent selon qu'elles sont celles du sacrifice qui rachète (l'héroïne de Der Gang in die Nacht ; la délaissée de la Terre qui flambe), voire celles qui agissent de sang-froid (Elmire démasquant Tartuffe, ou la jeune épouse piégeant Nosferatu), ou celles par qui le malheur arrive : la baronne de Schloss Vogelöd ou, plus typiquement, la vamp de l'Aurore. Il semble que tout suscite ou justifie son contraire, y compris (mais le happy-end a été voulu, semble-t-il, par Jannings) le retournement ironique du destin du portier déchu (le Dernier des hommes). Ces oppositions, ces lignes de force divergentes, Murnau les traduit par le flux et le reflux de l'ombre et de la lumière, par les plongées et contre-plongées de la prise de vues, ou l'éviction des personnages du cadre, livré à la nature apaisante — ou oppressante. Murnau excelle à chanter la lente irruption de la menace et de la mort. Du Kammerspiel, il n'oublie jamais, cependant, le resserrement sur l'être, et sur l'indicible. Si le jeu des acteurs reste théâtral à nos yeux dans la tragi-comédie qu'est Schloss Vogelöd et dans les Finances du grand-duc, en revanche l'encombrant cabot qu'est Emil Jannings est utilisé par Murnau à partir de ses défauts comme de ses qualités.