DOCUMENTAIRE. (suite)
En 1937, le Nykino s'élargit et donne naissance à un vaste front progressiste dans le cinéma : Frontier Films. Il ne vise plus à témoigner uniquement sur les réalités américaines, comme People of..., mais aborde des questions internationales comme la guerre d'Espagne (Heart of Spain, Herbert Kline et Henri Cartier-Bresson, 1937) ou la situation chinoise (La Chine riposte, Harry Dunham, 1937). Native Land (Strand et Hurwitz, 1942) clôt les activités de Frontier Films en tant que groupe organisé. C'est un pamphlet sur les dangers qui menacent la démocratie américaine : le racisme, les milices patronales... Les réflexions sur l'interaction de la forme et du fond, ébauchées au début des années 30, trouvent ici leur concrétisation.
D'autres catégories de documentaires se manifestent alors aux États-Unis. La série The March of Time, fondée en 1935 par le groupe de presse Time Inc. et dirigée par Louis De Rochemont, en est un des spécimens les plus marquants et inaugure l'ère du journalisme filmé. De février 1935 à août 1951, plus de 200 numéros mensuels de ce magazine voient le jour : chaque épisode dure une vingtaine de minutes. Jusqu'en 1938, on traite plusieurs sujets par édition, ensuite, un seul. The March of Time utilise aussi bien des prises de vues documentaires récentes que des stock-shots ou des scènes reconstituées. Bien qu'exprimant des opinions conservatrices, la série tente de « guider » les citoyens : Inside Nazi Germany (1938) stigmatise le péril fasciste ; The Fighting French fait l'éloge de la France libre. On note, à partir de cette époque, la présence de commentaires envahissants dans ce genre de films.
En 1938, l'administration Roosevelt inaugure le US Film Service, avec Pare Lorentz à sa tête. Cet organisme produit, entre autres, l'Électrification et la Terre (Ivens, 1940), sur l'installation de l'électricité en zone rurale, et The Land (Flaherty, 1942), consacré à l'agriculture durant la Dépression.
Avec l'approche de la guerre, The March of Time ouvre la voie au cinéma de propagande. La compilation d'archives connaît un développement foudroyant. Pourquoi nous combattons (Why We Fight) en est l'exemple le plus célèbre. C'est une série de sept films (Prelude to War, The Nazis Strike, Divide and Conquer, The Battle of Britain, The Battle of Russia, The Battle of China, War Comes to America) produite, entre 1942 et 1945, par Frank Capra pour le War Department's Army Pictorial Service. Il s'agit de montrer à l'opinion publique que le fascisme menace le monde libre.
L'Allemagne et le film de propagande.
Une importante tradition documentaire existe en Allemagne. Entre 1922 et 1932 se développe un cinéma de combat lié aux principaux partis en présence pendant la République de Weimar : le KPD (parti communiste), le SPD (parti social-démocrate) et le NSDAP (parti nazi). Une équipe mixte germano-soviétique réalise, en 1924, la Faim en Allemagne (Hunger in Deutschland). En 1925, le KPD se dote d'un organisme de production, la Prometheus Film. Des associations syndicales ou politiques confectionnent des œuvres d'agit-prop comme Réunion du Front rouge à Magdebourg (Mitteldeutsches Treffendes RFB in Magdeburg, 1927). Le réalisateur Phil Jutsi monte les images clandestines prises par des ouvriers lors de la sanglante manifestation du 1er mai1929 dans la capitale : Mai sanglant (Blut Mai).
Le SPD fonde, en 1922, la Volksfilm Bühne (le Cinéma du peuple) pour produire et diffuser des films sur des grèves, des fêtes du parti... De nombreuses bandes naissent sous son égide : Ce que nous réalisons (Was wir Schufen, 1928), sur les activités du SPD au niveau national, Guerriers debout, militants en avant ! (Streiter Heraus-Kämpfer Hervor, 1931), ou comment contrer politiquement la droite.
Les œuvres confectionnées sous l'égide du NSDAP insistent sur les vertus salvatrices de la jeunesse : l'Ordre de la jeune Allemagne (Der Jungdeutsche Orden, 1926), Jeunesses hitlériennes dans les montagnes (Hitlerjugend in den Bergen, 1932). À peine arrivés au pouvoir, les nazis instaurent, par l'intermédiaire du ministère de la Propagande dirigé par Goebbels, un contrôle très sévère sur les films. Le Triomphe de la volonté (Leni Riefenstahl, 1935) apparaît comme la première et la plus grande réussite du documentaire nazi. C'est un monument élevé à la gloire du régime à travers une symphonie visuelle composée avec le matériel tourné pendant le congrès de Nuremberg, en 1934. Les jeux Olympiques de 1936 permettent à Leni Riefenstahl de concevoir un hymne à l'effort physique : les Dieux du stade (1938).
Avec la guerre, l'Allemagne, comme la plupart des pays belligérants, use de fonds d'archives pour ses bandes propagandistes. On adjoint aux plans tournés par des opérateurs des stock-shots de films ennemis qu'on détourne de leur signification initiale. Baptême du feu (Feuertaufe, 1940), consacré à la campagne de Pologne, et Victoire à l'Ouest (Sieg im Western, 1941), à celle de France, sont deux des œuvres de montage les plus révélatrices de la propagande allemande de cette période. Contrairement aux films américains ou anglais, préoccupés d'humanisme et d'information, ces deux pellicules (supervisées par Fritz Hippler) font figure d'épopées de la nation allemande : leur intention est d'écraser le spectateur en tant qu'individu vulnérable en lui imposant une vérité préfabriquée qu'il ne peut remettre en cause.
En Grande-Bretagne, à côté de documentaires classiques comme London Can Take It (H. Jennings et H. Watt, 1940), les films de compilation se multiplient. The Curse of Swastika (Fred Watts, 1940) et Swinging the Lambeth Walk (Len Lye, id.) usent d'extraits du Triomphe de la volonté pour flétrir la morale nazie. La série canadienne World in Action (Stuart Legg, 1943) pose, fait rare à l'époque, des questions sur les lendemains de la guerre. Ces films ont un grave défaut : ils sont trop bavards.
À partir de 1943, en URSS, beaucoup de cinéastes de fiction comme Iouli Raizman, Iossif Kheifitz ou Boris Barnet œuvrent dans le documentaire. La passion de Dovjenko pour la table de montage fait de Lutte pour notre Ukraine soviétique (1943) un véritable poème adressé à la terre natale. Sergueï Youtkevitch donne, avec la France libérée (1945), une des pièces maîtresses du genre. L'URSS nous propose également d'autres films documentaires. L'ethnographie a sa place avec les Hommes de la forêt (Lesnye Lioudi, A. Litvinov, 1928). On note aussi la présence de films d'expédition : Deux Océans (Vladimir Chneyderov, 1932) et Tchelioukine (Ivan Posselski, 1934). Signalons encore trois œuvres inclassables : le Document de Shanghai (Jakob Bliokh, 1929), sur les dures conditions de travail dans cette ville ; Turksib (Viktor Tourine, 1929), documentaire symphonique sur la construction de la ligne de chemin de fer reliant le Turkestan à la Sibérie, ainsi que le Sel de Svanétie (Mikhaïl Kalatozov, 1930), proche, par son regard aiguisé, de Terre sans pain de Buñuel. L'opérateur Roman Karmen réalise une bande intéressante sur les débuts de l'industrie automobile en URSS : Moscou-Karatoum-Moscou (1934). Vertov avec Trois Chants sur Lénine (1934) et Esther Choub avec Espagne (1939) donnent alors leurs derniers grands films.