RAY (Satyajit) (suite)
Grâce à l'aide tardive du gouvernement du Bengale, et sous l'œil narquois des professionnels du cinéma, un jeune publiciste achève en 1955 le tournage de Pather Panchali, d'après le roman bengali de Bibhuti Bhushan Banerjee (1899-1950). Présenté à Cannes en 1956, le film est bien accueilli et même primé. Il est suivi par Aparajito (1956) et par Apur sansar (1959) ou le Monde d'Apu (titre aujourd'hui adopté en France pour désigner la trilogie), reconnue comme œuvre majeure du cinéma indien, et comme un classique par toute cinémathèque. La renommée de son auteur s'estompe pourtant rapidement en Europe, et ce n'est qu'au cours des années 70 que Ray acquiert une notoriété internationale : l'indifférence aux cinématographies ignorées a été vaincue. Il est vrai que cette œuvre — enfance, adolescence et mariage d'Apu —, reçue à l'époque comme expression parfaite d'un néoréalisme indien (sic), n'offrait pas les résistances de lecture du splendide et désolé Salon de musique (1958). C'est cependant cette part singulière, exigeante, de l'œuvre de Ray, maintenue à contre-courant, qui lui vaut ici, peu à peu, une aura d'auteur et un public fidèle, voire des exégèses devant lesquelles Satyajit Ray demeure poliment imperturbable. Ce « rationaliste » (il récuse en tout cas le terme humaniste, car on ne lui en a jamais proposé une définition recevable) a toujours échappé à l'esprit de système, aux schémas arbitraires et à l'intellectualisme. En revanche, il élabore ses films avec précision (« Tout y a sa raison d'être »), mais en reconnaissant que le cadrage le plus soigneusement prévu, le jeu le mieux préparé doivent toujours laisser place à l'improvisation heureuse.
Il « pense que toute religion crée des barrières et constitue donc une force rétrograde. La religion ne devrait exister qu'à un niveau personnel, tout au plus » (réponses à H. Micciolo, cf. Biblio). Dans ce pays où la religion est omniprésente, Ray se trouve aussi marginal qu'il entend le rester en face des producteurs les plus envahissants, les plus prolifiques du monde. Il appartient à cette race d'irréductibles qui préfèrent la rigueur à la facilité. Diplômé en économie de l'université de Calcutta, Ray étudie (de 1940 à 1942) les arts graphiques à l'université de Santiniketan, fondée par Rabindranath Tagore, lequel avait été lié à sa famille. Il entreprend une carrière dans la publicité, tout en s'intéressant de très près au cinéma : il crée le premier ciné-club indien, Calcutta Film Society, en 1947. Après un séjour professionnel à Londres, il rencontre Renoir qui prépare le tournage du Fleuve. Le regard on ne peut plus critique que Ray porte sur les productions indiennes ne l'incite pas pour autant à adopter les modes ni les codes occidentaux. L'influence américaine, celle de Renoir se traduisent par un souci du langage exact, de l'efficacité, de l'équilibre des structures, de la musique, des lois du genre : mélodrame (‘ l'Expédition ’), aventures (celles de Goopy et Bagha, qu'on poursuit dans ‘ le Royaume des diamants ’ ; celles de Félu, héros inventé par Ray pour les jeunes lecteurs du magazine Sandesh qu'il publie), psychologie et intimisme (Charulata, 1964), intimisme et politique : la Maison et le Monde (1984) ; cette adaptation du roman homonyme de Tagore, publié en 1913, évoque l'évolution de la femme indienne et les problèmes du couple, sur le fond déjà tragique de la scission des communautés raciales.
Il n'est donc pas aisé de tracer deux ou trois lignes de faîte sans paraître privilégier une partie de l'œuvre, d'ailleurs aussi peu manichéenne que possible. Hanté par ce qui sépare, Ray ne veut « rien enfermer dans des limites », pour reprendre le titre indicatif donné à Seemabaddha. Or le monde contemporain s'y prête mal, qui semble exiger slogans et simplifications. Le passé propose un champ plus ouvert, plus riche d'enseignement. Recul qui n'a pas le faste théâtral de Visconti, mais cherche au contraire, par des touches d'humour, à bien marquer situations et caractères au coin d'une sagesse relative. C'est un cochon écrasé qui sauve Apu du suicide ; le prologue et le final des Joueurs d'échecs sont un dessin animé ; la présence d'une araignée sur le portrait du salon de musique suffit à remettre le rêve à sa place. Les dialogues, s'ils sont parfois piquants, ou empreints d'émotion, ne paraissent que l'écume d'affrontements muets, de désirs tus, d'espoirs ignorés de l'autre. Les mots sont trompeurs, ou ne sont pas mieux perçus que les échos de la guerre dans Tonnerre lointain. Ils ne résolvent rien, que ce soient les plaisanteries de quatre jeunes citadins des Jours et des nuits dans la forêt, ou les discours de Sandip, le politicien arriviste, qui apporte le trouble et la mort dans la maison de ses hôtes et le monde des pauvres. Les mots isolent plus qu'ils ne rapprochent : le roi Wajid Al Shah est prisonnier de la poésie avant de l'être des Anglais ; le mari de Charulata ne s'intéresse qu'à son journal ; il faut qu'Apu jette son manuscrit au vent pour se délivrer... Ce n'est pas que les intellectuels se trompent toujours sur la réalité, ou qu'ils soient négatifs. Mais ils sont ailleurs, en marge du bouillonnement de l'Inde, en retrait du fleuve (du moins le croient-ils d'abord) qui emporte ce qui doit périr. Tout film de Ray est, en même temps, « situé », et cela devrait nous éviter des appréciations hâtives. Il ne filme pas une Inde idéelle, mais le mouvement de la roue sans a priori philosophique. Les valeurs changent, tandis que l'antique combat se perpétue, Nikhil incarnant la foi qui « tient pour faiblesse toute force qui s'impose », et joue sa vie au nom de la raison, Sandip la foi qui veut que « la nature ne se donne qu'au voleur » (la Maison et le Monde). En fait, rien de littéraire dans une œuvre dont la première évidence est le charme (au sens valéryen), sinon ses supports pris à des écrivains bengalis. Le seul scénario original de Ray reste celui de son premier film en couleurs, musique de chambre et élégie réellement picturale au pied du mont Kanchenjunga, qui lui donne son titre (1962). Satyajit Ray s'est toujours efforcé de contrôler la production de ses films. Il en a écrit, à partir des épisodes connus sous le titre général ‘ Trois Femmes ’ (1961), chaque partition musicale (ainsi que celle de Shakespeare Wallah, de James Ivory), et tous les scénarios sont de sa main. En prouvant que le cinéma pouvait être en Inde aussi l'expression d'une réalité et d'un imaginaire indissociables, il a acquis une place incontestée. Mais, surtout, il a ouvert la voie difficile de l'exigence. (Ses Écrits sur le cinéma, 1976, ont été traduits en 1982.)