BORZAGE (Frank Borzaga dit Frank) (suite)
Ce texte contemporain signale lucidement l'importance historique de Borzage, qui a su avec quelques autres (De Mille, Lubitsch, le Chaplin de l'Opinion publique, etc.) acclimater au cinéma l'art (venu du théâtre et de la littérature) de la caractérisation, de la nuance psychologique. En même temps, Milne souligne ce qui, allant d'ailleurs dans le même sens, restera une constante de Borzage, plusieurs fois notée au cours de sa longue carrière : l'attention méticuleuse aux détails. Enfin, la description d'un milieu marginal, alliée à la sentimentalité de Fanny Hurst, préfigure une grande partie de l'œuvre à venir, l'évocation tendre et romantique des humbles, des déshérités.
On citera d'abord ce charmant chef-d'œuvre qu'est l'Heure suprême (1927), qui met en scène le Paris de 1914-1918, un Paris de fantaisie, petit monde d'égoutiers et de « filles » vivant dans des mansardes à la fois misérables et complètement idéalisées. Les protagonistes (Charles Farrell et Janet Gaynor) y défient tranquillement, sans provocation, les convenances sociales et religieuses et jusqu'à la mort elle-même. Les mêmes interprètes reparaissent dans l'Ange de la rue (1928), dont le cadre est une Italie non moins fantaisiste, avec pour acteurs du drame des gens du cirque (donc des marginaux), des « filles » encore. Comme dans l'Heure suprême, il s'y manifeste une religiosité à la fois superstitieuse et méfiante à l'égard de l'Église qu'on retrouvera fréquemment chez Borzage (par ex. dans : l'Adieu au drapeau, 1932 ; Ceux de la zone, 1933 ; Chirurgiens 1939 ; le Cargo maudit, 1940 ; The Mortal Storm, id.). Il faut mentionner encore la Femme au corbeau (1928 aussi), avec Charles Farrell et Mary Duncan, dont il ne resterait plus qu'une version incomplète. Mais, sans rien renier de son romantisme, Borzage allait trouver dans le contexte historique des années 30, crise économique, chômage, montée du nazisme et autres totalitarismes, un matériau fertile. Il n'est à cet égard que de comparer à l'Heure suprême le film l'Adieu au drapeau (d'après l'Adieu aux armes d'Hemingway). On croit plus à l'Italie de la Première Guerre mondiale qu'au Paris du « septième ciel », différence due partiellement au parlant, partiellement sans doute à la source de l'adaptation, mais aussi, semble-t-il, à la conscience que les risques d'un nouveau conflit allaient augmentant. Et cette supériorité de l'Adieu au drapeau dans la crédibilité est d'autant plus frappante que l'interprétation d'Helen Hayes est fort inférieure à celle de Janet Gaynor.
Les brillantes réussites de Borzage sont au même titre que les comédies loufoques de La Cava ou de Leisen une réaction directe à la Dépression. Ceux de la zone met en scène une fois encore des marginaux et participe d'une sorte d'anarchisme poétique qu'on retrouve à la même époque dans Zoo in Budapest de Rowland V. Lee (1933), également avec Loretta Young, en France dans l'Atalante de Jean Vigo. Il faut surtout mettre en relief ce qu'on peut appeler la trilogie allemande de Borzage : Et demain ? (1934), d'après Hans Fallada, trace un sombre tableau (physique et moral) de la république de Weimar ; le « petit homme » auquel fait allusion le titre original est l'exact équivalent européen de l'« homme oublié » dont Roosevelt promet au même moment de s'occuper. Dans Trois Camarades (1938), on devine déjà une manière d'idéalisation, voire de culte de la mort comme échappatoire à d'insolubles problèmes sociaux. The Mortal Storm, enfin, met explicitement en cause l'idéologie et la pratique nazies, leur opposant à la fois l'arbre de vie, éternel symbole d'espérance, et le refuge de l'espace blanc de la neige et de la mort, expression d'une révolte passionnée mais désespérée.
D'autres titres des années 30 sont plus traditionnels dans leur propos. Citons avant tout Le destin se joue la nuit (1937), qui mêle avec virtuosité les registres de la tendresse, de l'humour et de l'émotion, la séduction des apparences et la mise à nu de leur caractère trompeur.
Ailleurs, cependant, Borzage se montre sensible aux prestiges hollywoodiens de la haute société, des décors et des toilettes de luxe. Il en est ainsi dans des mélodrames comme Sur le velours (1935) ou l'Ensorceleuse (1938), dans une comédie sophistiquée comme Désir (1936), qui est un cas limite, puisque Lubitsch en assura la production et la supervision. On considère en général que, à partir des années 40, Borzage n'a fait que se survivre ou se répéter, que ses films soient devenus commerciaux, ou qu'il n'ait pas su adapter son style à l'évolution du cinéma, ce qui est un peu contradictoire. On excepte habituellement le Fils du pendu (1949), dont le pessimisme et le fatalisme sont caractéristiques à la fois du Borzage et du film noir des années 40.
Le déclin relatif de Borzage à la fin de sa carrière (les motifs de son inactivité entre le Fils du pendu et China Doll ne sont pas entièrement éclaircis ; il est possible que l'alcool y eût une part) ne doit pas faire oublier qu'il fut l'un des plus importants réalisateurs de la fin du muet et des années 30, avec un style qui lui était propre mais adapté au système de production hollywoodien : intrigues insérant un intérêt romantique dans un cadre réaliste et marqué socialement, production soignée dans les moindres détails des décors et des costumes, direction d'acteurs simultanément méticuleuse et inspirée. Il a su en particulier faire exprimer par des interprètes féminines à l'apparence fragile une force et une détermination pathétiques et inébranlables qui font d'elles des héroïnes. Capables d'aller jusqu'au sacrifice d'elles-mêmes et à la mort, telles sont en effet Janet Gaynor dans l'Heure suprême et l'Ange de la rue, Loretta Young dans Ceux de la zone, Gail Russell dans le Fils du pendu, Margaret Sullavan surtout dans Trois Camarades et The Mortal Storm. Il a été le poète du couple. Ses meilleures œuvres frémissent d'une spiritualité qui est difficile à définir, car elle puise à des sources littéraires assez troubles (Lloyd C. Douglas pour Chirurgiens), mais dont le caractère syncrétique et nébuleux n'en diminue ni l'évidente sincérité, ni l'indéniable originalité, ni l'attrait qu'elle continue à exercer sur le spectateur.