BERGMAN (Ingmar) (suite)
La carrière suédoise de Bergman manque pourtant de se trouver freinée par la critique, qui vilipende la Nuit des forains, analyse cinglante, voire désespérée, du désir, du sentiment de culpabilité et de ce qu'il y a de plus vulnérable chez l'homme. Grâce au prix spécial du Jury décerné à Cannes, en 1955, à Sourires d'une nuit d'été, une comédie rococo où le cinéaste sait se montrer à la fois charmeur et féroce à la manière d'un Beaumarchais, Bergman retrouve les faveurs de ses juges et parvient à mettre sur pied un projet qu'il caressait depuis longtemps : le Septième Sceau (1957). Le Septième Sceau, allégorie anxieuse sur la vie et la mort, c'est le Faust de Bergman. S'il est un film dans lequel s'expriment tout à la fois sa conception affective et intellectuelle de Dieu et son intuition d'un éventuel holocauste nucléaire — la peste médiévale symbolisant la menace que la guerre froide faisait alors peser sur le monde —, c'est bien celui-là.
Le Septième Sceau devait en outre établir solidement sur la scène internationale une remarquable troupe d'acteurs, dont Max von Sydow, Gunnar Björnstrand, Bibi Andersson et Gunnel Lindblöm. Par ailleurs, pendant les années 50, Bergman reste également fidèle à une même équipe technique : l'opérateur Gunnar Fischer, le décorateur P. A. Lundgren et le compositeur Erik Nordgren, pour ne citer que ceux-là.
Le succès éclatant remporté par le Septième Sceau permet à Bergman de réaliser coup sur coup quatre films importants : les Fraises sauvages (1957), tout d'abord, avec l'ancien metteur en scène Victor Sjöström devenu pour l'occasion son interprète principal. Pour cette approche lucide et bienveillante de l'entrée dans la vieillesse, avec son cortège de regrets et de récriminations, l'auteur fait une nouvelle fois appel à ses souvenirs d'enfance. C'est ensuite un exercice d'apparence plus documentaire, Au seuil de la vie (1958), qui dissèque avec une précision quasi chirurgicale les réactions de trois femmes dans une maternité. Pour être campé dans le [**INTER**]XIXe siècle, le Visage (1958) n'en met pas moins en scène un certain Vogler (Max von Sydow), un magicien qui n'est évidemment autre que Bergman lui-même, l'amuseur qui gagne sa vie en charmant son public tout en s'exposant à ses sarcasmes. La Source (1960), enfin, deuxième incursion de Bergman dans le Moyen Âge, est une histoire cruelle de viol, de meurtre et de vengeance en forme de ballade du temps jadis.
En 1960, Bergman semblait avoir atteint l'apogée de son art. Cependant, au cours des années suivantes, son style se modifiera sensiblement. Le cinéaste aborde en effet une période apparemment plus austère. Une technique plus épurée, une thématique plus appronfondie, un cadre infiniment moins flamboyant au service d'une pensée inquiète et déchirée : Bergman semble bien réconcilier la forme et le fond. Il délaisse la forme symphonique pour le quatuor à cordes. Sa trilogie (À travers le miroir, les Communiants et le Silence, trois films réalisés entre 1960 et 1962) lui permettra de régler définitivement ses comptes avec son éducation religieuse. En cessant de se préoccuper de la place de l'Homme dans l'univers pour considérer celle de l'artiste dans la société, Bergman se fait l'interprète d'auteurs contemporains comme Antonioni, Robbe-Grillet ou Beckett, comme lui persuadés que l'être humain est parvenu à un stade critique de son évolution et que l'apathie du monde moderne n'est que le reflet d'un certain désenchantement.
Le tournage de Persona, en 1965, devait réunir Bergman, maintenant établi dans l'île désolée de Fårö, dans la Baltique, et l'actrice norvégienne Liv Ullmann, qui marqua du sceau de sa personnalité l'œuvre de cette période. Autour d'elle, et souvent avec Max von Sydow, Bergman élabore en effet une série de drames âpres et violents (l'Heure du loup, la Honte, Une passion), que Persona surpasse cependant par la maîtrise de sa réalisation : plus complexe dans sa structure, puisqu'il entremêle avec virtuosité le rêve et l'imaginaire, le film doit également beaucoup à l'interprétation de Bibi Andersson et de Liv Ullmann. C'est certainement aussi, de toute l'œuvre de Bergman, le film le plus profondément marqué par la psychanalyse : manifestement influencé par Jung, Persona traite en effet du transfert de personnalité et des conflits entre la persona (le masque extérieur) et l'alma (l'image de l'âme intérieure).
En 1970, Bergman cède à la tentation de tourner un film en langue anglaise : le Lien, avec Elliott Gould. Malgré le jeu bouleversant de Bibi Andersson, le film sera un échec commercial. À l'inverse, Cris et Chuchotements (1973), hallucinante étude en noir et rouge des derniers jours de la vie d'une femme atteinte d'un cancer et du comportement de ses sœurs, est l'œuvre d'un Bergman souverain. Reprenant une idée qu'il avait déjà exploitée en 1964 lorsqu'il montait Hedda Gabler pour le théâtre, Bergman choisit de faire évoluer ses acteurs dans un décor des plus saisissants, dont la couleur purpurine évoque irrésistiblement le ventre maternel.
Il ne faut pas longtemps à Bergman pour prendre conscience de l'impact de la télévision. C'est ainsi qu'il avait réalisé dès 1969 le Rite pour le petit écran. En 1973, il choisit de tourner pour la télévision Scènes de la vie conjugale : six épisodes de cinquante minutes chacun, qu'il monte simultanément en une version cinématographique de trois heures. Cette peinture des aspects tout à la fois tragiques et ridicules du mariage bourgeois trouve une immense audience en Scandinavie, de même que l'admirable production télévisée de la Flûte enchantée. Face à Face (1975) devait rencontrer un succès moindre, Bergman y donnant l'impression d'enfoncer des portes déjà grandes ouvertes.
En 1976, l'humiliation d'un scandale fiscal monté de toutes pièces pousse Bergman à s'exiler à Munich, où il réalise l'Œuf du serpent pour Dino De Laurentiis, ambitieuse reconstitution du Berlin de l'immédiat après-guerre. Ce film fait écho au désarroi et aux préoccupations de son auteur, tout comme De la vie des marionnettes (1980), dans lequel s'expriment l'impuissance et le sentiment d'échec d'un individu persécuté par la société. Dans Sonate d'automne (1978), il offre à Ingrid Bergman son plus beau rôle : celui d'une pianiste de concert opposée à sa fille (Liv Ullmann) dans un duel verbal qui la conduit à affronter tout un passé d'égoïsme. En 1982, Bergman tourne Fanny et Alexandre, qu'il présente comme sa dernière création pour le grand écran. De fortes notations autobiographiques éclairent rétrospectivement les thèmes de son œuvre : la fascination pour le monde des acteurs, la crainte des interdits religieux, la complicité avec l'univers féminin, la découverte de la mort..., le tout inscrit dans le cadre d'une grande famille d'Uppsala — ville natale du cinéaste — au début du [**INTER**]XXe s. et vu à travers le regard d'un enfant de douze ans — plausible alter ego du cinéaste. Il publie en 1987 un remarquable ouvrage autobiographique : Laterna magica.