BURLESQUE. (suite)
Keystone n'est certes pas la seule compagnie qui produit des burlesques. Dans les années 20, tous les studios américains tournent simultanément des courts métrages comiques et des films longs, afin de satisfaire à la demande des spectateurs. Le plus grand concurrent de Sennett est Hal Roach, producteur indépendant avec qui il partage pendant longtemps, depuis les années 10, la meilleure part du marché. À la différence d'autres productions, se contentant souvent d'imiter le style de Sennett, la firme Hal Roach a créé une école à part, située en quelque sorte aux antipodes de celle de Sennett. À la démesure dépensière et frénétique de ce dernier, elle oppose une sorte de démesure mesurée, reposant sur un savant dosage d'effets comiques où la violence, au lieu de s'exprimer sans entraves, n'explose que par degrés et après une plus ou moins longue préparation. Hal Roach assure notamment la promotion de trois noms de première grandeur : Harold Lloyd, Stan Laurel et Oliver Hardy.
Les années Chaplin et Harold Lloyd.
Avec la mise au point du style Roach, le burlesque entre en fait dans un âge de raison : dans une période classique où le genre atteint à la pleine possession de ses moyens, et qu'incarne précisément l'œuvre de vedettes individuelles comme Harold Lloyd. Commencée à la charnière des années 10 et 20, cette période, correspondant à la fois aux années folles et à l'âge d'or de tout le muet, ne s'arrêtera qu'en 1929, avec l'éclatement de la crise économique et avec la naissance du cinéma sonore. Tandis que le burlesque collectif, après avoir produit ses derniers chefs-d'œuvre, entre alors peu à peu en décadence, les grands burlesques, eux, commencent à tourner des longs métrages à la place des deux-bobines habituels, ce qui n'est pas sans quelques conséquences pour leur style. Ce passage est en effet, pour le burlesque, une sorte de rencontre avec le réel, là où les comiques se bornaient, jusque-là, à nier joyeusement ce dernier : par rapport à la frénésie délirante des courts métrages, le long métrage impose non seulement un rythme plus mesuré mais également un supplément de vraisemblance dans la mise en place des gags et dans leur rattachement à un contexte. Tous ne passent d'ailleurs pas le cap du long métrage avec le même bonheur : Larry Semon, auteur de magnifiques courts métrages « sennettiens » du plus pur style surréaliste, ne fera ainsi rien de bien intéressant au-delà de la longueur de trois bobines. D'autres grands, tout en donnant à leurs gags le sens d'une expression personnelle, les soumettent de nouveau à des formes de récit traditionnelles, ainsi Charlie Chaplin et, surtout, Harold Lloyd, dont certains longs métrages seulement (Safety Last, 1923 ; Why Worry ?, 1923) conservent l'insolence de ses débuts. Seuls deux auteurs traversent finalement les années 20 d'un bout à l'autre comme des poètes authentiques du burlesque : Harry Langdon, apologiste pervers du détour et de la fuite devant l'action, et son contraire Buster Keaton, comique même de l'affrontement entre l'homme et le réel.
W. C. Fields et les frères Marx.
Les années 30 sont pour le burlesque des années de crise, mais aussi de renouveau. L'avènement du son, la crise économique, l'industrialisation croissante du 7e art ne sont certes pas très favorables à la création autonome, telle que les meilleurs comiques la pratiquaient. Les efforts pour concilier ces conditions avec le burlesque classique, à la seule exception des films de Laurel et Hardy, se soldent par des échecs plus ou moins cuisants (qu'ils se traduisent ou non commercialement). À côté de ces efforts, cependant, de nouvelles formes de comique irrationnel se font jour, où l'héritage du burlesque renaît de ses cendres : ainsi notamment chez W. C. Fields et chez les frères Marx, comiques de variété qui, sans atteindre la pureté stylistique d'un Keaton, relient en revanche le gag visuel et verbal (joke) en un acte de violence d'un non-conformisme sans précédent. Traversant à son tour les années 30 comme ses plus belles années, l'insolent trio des frères Marx, dont les dialogues procèdent d'un démontage systématique des tabous (à commencer par les tabous sexuels), sont tout particulièrement de véritables homologues comiques du surréalisme. Aux facteurs troubles de l'époque, à la crise comme au passage du cinéma au parlant, les Marx et W. C. Fields répondent, eux, par une combativité accrue ; les rapports du burlesque et du réel, avec eux, se transforment en une véritable étreinte passionnée où l'humour n'est que plus explosif de se glisser, littéralement, dans la nature fausse, ingrate et vindicative des choses. C'est, dans un registre plus rêveur, également le cas des films du tandem tchèque Voskovec et Werich (Poudre et Essence [Poudr a benzin], 1931 ; la Bourse ou la vie [Peníze nebo život], 1932 ; Ho-hisse ! [Hej rup], 1934), grands poètes du rire qui relient directement le burlesque aux découvertes de l'art d'avant-garde.
Parallèlement, il est vrai, le burlesque subit une commercialisation qui lui sera à la longue fatale. Sous les effets conjugués de son industrialisation et de l'évolution du public, attendant de plus en plus du spectacle le simple réconfort face au monde en dérive, le cinéma se détourne progressivement du burlesque vers des formes d'humour plus rassurantes : crazy-comedy (peu affolante malgré son appellation), comédie musicale. Dès la seconde moitié des années 30, le burlesque commence ainsi à péricliter ; de plus en plus standardisé et répétitif, marié de force à d'autres formes de spectacle, il devient l'affaire de simples amuseurs (Eddie Cantor, Danny Kaye) et de pitres vulgaires (Bob Hope, Abbott et Costello, Three Stooges, Red Skelton) qui lui enlèvent peu à peu toute poésie. Les gags, significativement, se trouvent du même coup réduits à des schémas rudimentaires, peu (ou mal) développés, qui ne sont que des souvenirs des grandes fêtes d'hier.
Les renouveaux du burlesque.
Cette décadence n'est évidemment pas sans rapport avec une crise plus large, et dont la Seconde Guerre mondiale est le catalyseur : la crise des idéologies, où s'effondrent soudain, après la mort de Dieu, jusqu'aux certitudes humanistes qui l'ont remplacé, et qui faisaient également avancer la civilisation moderne. Le XXe siècle a soudain vieilli. Dans l'art, ce vieillissement se traduit, entre autres, par une dissolution progressive de toutes les formes d'expression fixes et bien définies, où les genres dramatiques classiques – du burlesque au mélodrame – tiennent naturellement une place de choix. Qui plus est, la relativisation progressive de toutes choses rend problématique l'existence même de l'humour, en tant que catégorie spécifique. En lui-même, certes, le rire du burlesque est déjà complexe et ambigu. Mais peut-il aller au-delà d'une certaine limite où, précisément, il perdrait toute spécificité en tant que genre ?