EXPÉRIMENTAL. (suite)
Critères esthétiques.
Ce cinéma est voué à surprendre. Ses autres signes particuliers tiennent précisément à cette vocation, qui est celle des arts. Et qui tient surtout à ceci : la forme tend constamment à y prendre le pas sur le sens. Sans doute, forme et sens sont-ils liés et du sens subsiste toujours. Mais ce sens, qui peut peser lourd parfois, se loge par prédilection dans des formes en crise, ignorées de l'industrie (le journal intime, par exemple), ou qui sollicitent l'attention pour elles-mêmes. Car le cinéma expérimental, c'est le cinéma n'acceptant plus d'être le support transparent d'autre chose, mais n'offrant à la limite que lui-même, exhibant dans un narcissisme généreux chacun de ses plans, parfois chacun de ses photogrammes, chaque mouvement, chaque couleur, et jusqu'à chaque atome de lumière. Art de l'espace, mais de la durée aussi, il peut se faire musique visuelle ou donner ce que les récits d'ordinaire évitent : les détails, les moments sans rien (Jeanne Dielman, d'Akerman).
Genres et histoire.
Ainsi, c'est un cinéma sans normes, ou qui les brouille et repousse toutes, avec des films de 8 heures (Empire, de Warhol) aussi bien que de 1/24 de seconde (le Film le plus court du monde, d'Erwin Huppert), d'un seul plan ou d'un millier, en Super 8 couleurs comme en 35 mm noir et blanc, et qui sont parfois plus (ou moins) que des films au sens habituel (cinéma élargi*). Néanmoins, des tendances – faut-il dire des genres ? –, marquées par un contenu ou une technique, sont repérables : le film abstrait ou semi-abstrait (de la Symphonie diagonale d'Eggeling ou du Ballet mécanique de Léger à Allures de Belson ou à Synchromie de McLaren) ; le film à clignotements (Kubelka, Conner, Sharits, Lowder) ; le montage de chutes détournées (Conner ou Debord) ; l'intervention directe sur la pellicule (Corradini, Lye, McLaren, les lettristes) ; la symphonie de ville (de Ruttmann à Nedfar ou Hernandez) ; le film de danse (Deren, Clarke, Chase, Dupuis) ; le film-opéra (Anger, Velissaropoulos, Marti, Godefroy) ; le chant poétique (Brakhage, Hernandez, Dupuis) ; le film-cauchemar (Bokanowski) ; le film-humeur d'une génération (Blonde Cobra de Jacobs ; Echoes of Silence de Goldman ; Leave me Alone de Theuring ; Punk Love d'Aubergé) ; le film-action (Keen, Lethem, Lemaître, Haubois, Klonaris et Thomadaki), le portrait (Markopoulos, Courant) ; l'autoportrait (Mouris, Hill, Unglee, Ceton) ; le journal (Mekas, De Bernardi, Morder, Guttenplan), etc.
En somme, le cinéma expérimental n'est rien d'autre que le refus de l'hégémonie du conte, de la nouvelle et du roman et l'ouverture du cinéma à tous les autres genres littéraires mais aussi musicaux ou picturaux. Ouverture aussi ancienne que le cinéma, si l'on admet que les films des frères Lumière, artisanaux, personnels, sont les premiers films expérimentaux.
Depuis, l'histoire du cinéma expérimental a été plus ou moins brillante selon les pays et les périodes : florissante en France, en Allemagne et en Russie dans les années 20 (Gance, Léger, Clair/ Picabia, Man Ray, Buñuel/Dalí, Epstein, L'Herbier, Dulac, Kirsanoff, Chomette, Deslaw, Cocteau, Ruttmann, Eggeling, Richter, Fischinger, Vertov) et très liée alors aux grandes avant-gardes littéraires ou artistiques (peinture abstraite, futurisme, dadaïsme, surréalisme), elle décroît avec elles et l'invention du parlant. La guerre, qui amène nombre d'artistes et de cinéastes à s'exiler, donne ensuite leur chance aux États-Unis, où travaillaient déjà Hirsch, Bute ou Crockwell et où Maas, Menken, Deren, Anger, Markopoulos, H. Smith, Belson, les Whitney, Breer, J. Smith, Mekas, Warhol et tant d'autres vont animer ce qui deviendra un moment le cinéma underground : éclipsées par les révolutions qui ont pour chefs de file Brakhage (v. 1958), Kubelka (v. 1960) et Snow (v. 1967), les séquelles dadaïsto-surréalistes y céderont la place à un cinéma de plus en plus dépouillé et prioritairement occupé à s'analyser lui-même. Cela aussi bien aux États-Unis (Ken Jacobs, Conrad, Sharits, Frampton, Landow, Gehr) qu'ailleurs (Wieland, Rimmer ou Grenier au Canada ; Iimura, Hagiwara ou Nakai au Japon ; Winkler en Australie ; Hein, Nekes, Dore O. ou Cleve en Allemagne ; Kren en Autriche ; Le Grice, Gidal, Sinden, Du Cane, Raban, Welsby, Dye, Farrer, Fearns, etc., en Grande-Bretagne ; Sficas en Grèce ; Gotovać en Yougoslavie ; Robakowski ou Wasko en Pologne ; Bargellini, Gioli ou Castagnoli en Italie ; Martedi, Fihman, Eizykman, Rovere, Bouhours, Lebrat ou Kirchhofer en France).
C'est que, dans les années 70, le cinéma expérimental est devenu une réalité largement internationale – du moins dans les pays industrialisés –, avec le danger d'un conformisme planétaire, mais aussi avec des îlots originaux ou dynamiques (en Hollande, autour de Zwartjes ; en France ; à Barcelone). Sans oublier tous les cinéastes – de Duras à Garrel, de Hanoun à Robiolles ou de Mark Rappaport à Peter Wollen – qui font aussi un cinéma du sens ou du récit, mais pour qui le cinéma expérimental reste une tentation, un exemple d'indépendance et, souvent, un allié. Sauf au Japon où le cinéma du récit et le cinéma expérimental coexistent bien, le déclin relatif de ce dernier dans les années 80 tient peut-être à l'essor de la vidéo qui retrouve, chez plusieurs artistes, souvent à leur insu, des ambitions, des formes et des trucages qui sont depuis longtemps les siens. Par contraste, les années 90 et 2000 sont celles d'une floraison inattendue et brillante : une nouvelle génération d'artistes, aussi avertie de l'histoire du cinéma expérimental que décomplexée vis-à-vis des possibilités d'hybridation technologique, voit le jour. Citons Joost Rekveld et Karel Doing (Pays-Bas), Jürgen Reble et Jan Peters (Allemagne), Peter Tscherkassky et Dietmar Brehm (Autriche), Bill Morrison et Leighton Pierce (États-Unis). La France connaît un foisonnement exceptionnel : Cécile Fontaine, Sothean Nhieim, Hugo Verlinde, Othello Vilgard, Johanna Vaude, Anne-Sophie Brabant, Nicolas Rey, Philippe Jacq... Des collectifs s'organisent : le mouvement des Laboratoires, réseau européen grâce auxquels les cinéastes maîtrisent leurs moyens de production et notamment de développement ; les groupes Molokino, Metamkine, Génération Chaos organisent projections et performances. Un collectif exemplaire, l'Etna, assure à la fois formation, production, diffusion et analyse, via sa revue Exploding. Tandis que les grands artistes des générations antécédentes continuent d'inventer (Maurice Lemaître, Marcel Hanoun, Jonas Mekas, Stan Brakhage, Ken Jacobs, Peter Hutton, Raymonde Carasco, Rose Lowder, pour ne citer qu'eux), la liberté qui règne dans le cinéma expérimental suscite d'innombrables vocations ; l'heure n'est plus aux dogmes et aux mots d'ordre mais aux expériences singulières et approfondies. L'enthousiasme retrouvé est si fort que certains artistes majeurs se remettent à créer : Patrice Kirchhofer, Lionel Soukaz. Contre les divisions qui caractérisaient les années 80, un champ commun aux plasticiens, aux cinéastes expérimentaux et au cinéma d'auteur se redessine : les plasticiens Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Foerster (Ile de Beauté, 1996), les cinéastes-musiciens du groupe Étant Donnés (Royaume, 1991, Bleu, 1995), les auteurs Philippe Grandrieux (Sombre, 1999) ou F. J. Ossang (Docteur Chance, 1997) dialoguent et partagent nombre de préoccupations formelles, la couleur, l'approfondissement des rapports entre image et musique, le traitement du corps... Found footage, installations, performances, formes expérimentales documentaires sont les chantiers massivement travaillés au cours de cette période aussi riche qu'exigeante.