CHILI.
Le 25 août 1896, le public de Santiago apprécie le programme montré aux Parisiens, huit mois auparavant, par les frères Lumière. C'est en 1902 que la première bande locale aurait été enregistrée et projetée à Valparaíso : Un ejercicio general de bomberos. À la fin de la même année, un programme de documentaires, signe du démarrage d'une production nationale, est annoncé dans la capitale. Le premier film de fiction est consacré à un héros de l'Indépendance, Manuel Rodríguez (Adolfo Urzua Rosas, 1910). La presse écrite finance des actualités et les entreprises privées passent commande de documentaires. C'est ainsi que l'opérateur Salvador Giambastiani, d'origine italienne, tourne pour la Braden Copper un saisissant témoignage des conditions de travail et de vie dans les mines (Recuerdos del Mineral el Teniente, 1919), après avoir réalisé la deuxième incursion dans la fiction (La baraja de la muerte, 1916), interdite. On tourne alors à Iquique, Antofagasta, La Serena, Valparaíso, Santiago, Concepción, Valdivia, Osorno, Puerto Montt, Punta Arenas. On dénombre 78 longs métrages de fiction pendant le muet, l'année record étant 1925 (15 films). Il n'en faut guère plus pour considérer cette période comme une sorte d'âge d'or, d'autant plus mythique qu'elle reste inaccessible à notre connaissance, car presque toute la production a disparu. Les genres les plus prisés en étaient le film historique, le feuilleton et la comédie. Pedro Sienna, provenant du théâtre, incarna et mit en scène le guérillero Manuel Rodríguez, dans El húsar de la muerte (1925), d'une inventivité naïve, la seule de ces œuvres de fiction sauvée de la destruction. Les principaux cinéastes débutant alors étaient Carlos Borcosque, Juan Pérez Berrocal et Jorge « Coke » Délano, dont La calle del ensueño (1929) obtient du succès. Ce dernier, envoyé par le gouvernement aux États-Unis, pour assimiler les nouveautés du parlant, tourne le premier long métrage sonore, Norte y sur (1934). Pourtant, la production chute et devient stéréotypée. Pendant cette période, Eugenio de Liguoro est le spécialiste des faux paysans (El hechizo del trigal et Entre gallos y medianoche, 1939) et des faux pauvres urbains (Verdejo gasta un millón, 1941 ; El hombre en la calle, 1942). Son Verdejo accède à une grande popularité. Ces succès publics isolés et, surtout, l'émulation de la proche industrie cinématographique argentine, à son apogée, incitent le gouvernement à intervenir dans la production commerciale (l'université d'État avait inauguré un Institut du cinéma éducatif en 1929). Chile Films, une entreprise mixte, voit donc le jour (1942). Exemple même de la transposition de modèles étrangers, elle acquiert un équipement lourd, passe un accord avec Argentina Sono Films et confie la mise en scène de son premier film à un Argentin, Luis Moglia Barth (Romance de medio siglo, 1944) ; sur ses dix productions, huit sont réalisées par des Argentins. Ces films, fabriqués pour le marché hispano-américain, brouillent artificiellement tous les traits nationaux. L'échec est retentissant. Après 1949, Chile Films est abandonné à des entreprises privées. Le cinéma chilien végète : après une cinquantaine de longs métrages pendant les années 40, on tombe à une moyenne d'un film par an. Parmi les réalisateurs de cette « décennie des ombres », on trouve Miguel Frank (Rio Abajo, 1950), le Français Pierre Chenal* (El ídolo, 1952 ; Confesión al amanecer, 1964) et les indépendants Naum Kramarenco (Tres miradas en la calle, 1957) et Bruno Gebel (La caleta olvidada, 1959), sans compter les vétérans Délano et Borcosque.
La lutte pour un cinéma libre.
Le renouveau vient de l'université et de la radicalisation politique. L'université catholique crée un Institut du film (1955) dirigé par Rafael Sánchez (El cuerpo y la sangre, 1962), où l'on passe vite de la théorie à la pratique. L'université d'État du Chili crée successivement une section de cinéma expérimental (1960) et la Cinémathèque universitaire (1962), la première dirigée par Sergio Bravo et la seconde par Pedro Chaskel. Le ciné-club de Viña del Mar (fondé par Aldo Francia en 1962) stimule la production en 8 et 16 mm, organise un festival international et une rencontre des cinéastes latino-américains (1967). Ce sera l'occasion pour les Chiliens de se mettre au diapason des nouveaux cinémas brésilien, cubain et argentin. Bravo commence la réalisation de documentaires avec La marcha del carbón (1963), contestation de la version officielle d'une grève de la houille, et Las banderas del pueblo (1964), en soutien au candidat Salvador Allende, est interdit ; il invite des personnalités comme Joris Ivens et Edgar Morin. Un fort courant documentaire et militant se développe, dans lequel on retrouve Chaskel, Alvaro Ramírez, Douglas Hübner, Carlos Flores, Guillermo Cahn, Claudio Sapiain, Jorge di Lauro, Nieves Yankovic, entre autres. Ils dépassent par leur engagement le simple constat des différences sociales opéré par les longs métrages de Patricio Kaulen (Largo Viaje, 1966) et Alvaro Covacević (Morir un poco, 1966), plus ou moins néoréalistes. La Centrale unique des travailleurs crée un département cinéma, tandis que le gouvernement démocrate-chrétien d'Eduardo Frei remet en marche Chile Films, confie sa présidence à Kaulen (1965), dégrève l'importation de pellicule et la programmation de films nationaux, forme un Conseil de développement de l'industrie cinématographique. Un million de spectateurs (un Chilien sur huit) font un triomphe à Ayúdeme usted compadre (German Becker, 1967), lourd de poncifs conformistes et populistes. C'est une tout autre direction qu'empruntent les premiers longs métrages de Raul Ruiz*, Helvio Soto*, Miguel Littin* et Aldo Francia. Ils révèlent une recherche du langage cinématographique et se situent dans la perspective d'une transformation de la société, position confirmée par le Manifeste des cinéastes de l'Unité populaire (1970). Sous le gouvernement Allende, l'absence de politique culturelle de la gauche unie se fait sentir au sein de Chile Films, où les partis se partagent les différents départements. Mais le Parlement, contrôlé par l'opposition, bloque les crédits. Il n'en sort que des actualités hebdomadaires et des documentaires, ceux notamment de Patricio Guzmán*. Un Institut du cinéma reste à l'état de projet. Cependant, l'activité cinématographique amorcée dans les années précédentes s'intensifie et devient un des enjeux des luttes politiques. Les distributeurs américains dominant le marché décident de boycotter le pays, après la nationalisation du cuivre. Les 300 salles de cinéma du pays sont souvent le lieu d'affrontements. La formation d'un réseau de distribution national est encore embryonnaire lors du coup d'État de 1973. La junte militaire abroge toutes les mesures de protection de la cinématographie nationale. La plupart des professionnels s'exilent, certains sont tués. Les organismes existants sont démantelés.