MIZOGUCHI (Kenji) (suite)
Toutes ces tendances (réalisme social, élaboration formelle, attention portée aux femmes) s'accentuent au début des années 30, où il tourne des œuvres remarquées par la critique et le public, et encore existantes aujourd'hui, fait rare pour les films de cette période : ‘ le Fil blanc de la cascade ’ (1933), ‘ Osen aux cigognes ’ (1934) ou Oyuki la Vierge (1935, adaptation de Boule de Suif de Maupassant) témoignent de la maturité de l'auteur et de la permanence de ses thèmes, dont celui de la femme humiliée et considérée comme simple valeur marchande par la société est sans doute le plus évident. C'est à cette époque que Mizoguchi commence à travailler avec un scénariste dont il ne se séparera pratiquement jamais, Yoshikata Yoda, dont l'apport apparaît décisif pour son œuvre. Coup sur coup, en 1936, il tourne deux de ses films les plus importants, qui le confirment comme un nouveau maître du cinéma japonais : ' l'Élégie de Naniwa / l'Élégie d'Osaka ' et les Sœurs de Gion, tous deux avec les actrices Isuzu Yamada et Yoko Umemura. Le sort cruel des prostituées et le poids de la société sur leur comportement y sont remarquablement analysés et filmés, jusqu'à l'issue fatale de la révolte. Ces deux films capitaux, plébiscités par la critique et le public, sont pourtant condamnés par le nouveau régime militaire, et bientôt Mizoguchi se voit contraint de se « réfugier » dans le passé et les histoires d'acteurs, tout en portant à la perfection son style et sa technique unique du plan-séquence, dont les Contes des chrysanthèmes tardifs (1939) est un remarquable exemple. Mais c'est dans une superproduction historique, ‘ les 47 Ronin ’ (1941-42, en deux parties), que cette technique va triompher, au point que le film tout entier n'est plus composé que de plans-séquences. Malgré la sévérité de la critique japonaise pour ce qu'elle a surnommé « la grande dégringolade de onze ans » (de 1940 à 1951), les films de cette époque témoignent des exigences artistiques et morales de Mizoguchi, qui refusa toujours de tourner des sujets de « tendance nationale », même si certains, comme Miyamoto Musashi (1944), biographie du fameux sabreur, peintre, sage et poète, y sacrifient indirectement.
À l'issue de la guerre, le cinéaste tourne par réaction quelques-uns de ses films les plus « engagés », socialement et politiquement, en utilisant les talents d'une actrice déjà célèbre, mais qu'il n'avait rencontrée que pendant la guerre, pour ' la Femme d'Osaka ' (1940) : Kinuyo Tanaka. Elle devient sous sa direction l'incarnation de la « nouvelle femme japonaise », volontaire et idéaliste, du Japon démocratisé à l'américaine dans un certain nombre de films : ‘ la Victoire des femmes ’ (1946), ‘ l'Amour de l'actrice Sumako ’ (1947), ‘ Femmes de la nuit ’ (1948), qui reprend le thème des prostituées, ou encore ‘ Flamme de mon amour ’ (1949), biographie didactique d'une féministe socialiste de l'ère Meiji. Mizoguchi trouve un nouvel équilibre entre son art et ses préoccupations sociales en 1950, avec ‘ le Destin de Mme Yuki ’, qui contient au moins l'admirable séquence finale du suicide de l'héroïne. Après deux adaptations notables de Tanizaki, dans Mademoiselle Oyu (1951), et de Shohei Ooka dans ‘ la Dame de Musashino ’ (id.), tous deux avec Kinuyo Tanaka, il donne à cette dernière ce qui demeure sans doute son rôle le plus magistral, celui de la Vie d'Oharu femme galante (1952), d'après une œuvre classique de Saikaku Ihara. À travers les grandeurs et décadences successives d'une femme de haut rang dans la société féodale, Mizoguchi brosse en fait un portrait à peine voilé de la société contemporaine, et du sort impitoyable réservé à la femme pour respecter l'ordre social. Couronné à Venise en 1952, ce film, peut-être le plus admirable de son auteur, ouvre définitivement les portes de l'Occident au cinéma nippon, et il sera suivi des œuvres les plus connues produites par Masaichi Nagata à la Daiei : les « jidai-geki » abordés sous un angle nouveau, comme les Contes de la lune vague après la pluie (1953), adaptation de deux histoires fantastiques d'Akinari Ueda ; l'Intendant Sansho (1954), d'après Ogai Mori ; les Amants crucifiés (id.), d'après une pièce célèbre de Monzaemon Chikamatsu ; le Héros sacrilège (1955), ou encore l'Impératrice Yang-Kwei-Fei (id., COPR : Hongkong), ses deux seuls films en couleurs ; toutes œuvres où, sous les apparences chatoyantes de reconstitutions historiques d'un réalisme altier, l'auteur critique de façon incisive les prolongements du système féodal dans le Japon contemporain. Il le fait de manière encore plus directe dans ses derniers gendai-geki, que ce soit les Musiciens de Gion (1953), Une femme dont on parle (1954), et surtout son dernier film, la Rue de la honte (1956), vision amère et pessimiste des ravages de la prostitution alors que son abolition était discutée par le gouvernement. On retrouve dans toutes ces œuvres profondes une même équipe (le scénariste Y. Yoda, l'opérateur Kazuo Miyagawa, le décorateur Hiroshi Mizutani) et les mêmes interprètes (Kinuyo Tanaka, puis Machiko Kyo, Ayako Wakao, Kyoko Kagawa, Masayuki Mori, Eitaro Shindo, etc.), dont la présence constante renforce la cohérence artistique du plus exigeant des cinéastes japonais.
Miné par la leucémie, Kenji Mizoguchi meurt le 24 août 1956 à Kyoto, alors qu'il prépare le scénario de ‘ Histoire d'Osaka ’ (Osaka monogatari), qui sera tourné en 1957 par son élève Yoshimura. Couvert de récompenses à l'étranger, et en particulier à la Mostra de Venise, qui lui rend hommage en 1980, éminemment respecté au Japon comme un artiste sévère et génial, Mizoguchi connaît aussi une très grande vogue en France, soutenu par une tendance de la critique, qui l'oppose alors artificiellement à Kurosawa.
Films :
‘ le Jour où l'amour revit ’ (Ai ni yomigaeru hi, 1922) ; ‘ le Pays natal ’ (Furusato / Kokyo, 1923) ; ‘ Rêves de jeunesse ’ (Seishun no yumeji, id.) ; ‘ la Ruelle de la passion ardente ’ (Joen no chimata, id.) ; ‘ Triste est la chanson des vaincus ’ (Haizan no uta wa kanashi, id.) ; ‘ 813. Une aventure d'Arsène Lupin ’ (813-Rupimono, id.) ; ‘ le Port aux brumes ’ (Kiri no minato, id.) ; ‘ Dans les ruines ’ (Haikyo no naka, id.) ; ‘ la Nuit ’ (Yoru, id.) ; ‘ le Sang et l'Âme ’ (Chi to rei, id.) ; ‘ la Chanson du col ’ (Toge no uta, id.) ; ‘ Triste Imbécile ’ (Kanashiki hakuchi, 1924) ; ‘ la Mort à l'aube ’ (Akatsuki no shi, id.) ; ‘ la Reine des temps modernes ’ (Gendai no joo, id.) ; ‘ Les femmes sont fortes ’ (Josei wa tsuyoshi, id.) ; ‘ le Monde ici-bas ’ / ‘ Rien que poussière ’ (Jin-kyo, id.) ; ‘ Disparition d'une dinde ’ / ‘ Dindons : provenance inconnue ’ (Shichimencho no yukue, id.) ; ‘ Pluie de mai et papier de soie ’ (Samidare soshi, id.) ; ‘ la Femme de joie ’ (Kanraku no onna, id.) ; ‘ la Reine du cirque ’ (Kyokubadan no joo, id.) ; ‘ Pas d'argent, pas de soldats ! ’(Musen fusen, 1925) ; ‘ Après les années d'études ’ (Gakuso so idete, id.) ; ‘ le Sourire de notre terre ’ (Daichi wa hohoemu, id.) ; ‘ Ah ! le vaisseau du service spécial ’ (Aa, tokumukan Kanto, id., CORÉ : Osamu Wakayama et Kensaku Suzuki) ; ‘ la Plainte du lys blanc ’ (Shirayuri wa nageku, id.) ; ‘ Croquis de rues ’ (Gaijo no sukechi, id.) ; ‘ l'Homme ’ (Ningen, id.) ; ‘ la Chanson du pays natal ’ (Furusato no uta, id.) ; ‘ Aux rayons rouges du soleil couchant ’ (Akai yuki ni terasarete, id.) ; ‘ Histoire du général Nogi et de M. Kuma ’ (Nogi taisho to kuma-san, 1925-26) ; ‘ le Roi de la monnaie de cuivre ’ / ‘ le Roi d'une pièce d'un sou ’ (Doka-Oo, 1926) ; ‘ le Murmure printanier d'une poupée de papier ’ (Kami-ningyo haru no sasayaki, id.) ; ‘ Ma faute, nouvelle version ’ (Shin onoga tsumi, id.) ; ‘ l'Amour fou d'une maîtresse de chant ’ (Kyoren no onna shisho, id.) ; ‘ les Enfants du pays maritime ’ (Kaikoku danji, id.) ; ‘ l'Argent ’ (Kane, id.) ; ‘ Gratitude envers l'empereur ’ / ‘ la Faveur impériale ’ (Ko-on, 1927) ; ‘ Comme le cœur changeant d'un oiseau ’ (Jihi shincho, id.) ; ‘ la Vie d'un homme ’ (Hito no issho, 1928, en trois parties) ; ‘ Quelle charmante fille ! ’ (Musume kawaiya, id.) ; ‘ le Pont Nihon ’ (Nihonbashi, 1929) ; ‘ Le soleil levant brille ’ (Asahi wa kagayaku, id.) ; ‘ la Marche de Tokyo ’ (Tokyo koshin kyoku, id.) ; ‘ la Symphonie de la capitale ’ (Tokai kokyogaku, id.) ; ‘ le Pays natal ’ (Furusato, 1930) ; ‘ Okichi, la maîtresse de l'étrange ’ (Tojin Okichi, id.) ; ‘ Et pourtant, ils s'avancent ’ (Shikamo karera wa yuku, 1931) ; ‘ le Dieu gardien du temps ’ (Toki no ujigami, 1932) ; ‘ l'Aube de la fondation de la Mandchourie ’ (Manmo kenroku no reimei, id.) ; ‘ le Fil blanc de la cascade ’ (Taki no shiraito, 1933) ; ‘ la Fête à Gion ’ (Gion matsuri, id.) ; ‘ le Groupe Jimpu ’ / ‘ le Groupe kamikaze ’ (Jimpu-ren, id.) ; ‘ le Col de l'amour et de la haine ’ (Aizo-toge, 1934) ; ‘ Osen aux cigognes de papier ’ (Orizuru Osen, id.) ; ‘ Oyuki la Vierge ’ (Maria no Oyuki, 1935) ; ‘ les Coquelicots ’ (Gubijinso, id.) ; ‘ l'Élégie de Naniwa ’ / ‘ l'Élégie d'Osaka ’ (Naniwa erejii, 1936) ; les Sœurs de Gion (Gion no shimai / Gion no kyodai, id.) ; l'Impasse de l'amour et de la haine (Aien kyo, 1937) ; ‘ le Chant du camp ’ (Roei no uta, 1938) ; ‘ Ah ! le pays natal ’ (Aa furusato !, id.) ; ‘ les Contes des chrysanthèmes tardifs ’ (Zangiku monogatari, 1939) ; ‘ la Femme de Naniwa ’ / ‘ la Femme d'Osaka ’ (Naniwa onna, 1940) ; ‘ la Vie d'un acteur ’ (Geido ichidai otoko, 1941) ; ‘ les 47 Ronin ’ (Genroku Chushingura, 1941-42, en deux parties) ; ‘ Trois Générations de Danjuro ’ (Danjuro Sandai, 1944) ; ‘ le Chant de la victoire ’ (Hissho ka, 1945) ; ‘ Musashi Miyamoto ’ (Miyamoto Musashi, id.) ; ‘ l'Excellente Épée Bijo-maru ’ (Meito bijo maru, 1946) ; ‘ la Victoire des femmes ’ (Josei no shori, id.) ; ‘ Cinq Femmes autour d'Utamaro ’ (Utamaro o meguru gonin no onna, id.) ; ‘ l'Amour de l'actrice Sumako ’ (Joyu Sumako no koi, 1947) ; Femmes de la nuit (Yoru no onna-tachi, 1948) ; ‘ Flamme de mon amour ’ (Waga koi wa moenu, 1949) ; ‘ le Destin de Mme Yuki ’ (Yuki fujin ezu, 1950) ; Mademoiselle Oyu (Oyu-sama, 1951) ; ‘ la Dame de Musashino ’ (Musashino fujin, id.) ; la Vie d'Oharu femme galante (Saikaku ichidai onna, 1952) ; les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953) ; les Musiciens de Gion (Gion bayashi, id.) ; l'Intendant Sansho (Sansho dayu, 1954) ; Une femme dont on parle (Uwasa no onna, id.) ; les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, id.) ; l'Impératrice Yang-Kwei-Fei (Yo-Ki-Hi, 1955) ; le Héros sacrilège (Shin Heike monogatari, id.) ; la Rue de la honte (Akasen chitai, 1956).