CLAIR (René Chomette, dit René) (suite)
Clair, qui a écrit tous ses films et, jusqu'au début du parlant, s'est chargé de leur montage, apporte au cinéma, l'un des tout premiers, une vision d'auteur. Son monde, que la fantaisie aimable, l'optimisme conquis sur la lucidité, la tendresse, l'unanimisme hédoniste apparentent à celui de Giraudoux, se propose de rendre leur noblesse et leur richesse humaine aux bonheurs des simples, aux plus minces aventures sentimentales, d'enchanter et moquer nostalgiquement la midinette, l'âme « fleur bleue » qui sommeille toujours au fond de chacun. Il transpose les primitifs de l'École française — Méliès, Zecca, Feuillade, Max Linder — dans la modernité, cet art nouveau qui se met en place en tous domaines dans les années 20 ; il unit le plus naïf, le plus ingénu, au plus raffiné et au plus subtil. Il emprunte aux Américains — Griffith, Chaplin, Keaton — leurs leçons d'humour sentimental. Il conçoit tous ses films comme un hommage permanent au cinéma des pionniers, dominé par le mouvement, le sens du rythme, le goût de l'inexploré, « la merveilleuse barbarie d'un art » qui ne balbutiait que parce qu'il était superbement, follement jeune. Puisque « le vrai cinéma ne se raconte pas », il bâtit le sien sur des paradoxes : avec Un chapeau de paille d'Italie, avec les Deux Timides, il transforme le verbe, le théâtre de Labiche, en rythmes et en images silencieuses ; avec Sous les toits de Paris, le Million, À nous la liberté, le cinéma devenu parlant, il transpose rythmes et images en film-opérette, en ballets cinématographiques, en antithéâtre.
Par son frère encore, Clair fait la rencontre en 1925 de Jacques Feyder, qui le fait engager par la firme Albatros, la seule à maintenir jusqu'à l'arrivée du parlant un haut niveau de qualité. Il s'y lie avec le décorateur Lazare Meerson et l'opérateur Georges Périnal, qui seront ses collaborateurs éminents et précieux pendant dix ans. Dès la fin du muet, Clair est universellement célèbre, constamment associé aux grands noms du cinéma : Griffith, Chaplin, Pabst, Eisenstein, Anatoli Lounatcharski, Maïakovski s'offrent à travailler avec lui. Sa « tétralogie » parisienne fait aimer du monde entier une image mythologique, contagieuse et tenace, d'un Paris bon enfant, peuple et heureux (ce qu'à moindre échelle Marcel Pagnol obtiendra bientôt pour sa Provence natale). Même À nous la liberté, joyeusement satirique et anarchisant, qui rencontre les préoccupations sociales de l'Opéra de quat'sous et anticipe celles des Temps modernes, demeure un plaidoyer narquois pour le simple bonheur de vivre sans contraintes.
Après l'échec du Dernier Milliardaire, où le back ground unanimiste et sentimental fait défaut, où la caricature des dictateurs se veut — non sans invention — actuelle, Clair s'expatrie, d'abord en Angleterre puis aux États-Unis, après une parenthèse française interrompue par la guerre. (Il semble que le film Air pur, commencé en 1939 et bientôt abandonné, aurait pu orienter Clair vers un cinéma néoréaliste qui, à deux ou trois reprises déjà, l'avait sollicité.)
Loin de Paris, l'inspiration de Clair ne s'appauvrit pas mais s'intellectualise. Le poète devient géomètre et cartésien. Lui qui, en 1923, dénonçait le « cinéma cérébral » où « l'intelligence se plaît à se savoir maîtresse », il s'enferme dans le calcul, la formule, la mécanique. Ses films gagnent en brio, en esprit, ils perdent en chaleur, en vérité humaine. On pouvait rêver et s'émouvoir sur son petit monde parisien, nostalgique et gai. Désormais, devant ses horlogeries savantes, on peut seulement se divertir. Lorsqu'il reviendra s'établir en France, en 1946, on croit un moment qu'avec Le silence est d'or l'ancien filon est retrouvé : n'est-ce pas, comme on l'a écrit, l'École des femmes ressuscitée « sous les toits de Paris ? » Mais c'est en fait le chant du cygne. Un classicisme littéraire et théâtral pénètre toujours davantage l'œuvre du cinéaste, que l'Académie française coopte en 1960. Les derniers films n'ont plus de clairien qu'un air d'élégance (les Belles de nuit, les Grandes Manœuvres, Porte des Lilas).
Ce cinéaste qui, dix années durant, a compté parmi les grands, s'est constamment voulu un initiateur. Avec Un chapeau de paille d'Italie, il inaugure au cinéma la mode 1900 qui dure encore ; avec Sous les toits de Paris, il va au devant du contrepoint audiovisuel tel que le définissent Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine, et produit un modèle de non-coïncidence du son et de l'image et un modèle de cinéma intimiste-populiste qui prospèrent aussitôt en Allemagne, au Japon, en Italie et reparaissent jusque dans le néoréalisme. Avec Fantôme à vendre, il pratique l'humour anglais avant même le cinéma anglais. Avec les Grandes Manœuvres, il utilise la couleur travaillée en continuité au lieu d'être abandonnée aux aléas du montage.
En dépit des ambitions affichées de À nous la liberté, du Dernier Milliardaire et de la Beauté du diable, l'œuvre de Clair s'est en fait toujours tenue éloignée des problèmes concrets de son époque. Si Clair n'a pas été un véritable témoin de son temps, du moins a-t-il su enseigner le bonheur.
Films :
Paris qui dort (1924) ; Entr'acte (id.) ; le Fantôme du Moulin-Rouge (1925) ; le Voyage imaginaire (1926) ; la Proie du vent (1927) ; Un chapeau de paille d'Italie (1928) ; la Tour (DOC, CM, id.) ; les Deux Timides (1929) ; Sous les toits de Paris (1930) ; le Million (1931) ; À nous la liberté (id.) ; Quatorze Juillet (1933) ; le Dernier Milliardaire (1934) ; Fantôme à vendre (The Ghost Goes West, 1935) ; Fausses Nouvelles (Break the News, 1938) ; Air pur (inachevé, 1939) ; la Belle Ensorceleuse (The Flame of New Orleans, 1941) ; Ma femme est une sorcière (I Married a Witch, 1942) ; Forever and a Day (un épisode, 1943) ; C'est arrivé demain (It Happened to Morrow, 1944) ; Dix Petits Indiens (And Then There Were None, 1945) ; Le silence est d'or (1947) ; la Beauté du diable (1950) ; les Belles de nuit (1952), les Grandes Manœuvres (1955) ; Porte des Lilas (1957) ; le Mariage (sketch de la Française et l'amour, 1960) ; Tout l'or du monde (1961) ; Deux Pigeons (sketch des Quatre Vérités, 1962) ; les Fêtes galantes (1966).