STROHEIM (Erich Oswald Stroheim, dit Erich von) (suite)
Visant haut — son œuvre ne doit-elle pas être à la hauteur du grand seigneur qu'il se veut —, exigeant pour son art comme pour sa vie, non conformiste, farouchement indépendant, férocement critique, n'ayant pas su en dépit de ses succès financiers se prémunir contre Hollywood (à l'inverse d'un Chaplin), victime des coalitions puritaines, Stroheim devra payer le prix de ses démesures et de sa légende. Il sera interdit de tournage à 43 ans, bien qu'à deux exceptions près — les Rapaces, la Symphonie nuptiale — tous ses films aient rapporté beaucoup d'argent. Ils avaient, au demeurant, tous (sauf Maris aveugles, le Passe-partout du diable, la Veuve joyeuse) été tronqués de moitié, des deux tiers, des trois quarts. Son dernier film muet, Queen Kelly, est resté inachevé ; son premier — et unique — film parlant, Walking Down Broadway, sera refait à 50 p. 100 au moins.
Dès ses débuts de cinéaste, Stroheim se modèle sur le plus grand, celui qui a été son maître, Griffith. De Griffith, il tient le goût du film géant (sur l'exemple d'Intolérance), du pathos, du symbole et du leitmotiv, l'esprit de sérieux (dédicaces, intertitres littéraires et philosophiques, citations poétiques), le souci du réalisme et du détail authentique, la passion du risque (il travaillera sans salaire, il s'endettera), le sens encore de l'intimisme, la conviction surtout de l'éminente dignité artistique du cinéma. Mais au populisme sentimental et bien-pensant de Griffith, Stroheim oppose une inspiration d'une tout autre virulence. Il se réclame des grands écrivains réalistes et populaires à la fois : Dickens, Zola, Frank Norris, Jack London. Il leur superpose la sous-littérature du feuilleton sado-expressionniste et l'érotisme sado-burlesque d'un certain théâtre viennois (qu'on se réfère à ses propres romans). Le darwinisme social (struggle for life et libre concurrence) se double dans ses films d'un autre darwinisme, divisé, impuissant, dérisoire, celui d'appartenir à la noblesse, classe condamnée : naturalisme implacable et romantisme désenchanté qu'accompagne pourtant une intime jubilation.
Stroheim apporte au cinéma une mise en scène fondée sur la psychologie du comportement. L'analyse des personnages y compte plus que les rebondissements dramatiques de l'intrigue. Elle implique leur observation passionnée, prolongée, comme à la loupe, dans des situations en devenir qui les transforment insensiblement ou, à l'inverse, les dépouillent d'un coup de leurs apparences. Montrer passe avant raconter. L'allusion, l'ellipse, le raccourci, les effets de montage ne sont pour Stroheim d'aucune utilité, sauf s'il s'agit de transgresser les interdits érotiques : le sexe n'est-il pas l'envers de la domination, de la lutte des classes ? Stroheim privilégie le plan fixe, lent, long, la profondeur de champ et aussi le symbole, même très appuyé, pourvu qu'il ait forme de chose (c'est sa « révolution du concret »). « Il reproduit la réalité dans sa durée réelle par sadisme » (Pasolini). Il la reproduira (les Rapaces) ou la reconstruira (Folies de femmes) dans ses espaces, ses décors, ses accessoires, avec une fidélité maniaque prodigieusement efficace. Son naturalisme parfois forcené, qui ne redoute ni le répugnant ni le pervers, est moins soutenu par une amplification épique ou lyrique à la Zola que par un expressionnisme de la tension, de la durée, de l'ironie, contenu dans les limites du vraisemblable — par une puissante invention poétique aussi —, capable d'épanouir la beauté au sein même de l'incongru et de la cruauté.
En 1926, Stroheim acquiert la nationalité américaine ; il aurait, dit-on, rallié le catholicisme à peu près à la même époque. Chassé des studios en 1928, gardant indéfectiblement l'espoir d'y revenir malgré la malheureuse parenthèse de Walking Down Broadway (1932), le cinéaste redevient acteur. Il avait débuté à 30 ans sans aucune formation ni apprentissage et conquis d'emblée, avec la maîtrise de son jeu établi sur son physique exceptionnel, le dessin de son personnage. Dans Gabbo le ventriloque (J. Cruze, 1929), dans Comme tu me veux (G. Fitzmaurice, 1932), il est encore ce mixte d'aristocrate et d'aventurier qu'il a été, cachant derrière une raideur, une sévérité très étudiées, un potentiel toujours surveillé — comme ses ébauches de sourires — d'affection, de compréhension, de générosité. D'être vérifiés dans les conduites plutôt qu'exprimés par la personne de l'acteur, ces sentiments revêtent une dimension de mystère, une inquiétante vigueur. En 1936, après avoir cosigné le scénario de la Poupée du diable de Tod Browning, invité par les frères Hakim, Stroheim commence sa carrière française. Sa palette s'enrichit et se diversifie encore. Militaire et noble, il s'avère homme d'honneur et de devoir, lucide croisé sans croix, dans la Grande Illusion (J. Renoir, 1937) et Macao (J. Delannoy, 1939) ; civil émigrant chassé d'Allemagne par l'hitlérisme, il porte dans les Disparus de Saint-Agil (Christian-Jaque, 1938), Derrière la façade (Y. Mirande et G. Lacombe, 1939), Pièges (R. Siodmak, id.), Menaces (E. T. Gréville, id.) le poids d'un passé non dévoilé qui fait de lui une victime, résignée mais héroïque, prompte au dévouement, lourde de la sagesse des vaincus. Pour la Danse de mort (Marcel Cravenne, 1948), dont il est aussi scénariste et dialoguiste, Stroheim retrouve son personnage de méchant officier mais, reconnaissant son propre réalisme dans celui de Strindberg, lui confère une complexité et une densité encore jamais atteintes. Boulevard du crépuscule (B. Wilder, 1950) lui permet son dernier grand rôle. Il y joue, avec un certain masochisme, sa propre déchéance de cinéaste que Wilder a la générosité d'associer à une autre déchéance, celle de Gloria Swanson, star vieillie et oubliée depuis vingt ans, mais sans doute aussi la cruauté vengeresse d'opposer à une « réussite » toujours triomphante à l'époque, celle du « grand » Cecil B. De Mille.
Films▲ (réalisateur) :
Maris aveugles / la Loi des montagnes (Blind Husbands, 1919) ; le Passe-partout du diable (The Devil's Passkey, 1920, film perdu) ; Folies de femmes (Foolish Wives, 1922) ; Chevaux de bois (Merry-Go-Round, 1923) ; les Rapaces (Greed, 1923-1925) ; la Veuve joyeuse (The Merry Widow, 1925) ; la Symphonie nuptiale (The Wedding March, 1926-1928) ; Mariage de prince (The Honeymoon, id.) ; Queen Kelly (1928) ; Walking Down Broadway, devenu Hello Sister (1932-33).