Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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DOCUMENTAIRE. (suite)

Démarches solitaires.

Quelques personnalités progressistes indépendantes créent, dans les années 30 et 40, des documentaires qui comptent parmi les meilleurs films de leur époque.

De retour en Espagne après son séjour en France, Luis Buñuel conçoit Terre sans pain (1932), du nom de la région où se situe l'action - les Hurdes - pour dénoncer le manque d'hygiène et la malnutrition qui y règnent.

Invité en URSS en 1932, Joris Ivens y tourne Komsomol. Rentré en Europe, il abandonne ses expériences formelles et se consacre au témoignage social. En 1933, il coréalise avec Henri Storck Misère au Borinage. Ce film, considéré comme un classique du documentaire, se fonde en fait sur la reconstitution d'événements. Ivens et Storck tentent de rendre présentes, quelques mois après leur déroulement, les conséquences d'une grève de mineurs. Ivens parcourt ensuite le monde et se fixe là où l'actualité l'appelle. En 1937, il prend, dans Terre d'Espagne, le parti des républicains espagnols ; en 1938, le voici en Chine pour témoigner, avec 400 Millions, de l'agression japonaise. Sa visite suscite la naissance d'un courant documentaire dans la région de Yénan (Yan'an), quartier général des communistes chinois clandestins, dirigé par Yan Muzhi, à qui l'on doit Yénan ou la 8e Armée de marche (1939). En 1947, c'est le tour de l'Europe de l'Est, où, avec les Premières Années, Ivens se fait le porte-parole de la naissance du socialisme en Bulgarie, en Pologne et en Tchécoslovaquie. Mais, pendant la décennie qui suit la Libération, la plupart des films évoquant la guerre relèvent de la fiction. Ce n'est qu'avec Nuit et Brouillard d'Alain Resnais (1956), consacré aux camps de la mort, que le documentaire aborde à nouveau ces événements.

Conçu en 1936 à la demande du parti communiste français à des fins électoralistes, La vie est à nous, de Jean Renoir, est un des rares films français de l'époque à évoquer sans ambiguïté le chômage, la crise, la montée du fascisme. L'œuvre mélange documents et séquences jouées : le regard documentaire est plus une conception philosophique du monde que le respect d'une orthodoxie. Georges Rouquier reprend, en 1947, cette méthode dans Farrebique, lorsqu'il demande à une famille de paysans de l'Aveyron d'interpréter son histoire sur quatre saisons. L'opérateur Eli Lotar compose, sur un commentaire de Jacques Prévert, un attachant ciné-poème social : Aubervilliers (1946).

Le scientifique français Jean Painlevé réalise, à côté de ses travaux de recherche, des films de vulgarisation qui sont de véritables fabliaux : l'Hippocampe (1934), le Vampire (1945). Tandis que Marcel Griaule lance, avec Pays dogon et Sous les masques noirs (1938), les bases du cinéma ethnographique.

À l'instar de la Grande-Bretagne, le documentaire constitue en Belgique, grâce à l'apport de Charles Dekeukeleire et de Storck, la première forme authentique de cinéma national. Ces touche-à-tout, tentés un moment par l'avant-garde, s'orientent vers le documentaire poétique avec le Mauvais il (1936) et Thèmes d'inspiration (1938) pour le premier, Misère au Borinage (1933) et Regards sur la Belgique ancienne (1936) pour le second. Notons que Storck précède Rouquier en concevant Symphonie paysanne (1942-1944) quelques années plus tôt que Farrebique.

Le film d'art. De 1945 à 1960, le film d'art fait beaucoup parler de lui. Il vise à vulgariser la culture et à prendre le relais du compte rendu de voyage qui encombre les écrans.

Si l'on excepte quelques tentatives pionnières comme Nos peintres (Gaston Schoukens, 1926) ne dépassant pas le stade de la photographie animée, il faut attendre Regards sur la Belgique ancienne, de Storck (1936), pour être vraiment en présence d'un film qui vise à traiter cinématographiquement l'œuvre d'art. Dans Thèmes d'inspiration (1938), Dekeukeleire établit un parallèle entre les hommes et les lieux ayant jadis motivé les peintres et les sites et types flamands contemporains. Mais c'est avec l'Agneau mystique et Memling (André Cauvin, 1938) que naît l'analyse filmique du tableau. Dans Violons d'Ingres (1939), le Français Jacques B. Brunius tente une approche sociologique des cas du Douanier Rousseau et du Facteur Cheval.

Les Italiens Lucianno Emmer et Enrico Gras se consacrent, à partir de 1940, pour une bonne part, au film d'art. Ils se servent des éléments picturaux pour créer de véritables narrations : Il dramma di Cristo (d'après Giotto, 1940), Paradiso terrestre (d'après Jérôme Bosch, 1941). L'œuvre peinte n'est plus une surface inerte que la caméra balaie, mais un matériau précinématographique que le cinéaste réorganise.

Après une série de films didactiques conçus en 1947, Visite à Hans Hartung, Portraits d'Henri Goetz, etc., Alain Resnais s'approprie la création picturale pour la désarticuler et la recomposer filmiquement grâce aux lois du cadre, du travelling et du montage. Dans Van Gogh (1948), il restitue la biographie du peintre à travers un agencement judicieux de ses toiles. Des détails d'un célèbre tableau de Picasso, mis en rapport avec d'autres œuvres du plasticien, permettent à Resnais de réaliser, avec Guernica (1950), un « reportage » sur la guerre d'Espagne. Les statues meurent aussi (1953, CO Chris Marker) élabore, à partir d'une réflexion sur l'art nègre, un pamphlet anticolonial.

Les films d'art obéissent à trois buts : faire œuvre biographique ou historique, construire un film poétique et renouveler la critique d'art. Henri Storck et Paul Haesaerts nous introduisent, avec Rubens (1948), dans la troisième catégorie. Par l'examen de détails et l'emploi d'un discours uniquement intéressé à nous dévoiler l'esthétique du peintre, ils mettent au point une méthode de critique d'art par le film. Haesaerts étend sa méthode en créant, dans De Renoir à Picasso (1949), la perspective d'un musée imaginaire.

De très nombreuses démarches sont encore à citer : les Charmes de l'existence (J. Grémillon et P. Kast, 1949), l'Affaire Manet (J. Aurel, 1951), Léonard de Vinci ou la Recherche tragique de la perception (Enrico Fulchignoni, 1951), Claude-Nicolas Ledoux (Kast, 1954), Gustave Moreau (N. Kaplan, 1961)... Pour la Belgique, on peut signaler l'excellent Magritte ou la Leçon de choses (Luc de Heusch, 1960). Le Mystère Picasso (H. -G. Clouzot, 1956) est sans doute la plus brillante réussite du genre : nous assistons expérimentalement et in vivo à la genèse de quelques toiles. À partir de 1960, l'intérêt pour le filmd'art baisse ; ce dernier se banalise. La télévision et ses émissions de vulgarisation prennent la relève. On peut signaler encore quelques réussites éparses : Painters Painting (Emile De Antonio, 1973), Film sur Hans Bellmer (Catherine Binet, 1973), Georges Braque ou le Temps différent (F. Rossif, 1974), Avec Dierick Bouts (A. Delvaux, 1975), Je suis fou, je suis sot, je suis méchant (sur James Ensor, Luc de Heusch, 1990).