LOSEY (Joseph)
cinéaste américain (La Crosse, Wis., 1909 - Londres 1984).
Comme Elia Kazan et Orson Welles, Joseph Losey est un enfant des années 30. Il a été formé dans cette période historique mouvementée où l'on ne répugnait ni aux idées générales ni à l'engagement politique. Comme eux également, il fit ses premières armes au théâtre. Mais on sent moins chez lui l'héritage de la scène, comme si ses expériences dramatiques ainsi que sa collaboration avec Brecht (dont il créa Galileo Galilei à Los Angeles en 1947) lui avaient permis plus tard d'enrichir son langage cinématographique à partir d'une réflexion sur la scénographie et le travail des comédiens. On trouve bien une certaine théâtralité dans l'œuvre de Losey, mais elle est fondue dans un style d'une remarquable fluidité.
Il est né dans une vieille famille anglo-saxonne du Middle West et n'a jamais caché l'éducation puritaine qu'il reçut et qui marqua durablement le contenu de ses films, tout en expliquant sa propension à la fable et à l'allégorie. Élevé dans un milieu très cultivé, il abandonne vite des études de médecine et s'inscrit au groupe théâtral des Dartmouth Players en 1926. Pendant les vingt années suivantes, il sera associé aux activités de la scène. D'abord assistant régisseur puis régisseur, il débute dans la mise en scène avec Little Ol'Boy d'Albert Bein en 1933. En 1936, il contribue à la création du Living Newspaper, spectacle d'avant-garde à forte coloration politique, et règle la production de Triple a Plowed Under et Injunction Granted ! L'année suivante, il dirige un cabaret politique. Mais, pendant toute cette période, Losey multiplie les voyages et les activités de toute sorte. Il est un temps journaliste en free-lance, critique théâtral et littéraire, puis se rend en 1935 en Suède, en Finlande et en URSS pour un voyage d'études. À Moscou, il est fortement impressionné par le théâtre soviétique et entre en contact avec les théories de Piscator et la pratique de Meyerhold.
À la fin des années 30, Losey fait ses premières armes au cinéma par le biais de films de commande. Il réalise en 1939, pour la foire mondiale de New York, un film de marionnettes, Pete Roleum and His Cousins, puis en 1941, pour le département d'État, deux courts métrages, A Child Went Forth et Youth Gets a Break. En 1942, il réalise 90 émissions de radio de 30 minutes pour la NBC et la CBS, puis en 1945 un film éducatif pour la MGM, A Gun in His Hand. Comme il ne cesse par ailleurs de travailler pour le théâtre, c'est un homme riche en expériences artistiques diverses qui part pour Hollywood en 1947 afin d'y diriger son premier film, le Garçon aux cheveux verts (The Boy With Green Hair, 1948), produit par la RKO, dont le chef de production Dore Schary accueillait volontiers les talents neufs et originaux. Dès ce premier film, fable sur le droit à la différence (avec la menace atomique en arrière-plan), Losey témoigne d'une grande maîtrise et révèle quelques traits qui deviendront des constantes de son art : un sens aigu de la souffrance infligée aux êtres vulnérables, une réflexion sur les rapports au sein de la société, une plongée dans les méandres de la conscience, un sens très physique de la réalité et de l'irrémédiable solitude humaine. En ce sens, même s'il est vrai que le style de Losey évoluera vers une plus grande sophistication, voire un certain baroque, il est artificiel de diviser son œuvre en périodes, sauf pour d'évidents repères biographiques. Sa production américaine offre déjà toutes les preuves de son talent et de sa maturité. Haines (The Lawless, 1950), le Rôdeur (The Prowler, 1951), M (id., id.), la Grande Nuit (The Big Night, id.) appartiennent tous plus ou moins au genre du film criminel. Qu'ils racontent une chasse à l'homme menée contre un jeune Mexicain dans le sud de la Californie, une histoire d'adultère et de meurtre, la fuite d'un meurtrier menacé de lynchage (dans un remake brillant du chef-d'œuvre de Fritz Lang) ou la découverte par un adolescent de la vérité sur son père, ces premiers films de Losey imposent un cinéaste soucieux de la lumière, des angles de la caméra, des mouvements des acteurs dans l'espace, donc de mise en scène. C'est ce qui le fit remarquer par un groupe de jeunes cinéphiles français regroupés autour du cinéma le Mac-Mahon et qui imposèrent le nom de Losey, inconnu dans son propre pays, à la fin des années 50.
Entre-temps, le cinéaste avait dû connaître nombre de vicissitudes. Alors qu'il tournait en Italie Un homme à détruire (Imbarco a mezzanotte / Stranger on the Prowl, 1952), il est sommé de venir comparaître devant la Commission des activités antiaméricaines. Connu pour ses idées de gauche et se rendant compte de l'atmosphère nouvelle qui régnait aux États-Unis avec la vague grandissante du maccarthysme, Losey préfère l'exil, s'installe à Londres et signe sous des noms d'emprunt deux petits thrillers, La bête s'éveille (The Sleeping Tiger, 1954) et l'Étrangère intime (The Intimate Stranger, 1956).
Avec Temps sans pitié (Time Without Pity, 1957) s'ouvre la période la plus riche de l'œuvre de Losey, qui durera quinze ans et correspond à l'âge d'or du cinéma outre-Manche. Ses premiers films anglais retrouvent le ton et les préoccupations de son travail à Hollywood, hormis Gypsy (The Gypsy and the Gentleman, 1958), film en costumes dont, par ailleurs, la couleur est assez médiocre. Mais Temps sans pitié, l'Enquête de l'inspecteur Morgan (Blind Date, 1959), les Criminels (The Criminal, 1960) et les Damnés (The Damned, 1961) sont des films sombres, durs, forts, d'un pessimisme amer avec de brusques accès de lyrisme et un sens du bonheur fugace qui viennent tempérer la noirceur existentielle du constat. Ils ont tous un thème explicite : la peine de mort, l'action de la police, le monde des prisons, la menace atomique. Mais, ce qui intéresse avant tout le cinéaste, ce sont les rapports personnels (père-fils, homme-femme) et le problème de l'identité individuelle. Avec Eva (Ève, 1962), le tournant est pris. Ce film, librement adapté de James Hadley Chase, mutilé et en partie renié par son auteur, est néanmoins une de ses réussites les plus incontestables. Losey ne s'appuie même plus sur l'alibi d'un « grand » sujet, héritage des films sociaux américains, mais affronte directement l'enfer du couple dans une Venise hivernale et glacée. Il poursuit plus avant ses recherches sur l'architecture comme partie intégrante de l'action, utilise les miroirs et les statues en contrepoint au drame qui se joue entre Jeanne Moreau et Stanley Baker. L'attirance visible pour les rapports sadomasochistes et la déchéance est corrigée par un regard lucide sur la société qui sécrète ces comportements. Avec l'aide de Harold Pinter, maître du non-dit et de l'inexpliqué, Losey poursuivra cette recherche dans les années 60 avec trois œuvres qui sont parmi les meilleures qu'il ait tournées : The Servant (1963) ; Accident (id., 1967) ; le Messager (The Go-between, 1971). Ce dernier film, Palme d'or au festival de Cannes en 1970, marque l'apogée de la réputation de Losey. Mais il ne faut pas négliger, face à la trilogie pintérienne, des films contemporains où un maniérisme parfois exacerbé s'allie curieusement à une vigueur de style et une clarté d'exécution étonnantes : Boom (Boom !, 1968) et Cérémonie secrète (Secret Ceremony, id.).