GRANDE-BRETAGNE. (suite)
Bien avant l'apparition de la télévision, de l'automobile et de la société dite « de consommation », l'histoire du cinéma britannique est celle d'une série de crises ponctuées de brillantes réussites commerciales et artistiques.
Dans son livre de souvenirs, le producteur Michael Balcon raconte que lorsqu'il se lança dans l'aventure cinématographique, en 1921, il eut l'occasion de se rendre à une réunion de professionnels du cinéma, durant laquelle le pionnier William Friese-Greene prit la parole pour dénoncer — déjà ! — la domination hollywoodienne sur les écrans britanniques. Après son discours, le vétéran s'effondra et rendit le dernier soupir. Et, nous dit Balcon, on trouva dans sa poche toute sa fortune : 1 shilling et 10 pence...
Au cours de sa carrière, Balcon eut sans doute souvent l'occasion de songer à cette scène, et à l'interminable état critique de la production britannique : crise que la plupart des autres cinématographies européennes n'affronteront que beaucoup plus tard. Certains historiens humoristes — il en existe — résument l'histoire du cinéma britannique en ces termes : « Avant la Première Guerre mondiale, nous fûmes colonisés par les Français ; après par les Américains... » Si la domination française fut momentanée, celle d'Hollywood persiste...
L'expression crise du cinéma est d'ailleurs ambiguë. Qu'entend-on par là ? Crise de public ? de production ? ou crise de talent ?
En observant les statistiques, on constate que la crise « de public » est un phénomène qui n'apparaît pas avant la fin des années 50. Jusque-là, la consommation cinématographique en Grande-Bretagne est parmi les plus élevées du monde. Exploitation et distribution sont prospères, d'autant que la situation de monopole des principaux circuits (ABPC et Rank) n'est jamais sérieusement menacée.
Crise de production ? Presque toujours. Dès les années 20, les films britanniques sont rarissimes sur les écrans de Grande-Bretagne. D'où la loi de 1927, le Quota Act, protectionniste dans ses effets, qui permit de relancer l'industrie et les studios — sinon de produire des films de qualité — en exigeant, dans les salles, la présence d'un nombre minimum de films britanniques. Renouvelé et étendu, ce Quota Act sauve la production nationale. La guerre et l'après-guerre sont des périodes d'extraordinaire prospérité : Arthur Rank se croira même assez fort pour affronter Hollywood ! Il déchantera vite. Dernier feu de paille de la production britannique : les années 60. Mais, alors, le financement est essentiellement américain...
On a parlé aussi de « crise de talent » : comme si le « tempérament britannique » était par nature étranger au cinéma. (« Comme à la musique », ne manque-t-on pas d'ajouter !) Ce genre d'affirmation ne tient pas. Tout au plus pourrait-on parler d'une « crise de confiance », qui oriente les talents dramatiques vers la télévision et le théâtre. Les gouvernements britanniques successifs donnent eux-mêmes l'exemple dans ce domaine : ils ne cessent de s'interroger sur le cinéma. Interrogation qui hésite entre l'interventionnisme intéressé (dont le plus net exemple est la période 1940-1945) et l'hyprocrisie du laisser-faire, dont la fin des années 70 donne un bon exemple.
On peut penser que pour l'establishment (la « bonne société »), le cinéma reste un monde et une carrière peu recommandables, où il est normal que des étrangers (d'Alexandre Korda à Mamoun Hassan, en passant par Del Giudice pour parler des producteurs, et René Clair, Cavalcanti, Truffaut, Polanski, Losey ou Kubrick pour parler de réalisateurs) se fassent à l'occasion plus britanniques que les Britanniques eux-mêmes.
Il est donc vrai que la domination hollywoodienne sur le marché de la Grande-Bretagne n'explique pas tout de l'histoire du cinéma dans ce pays. On peut même penser que certains aspects de cette domination sont relativement positifs : par compagnies britanniques interposées, nombre de productions américaines sont tournées dans les studios britanniques ; on ne manquera pas également d'insister sur le nombre de talents britanniques — metteurs en scène, écrivains, comédiens — qui ont, à leur tour, « colonisé » Hollywood... Faut-il rappeler que nombre de succès américains des années 70 et 80, Alien de Ridley Scott, Macadam Cow-boy, Yanks de Schlesinger, Midnight Express et Fame de Alan Parker, le Point de non-retour et Delivrance de Boorman, sans compter la Tour de l'enfer de John Guillermin et plusieurs films-catastrophes, sont le fait de cinéastes britanniques ? On ne peut guère comprendre l'histoire du 7e art outre-Manche si l'on ne pousse pas le regard outre-Atlantique...
Il est toujours hasardeux de vouloir résumer les caractéristiques d'une cinématographie. Dans le cas britannique, quelques traits dominants apparaissent suffisamment pour qu'on puisse les retenir, non sans faire remarquer qu'ils peuvent fonctionner tantôt en concurrence et tantôt à l'unisson.
Le premier trait qui retient l'attention, c'est l'importance de la veine littéraire : les films britanniques sont très souvent des adaptations de romans, de pièces de théâtre et même, récemment, de dramatiques télévisées ou de bandes dessinées.
Cette pratique est aussi ancienne que l'industrie du cinéma. En Grande-Bretagne, Thomas Bentley tourne un Oliver Twist dès 1912, et le comédien John Forbes-Robertson produit un Hamlet dès 1913, pour ne citer que des entreprises ambitieuses. Trente ans plus tard, Hamlet (1948) est repris par Laurence Olivier et Oliver Twist (1948) par David Lean. Parfois, l'adaptation est quasiment inexistante et l'on se contente de mettre en images un texte théâtral : The Importance of Being Earnest d'Oscar Wilde filmé par Anthony Asquith (1952) ou... Look Back in Anger de John Osborne filmé par Tony Richardson (les Corps sauvages, 1959). Il n'est pas question de mettre en cause le principe de l'adaptation. Mais l'on peut penser que la méfiance à l'égard du scénario original — et plus encore à l'égard du réalisateur, auteur de son propre scénario — doit être rattachée à la crise de confiance évoquée plus haut.